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CahierC, Quotidien montrĂ©alais indĂ©pendant et influent, qui informe rigoureusement et prend part aux grands dĂ©bats de la sociĂ©tĂ© quĂ©bĂ©coiseMontrĂ©al :Le devoir,1910- Ă la tĂ©lĂ©vision , avec : ‱ en 2004 : Allan Quatermain et la Pierre des ancĂȘtres . ‱ en 2010 : Mention des Mines dans Huntik Richard Darbois Patrick Swayze dans : ‱ IcĂŽne : Jason X Time : 14:00 Ă  14:55 Date : 29/12/2021 Synopsis : Sharon se retrouve contrainte d'avouer la vĂ©ritĂ© Ă  Rey Ă  propos du meurtre de J.T. Plus amoureux que jamais, Phyllis et Nick profitent de leur Saint-Valentin.De Mike Denney avec Hunter Allan, Peter Bergman, Eric Braeden, Sharon Case, Doug Davidson, Eileen Davidson, Don Diamont, Michael Graziadei, Amelia AllanQuatermain et les mines du roi Salomon (tome 1) Allan Quatermain et les mines du roi Salomon (tome 2) Allez Paris, la folle histoire des Princes du Parc ; Alpha premiĂšres armes (tome 1) Alpha premiĂšres armes (tome 2) Alpha premiĂšres armes (tome 3) Alpha premiĂšres armes (tome 4) Alsace 1576 - Le Complot ; Ceux qui partent ; Alter (tome 2) Nousavons rĂ©fĂ©rencĂ©s et triĂ©s 477 livres dont le titre commence par la lettre A dans le domaine de l'imaginaire. Ceci est la page 1 sur un total de 1 pages. Ou Faire Des Rencontres A Lyon. IllustrĂ© par Giordan Vigor, MelliĂšs Tex Bill, et l'excellent Le Rallic Rudy le Justicier. LES 99 ALBUMS DE LA SÉRIE1. Échec aux espions 04/19522. Une Ă©trange histoire 05/19523. Aventure en Chine 06/19524. Un cow-boy pas comme les autres 07/19525. Tactique bactĂ©riologique 08/19526. L'affaire des trimardeurs 09/19527. L'Ă©tendard de Chao-Ming 10/19528. Les pionniers du rail 11/19529. La bataille de l'or noir 12/195210. Échecs aux bandits 01/195311. Allo... porte-avions 02/195312. Au cƓur du continent noir 03/195313. Escale Ă  Dakar 04/195314. Mission spĂ©ciale 05/195315. OpĂ©ration Neptune 06/195316. Duel dans l'ombre 07/195317. Voyage Ă  Matsou 08/195318. Le secret du pĂŽle nord 10/195319. La banquise vient de sauter 11/195320. Le dictateur de Santamala 12/195321. L'or du Rio Grande 01/195422. L'Ăźle aux pĂ©pites 02/195423. Le voleur de ranches 03/195424. Le bandit dĂ©masquĂ© 04/195425. Les voleurs du Colorado 05/195426. La piste interdite 06/195427. Trafic dans la sierra 07/195428. Bagarre sur la frontiĂšre 08/195429. Les hors la loi des rocheuses 09/195430. On demande un shĂ©rif 10/195431. La piste de San Antonio 11/195432. Chasse aux coupables 12/195433. Le Guet-apens des Roches Rouges 01/195534. L'Ă©preuve du courage 02/195535. Le dĂ©sert de la soif 03/195536. Difficile capture 04/195537. Mission chez les Peaux-rouges 05/195538. Paix sur la Red River 06/195539. Le cirque du diable 07/195540. Poursuite dans le dĂ©sert 08/195541. Le ranch des esclaves 09/195542. L'embuscade du canyon rouge 10/195543. La fiĂšvre de l'uranium 11/195544. Aux portes de l'enfer 12/195545. Pris au piĂšge 01/195646. La revanche de Tex Bill 02/195647. Le saloon du diable 03/195648. Le voleur de trĂ©sors 04/195649. L'aiguiĂšre indienne 05/195650. OpĂ©ration coup de balai 06/195651. Le lac des ancĂȘtres 07/195652. Le sentier de la paix 08/195653. Sur la piste des fuyards 09/195654. Le ranch perdu 10/195655. Terreur chez les indiens 11/195656. La vengeance du sorcier 12/195657. Les vengeurs du Far-West 01/195758. L'attaque de San-Juan 02/195759. L'attaque des Navajos 03/195760. Échec Ă  loup-noir 04/195761. Mission urgente 05/195762. Les complices du bandit 06/195763. L'introuvable trafiquant 07/195764. EnquĂȘte Ă  la frontiĂšre 08/195765. Mission vers le nord 09/195766. Sur la piste blanche 10/195767. La revanche du shĂ©rif 11/195768. Toujours les rangers 12/195769. PiĂšges dans la prairie 01/195870. L'enquĂȘte d'Old JoĂ« 02/195871. Old Joe le vantard 03/195872. La revanche d'Old Joe 04/195873. La course Ă  la mort 05/195874. Un compte Ă  rĂ©gler 07/195875. La fĂȘte au village 09/195876. Contrebande sur le Rio-Grande 10/195877. Sabotages Ă  Green-Valley 11/195878. Trois beaux gredins 12/195879. La piste interdite 01/195980. L'implacable poursuite 02/195981. La rĂ©volte de FlĂšche-Rouge 03/195982. L'arme du crime 04/195983. L'attaque de la diligence 05/195984. La balle complice 06/195985. La sacoche de rock-lost 07/195986. Non coupable 08/195987. La passe du diable 09/195988. La mine du pic perdu 10/195989. La machine infernale 11/195990. RĂ©ginaldo contre RamĂ­rez 12/195991. La grande mĂȘlĂ©e 01/196092. La grande guerre du pĂ©trole 02/196093. La tactique de RĂ©ginaldo 03/196094. Le gouvernement du gĂ©nĂ©ral RĂ©ginaldo 04/196095. Le dĂ©part de RĂ©ginaldo 05/1960 CinĂ©ma / ThĂ©atre, Actrice Chargement...Laisser un commentaire CĂ©lĂ©britĂ© de nationalitĂ© Irlandaise Elle est nĂ©e le 11 novembre 1966 , AnnĂ©es 60 - Dublin Irlande Souhaitez l'anniversaire de la star Alison Doody dans 85 jours. Elle aura 56 Doody est une actrice irlandaise nĂ©e le 9 mars 1966. Elle est principalement connue pour avoir joue le role d'Elsa Schneider dans Indiana Jones et la derniĂšre croisade 1989 et pour sa participation Ă  la mini-sĂ©rie Allan Quatermain et la Pierre des ancĂȘtres 2004, Ă©galement intitulĂ©e Les Mines du roi WikipediaPlus d'informations sur la cĂ©lĂ©britĂ© Alison DoodyQuel est le prĂ©nom de la cĂ©lĂ©britĂ© Alison Doody ?Le prĂ©nom de la personnalitĂ© Alison Doody est Alison. Le prĂ©nom, nom ou pseudo de la star dĂ©bute par la ou les lettres de l’alphabet a, est le nom rĂ©el ou complet de la cĂ©lĂ©britĂ© Alison Doody ?Le nom rĂ©el ou complet de la personnalitĂ© est quelle ville est nĂ©e la cĂ©lĂ©britĂ© Alison Doody ?La ville de naissance de la personnalitĂ© Alison Doody est Dublin. .Dans quel pays est nĂ©e la vedette Alison Doody ?Quel est la nationalitĂ© de la personnalitĂ© Alison Doody ?La star Alison Doody est de nationalitĂ© est nĂ©e la cĂ©lĂ©britĂ© Alison Doody ?Quel Ăąge a la cĂ©lĂ©britĂ© Alison Doody ?La personnalitĂ© Alison Doodyest agĂ©e de 55 est le signe astrologique du zodiaque de la cĂ©lĂ©britĂ© Alison Doody ?La star Alison Doody a pour signe astrologique du zodiaque est le signe astrologique chinois de la cĂ©lĂ©britĂ© Alison Doody ?La star Alison Doody a pour signe astrologique chinois est la taille de la cĂ©lĂ©britĂ© Alison Doody ?La star Alison Doody mesure est la couleur des cheveux de la vedette Alison Doody ?La star Alison Doody Ă  les cheveux est la couleur des yeux de la cĂ©lĂ©britĂ© Alison Doody ?La star Alison Doody Ă  les yeux sont les origines de la personnalitĂ© Alison Doody ?La star Alison Doody a des origines, des ancĂȘtres est le mĂ©tier / l'activitĂ© de la cĂ©lĂ©britĂ© Alison Doody ?Alison Doody en photosCĂ©lĂ©britĂ©s similaires CĂ©lĂ©britĂ©s dont le jour d'anniversaire est le 11 novembre CĂ©lĂ©britĂ©s nĂ©es durant l'annĂ©e 1966 CĂ©lĂ©britĂ©s mesurant la taille de 1m75 CĂ©lĂ©britĂ©s dont le signe astrologique du zodiaque est Scorpion CĂ©lĂ©britĂ©s dont le signe astrologique chinois est Cheval CĂ©lĂ©britĂ©s aux cheveux Blonds CĂ©lĂ©britĂ©s aux yeux Bleus CĂ©lĂ©britĂ©s dont le prĂ©nom est Alison CĂ©lĂ©britĂ©s de nationalitĂ© Irlandaise CĂ©lĂ©britĂ©s dont les origines / ancĂȘtres sont Caucasiens CĂ©lĂ©britĂ©s Actrice CĂ©lĂ©britĂ©s dont la ville de naissance est Dublin CĂ©lĂ©britĂ©s dont le pays de naissance est Irlande CĂ©lĂ©britĂ©s dont le sexe est FĂ©mininPortail de recherche des cĂ©lĂ©britĂ©sCĂ©lĂ©britĂ©s dont l'anniversaire est aujourd'huiListe des stars fĂȘtant leur anniversaire en ce mercredi 17 aoĂ»t 2022, elles ont pour signe astrologique du zodiaque Lion Sean Penn, Jonathan Franzen, Ederson, Giuliana Rancic, Rayan Cherki, Alen Islamovic, ...Anniversaire CĂ©lĂ©britĂ©saujourd'hui CĂ©lĂ©britĂ©s de la tĂ©lĂ©visionCĂ©lĂ©britĂ©s de la radioRechercher une cĂ©lĂ©britĂ©Rechercher une cĂ©lĂ©brite suivant diffĂ©rents critĂšres de recherche, age de la cĂ©lĂ©britĂ©, taille de la cĂ©lĂ©britĂ©, Signe astrologique du zodiaque, Signe astrologique chinois, cĂ©lĂ©britĂ©s françaises par Ăąge, ...Recherche rapideouPar portail de rechercheOn en parle en ce momentPersonnalitĂ©s Ă  la une de l’actualitĂ© pour un Ă©vĂ©nement sportif, la sortie d’un film au cinĂ©ma, une sĂ©rie en vogue Ă  la tĂ©lĂ©vision, une chanson en tĂȘte des hits-parade ou toute autre dans l'actualitĂ©CĂ©lĂ©britĂ©s nĂ©es dans votre ville, rĂ©gion ou dĂ©partementConsultez la fiche d'identitĂ© d'une personnalitĂ© nĂ©e dans votre ville ou votre rĂ©gion. Tel que les cĂ©lĂ©britĂ©s nĂ©es Ă  Paris, Marseille, Lyon, Bordeaux, Toulouse, Lille, Montpellier, Strasbourg ou Nantes. On encore des stars nĂ©es en Ile-de-France, Provence-Alpes-CĂŽte d’Azur, Auvergne-RhĂŽne-Alpes, Aquitaine-Limousin-Poitou-Charentes, ou Languedoc-Roussillon-Midi-PyrĂ©nĂ©es. CĂ©lĂ©britĂ©s par rĂ©gion Stars par dĂ©partement CĂ©lĂ©britĂ©s par villeCĂ©lĂ©britĂ©s populairessur le siteLes fiches des starsles plus consultĂ©es sur le site. Vladimir Poutine, Emmanuel Macron, Carine Galli, Estelle Colin, Julia Livage, Eric Zemmour, ... Stars populairesSuggĂ©rez une cĂ©lĂ©britĂ©Votre star prĂ©fĂ©rĂ©e n'est pas prĂ©sente ?Vous aimeriez bien la voir sur le site ? SuggĂ©rez une star 5 mars 2012 1 05 /03 /mars /2012 1600 ScĂšnes de mĂ©nages dans le chĂŽmeur et sa belle ! L'entreprise MyMajorCompany qui aprĂšs avoir lancĂ© des chanteurs comme GrĂ©goire via les investissements des internautes se lancent dans la Bande DessinĂ©e avec le ChĂŽmeur et et sa Belle et d’autres projets... VoilĂ  5 ans que Jacques Louis porte le projet depuis son blog et attend enfin de voir sa BD distribuĂ© dans les librairies ! Avant d'obtenir le soutien de 235 Ă©diteurs sur MyMajorCompagny, il fallait qu’une maison d’édition franchisse le pas pour signer un contrat. C'est BenoĂźt Fripiat, manifestement un visionnaire de gĂ©nie de chez Dupuis, qui l'a fait. AprĂšs la maison d’édition, il fallait que les internautes investissent dans le projet et quel moment fort car en effet le projet fut un succĂšs auprĂšs des internautes qui au cours du mois d’octobre a gagnĂ© les 25 000 euros en une semaine. Le chĂŽmeur est la premiĂšre BD financĂ©e sur le site en un temps record
 L'avis de la SĂ©lection Dupuis Ce n’est pas parce que l’auteur se prĂ©nomme Jacques et que sa CĂ©line de compagne est mathĂ©maticienne que Le ChĂŽmeur et sa Belle » est une bande dessinĂ©e autobiographique ! Certains dĂ©tails sont quasi complĂštement inventĂ©s ! A travers des pages de gags et des histoires courtes, Jacques Louis nous raconte la stupeur du jeune trentenaire qui, pour la premiĂšre fois de sa vie, doit s’engager dans une relation sĂ©rieuse. Entre la mĂšre du hĂ©ros qui adore sa nouvelle belle-fille mais oublie son prĂ©nom mais jamais celui des ex de son fils, le copain punk qui vient s’installer dans le salon tout en vomissant le confort bourgeois ou l’ancienne fiancĂ©e de Jacques qui devient son agent et l’emmĂšne Ă  Londres pour exposer ses toiles, les situations sont criantes de vĂ©rité  pour tous les gens qui ont dĂ©jĂ  vĂ©cu au moins quelques semaines en couple. Cette sĂ©rie familiale, lisible par tous, a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© trĂšs bien accueillie par le public du journal de Spirou dans lequel elle est publiĂ©e depuis l’étĂ© 2010. Humour, tendresse, Ă©motions, coups de théùtre, personnages attachants
 Jacques Louis nous propose une sĂ©rie riche et joyeusement impudique. Le ChĂŽmeur et sa Belle Genre Bande dessinĂ©e - humour, comĂ©die familiale À propos Une BD de Jacques Louis scĂ©nario, dessin et couleurs L’histoire Entre Jacques, l’artiste au chĂŽmage, et CĂ©line, la chercheuse en mathĂ©matiques, ce fut le coup de foudre ! Trois mois plus tard, les deux tourtereaux dĂ©cident d’emmĂ©nager ensemble ou pour ĂȘtre prĂ©cis, Roudoudou » — pour les intimes — emmĂ©nage dans l’appartement de Petite BouclĂ©e » . Entre l’éternel adolescent, un peu glandeur et grand fan de jeux vidĂ©o et de junk-food, et la jeune femme, un peu maniaque, trĂšs gourmande mais obsĂ©dĂ©e par son poids, le bonheur est total. Mais de courte durĂ©e. Car le quotidien est impitoyable et va tout faire pour les Ă©loigner l’un de l’autre. Comme si leurs caractĂšres diamĂ©tralement opposĂ©s n’y suffisaient pas
 Éditeur Dupuis - My Major Company BD Prix 10,60€ TTC Jacques Louis NĂ© en 1984 Ă  Etterbeek Bruxelles, d'un pĂšre illustrateur et d'une mĂšre prĂ©sidente d'un mouvement fĂ©ministe, Jacques dĂ©couvre la bande dessinĂ©e dĂšs son plus jeune Ăąge. A quinze ans, il commence des cours de BD avec Thierry van Hasselt, Ă©diteur chez FrĂ©on et excellent pĂ©dagogue. En 2004, il remporte le concours de la CommunautĂ© française de Belgique, ce qui lui vaut un chĂšque de 1000 euros mais surtout un voyage pour le festival de BD d'AngoulĂȘme. Il y prĂ©sente quelques travaux d'Ă©tudiant et un projet de BD de science-fiction. La dĂ©sillusion est complĂšte, le travail est amplement dĂ©criĂ©, mais les conseils sont constructifs. Chaque annĂ©e, il retourne au Festival avec de nouveaux projets, et chaque annĂ©e, il en revient bredouille. Il donne des cours de dessin pour survivre, mais l'essentiel de son temps, il le passe au chĂŽmage, tandis que sa compagne assume la plupart des frais du mĂ©nage. En 2007, Jacques dĂ©cide de changer d'orientation, il arrĂȘte la S-F et crĂ©e un nouveau projet basĂ© sur des dessins humoristiques autobiographiques qu'il rĂ©servait jusqu'ici Ă  sa compagne, CĂ©line. C'est ainsi que naĂźt le blog "Roudoudou et Petite BouclĂ©e". En 2009, il revient Ă  AngoulĂȘme. Cette fois, son projet intĂ©resse BenoĂźt Fripiat, Ă©diteur chez Dupuis. "Le ChĂŽmeur et sa Belle", satire sur le couple et fausse autobiographie de l'auteur, dĂ©barque dans le journal de Spirou en juillet 2010. Source MMC BD Une histoire dans l'air du temps Le chĂŽmeur et sa belle est dans l’air du temps et devrait plaire Ă  une grande majoritĂ© de la population. Tous les amoureux de la sĂ©rie tv scĂšnes de mĂ©nages vont plonger dans l’univers de jacques Louis et de son chĂŽmeur. Cette sĂ©rie familiale est dĂ©jĂ  bien accueillit et promet. Une bande dessinĂ©e pleine d’humour, de tendresse et d’émotions. On s’attache aux personnages comme dans scĂšnes de mĂ©nages et on les suit avec bonheur. On n’a pas envie que cette BD arrive Ă  la fin ; on aimerait que la derniĂšre page n’arrive pas. D’ailleurs, le tome 2 est dĂ©jĂ  en prĂ©paration et on s’impatiente de voir arriver la suite
 Pour la sortie de la bande dessinĂ©e, Jacques Louis sera au Salon du livre de Paris - Le samedi 17 mars de 13h Ă  16h et le dimanche 18 mars de 10h Ă  12h30 pour une sĂ©ance de dĂ©dicace. - Puis il sera Ă  Lyon les 24 et 25 mars Published by scoobidoo1 - dans LittĂ©rature 12 dĂ©cembre 2011 1 12 /12 /dĂ©cembre /2011 1551 1789, Les Amants de la Bastille 1789, les Amants de la Bastille est la nouvelle comĂ©die musicale du duo Dove Attia/Cohen producteur du spectacle Mozart, l’opĂ©ra rock. Rod Janois interprĂšte Camille Desmoulins, l’un des principaux interprĂštes des Amants de la Bastille. Son nom ne vous dit peut ĂȘtre rien et pourtant ses chansons sans aucun doute
 Rod Janois est un artiste complet, Ă  la fois auteur, compositeur et interprĂšte. DĂ©jĂ  prĂ©sent dans Le Roi Soleil », oĂč il compose, avec William Rousseau, la chanson Tant qu’on rĂȘve encore », on le retrouve Ă©galement sur l’album de Mozart L’Opera Rock », oĂč il cosigne, avec la bande des 5 que l’on retrouve encore pour ce spectacle Rod Janois, William Rousseau, Jean-Pierre Pilot, Olivier Schulteis et Dove Attia des titres comme Tatoue moi », L’assasymphonie » ou C’est bientĂŽt la fin ». Rod Janois avec la bande des 5 compose la premiĂšre chanson extraite du spectacle ça ira mon amour » qu’il interprĂšte. Rod, toujours avec la bande des 5 », a activement participĂ© Ă  la composition des chansons de 1789, les amants de la Bastille » et en particulier la chanson Ca ira mon amour », premier single du spectacle, dont il est Ă©galement l’interprĂšte. Depuis seulement le mois octobre 2011, on nous dĂ©voile les artistes de la troupe au fur et Ă  mesure et depuis la fin du mois, le premier clip des rĂ©volutionnaires ça ira mon amour fait son apparition. Enfin, on peut dĂ©jĂ  rĂ©server ses places car le service de la billetterie est ouvert. Le spectacle dĂ©butera au Palais des Sports de Paris par une rĂ©pĂ©tition gĂ©nĂ©rale ouvert au public Ă  rĂ©server le 29 septembre 2012 et commencera Ă  se jouer dĂšs le 10 octobre 2012
 FICHE TECHNIQUE Titre "1789, les Amants de la Bastille" Production Dove Attia et Albert Cohen Mise en scĂšne Giuliano Peparini ChorĂ©graphie Giuliano Peparini Musique Rod Janois, Jean-Pierre Pilot, Olivier Schultheis, William Rousseau et Dove Attia Paroles Vincent Baguian et Dove Attia RĂ©pĂ©tition gĂ©nĂ©rale 29 septembre 2012 au Palais des Sports de Paris PremiĂšre reprĂ©sentation du spectacle 10 octobre 2012au Palais des Sports de Paris RĂ©alisation des chansons Rod Janois, Jean-Pierre Pilot, Olivier Schultheis, William Rousseau et Dove Attia CASTING Rod Janois Camille Desmoulins est l'ami de Lazare et de Danton. C’est un jeune Ă©crivain fougueux et romantique, c’est la plume de la rĂ©volution. C’est lui qui introduira Lazare dans le monde des rĂ©volutionnaires du Palais Royal. Nathalia SolĂšne est la sƓur de Lazare. Camille Lou Olympe est la sous gouvernante des enfants royaux, fille du lieutenant du Roi Ă  la Bastille. Roxane Le Texier Marie-Antoinette est reine de France. Mathieu Carnot Lazare est un jeune paysan et fils de fermier. ComĂ©dien non rĂ©vĂ©lĂ© Georges Jacques Danton est avocat, prĂ©sident du district des cordeliers. Il sera un de ces hommes d’action qui organiseront l’insurrection populaire contre le pouvoir de Versailles. ComĂ©dienne non rĂ©vĂ©lĂ©e Charlotte est la gamine de Paris. La capitale est son royaume, Charlotte connaĂźt tout et tout le monde la connaĂźt et elle sera une amie et surtout un soutien prĂ©cieux pour les deux amants. L’HISTOIRE En 1789, la famine et le chĂŽmage font rage et rendent la vie difficile partout en France. MalgrĂ© cela la cour de Louis XVI ne semble pas voir le dĂ©sespoir de son peuple et continue de dĂ©penser l’argent Ă  Versailles. Sa lĂ©gĂšretĂ© mais aussi son insolence Ă  ne pas entendre son peuple amĂšne celui-ci Ă  la rĂ©volte. Lazare est un jeune paysan rĂ©voltĂ© Ă  qui l’on a retirĂ© sa terre pour payer ses dettes ; marquĂ© par les injustices, il dĂ©cide de partir pour Paris pour conquĂ©rir la LibertĂ©. Tandis que, Olympe, d’origine noblesse, est la gouvernante Ă  Versailles des enfants du roi et de la reine et se consacre entiĂšrement Ă  Marie Antoinette, la reine souveraine. Ces deux personnes sont diffĂ©rentes par leur milieu d’origine et rien ne prĂ©sager qu’une rencontre aurait lieu et pourtant
 Leur histoire d’amour dĂ©butera en mĂȘme temps que celle de la rĂ©volution française. Olympe et Lazare plongeront dans une trame de l’histoire mouvementĂ©e mais aussi romantique. Leur histoire est chaotique, faites d’embĂ»ches pour vivre leur passion amoureuse qui sera passionnante ; ils finiront par se perdre pour se retrouver par la suite. Ils accompagnent les plus hauts personnages de leur temps tels Danton le magnifique, Camille Desmoulins journaliste fougueux ou Jacques Necker l'austĂšre ministre du Roi, et ils connaĂźtront les soubresauts de la Grande Histoire. Leur histoire d’amour les emmĂšnera jusqu'au matin du 14 juillet 1789, au pied d'une des prisons les plus sombres et les plus mystĂ©rieuses de Paris, la Bastille, pour y vivre l'Ă©vĂ©nement qui scellera Ă  tout jamais leur destin mais aussi marquera l'Ă©mergence d'un monde nouveau, l'envol de nouvelles promesses de LibertĂ©, et de fraternitĂ© entre les hommes. Le single est Ă  peine sorti et le spectacle n’a pas commencĂ© que les portes du succĂšs s’ouvrent dĂ©jĂ  avec des PrĂ©-nominations aux NRJ Music Awards 2012 Le spectacle est prĂ©nominĂ© aux NRJ Music Awards, avec cinq autres compĂ©titeurs. Les internautes doivent voter pour n'en garder que quatre, avant d'Ă©lire le vainqueur. ‱ Groupe / duo / Troupe française de l'annĂ©e ‱ Clip de l'annĂ©e Un spectacle musical qui dĂ©bute bien sa carriĂšre et qui nous promet encore de belles choses
 Published by scoobidoo1 - dans Spectacles 9 dĂ©cembre 2011 5 09 /12 /dĂ©cembre /2011 1021 Analyse et critique du livre "Persuasion" de Jane Austen Jane Austen est une romanciĂšre anglaise qui est nĂ©e en 1775 et son dernier livre Persuasion a Ă©tĂ© Ă©crit de son vivant. En deux mots, il s’agit d’un livre oĂč elle tourne en dĂ©rision la sociĂ©tĂ© avec beaucoup d’humour. Le titre Persuasion du livre sera choisi par son frĂšre aprĂšs sa mort. Jane Austen Jane Austen nait en Angleterre en 1775 au sein d’une famille de pasteur au milieu de huit frĂšres et sƓurs. Leur Ă©ducation se fera principalement chez eux ; sa sƓur Cassandra restera proche de Jane jusqu’à sa mort en 1817. Elle commence Ă  Ă©crire dĂšs 11 ans, d’abord des parodies sentimentales puis des romans comme Raisons et sentiments, Orgueil et prĂ©jugĂ©s. Elle ne se mariera pas, tout comme sa sƓur Cassandra, et participera Ă  l’éducation de ses neveux et niĂšces. Elle ne connut pas de succĂšs de son vivant, contrairement Ă  aujourd’hui oĂč ses Ɠuvres font l’objet d’adaptation au cinĂ©ma Ă  la tĂ©lĂ©vision. Son dernier roman Persuasion sera publiĂ© Ă  titre posthume puisqu’ Ă  la suite d’une longue maladie, elle dĂ©cĂšde en nous laissant ce dernier magnifique livre. L’histoire Anne, la deuxiĂšme fille du baronnet Sir Walter Elliot, est une jeune femme de 28 ans, paisible et solitaire. Son seul regret est de ne pas avoir Ă©pousĂ© il y a huit ans, FrĂ©dĂ©rick Wentworth, l'homme qu'elle aimait. Son excellente amie, Lady Russell, l'avait persuadĂ©e que cette union lui serait dĂ©favorable. AprĂšs une longue absence, FrĂ©dĂ©rick, devenu capitaine, est de retour. Il est riche, et cherche Ă  se marier. Les prĂ©tendantes sont nombreuses et il feint d'ignorer Anne. Mais l'a-t-il vraiment oubliĂ©e ? Une sociĂ©tĂ© tournĂ©e en dĂ©rision et le choix du titre Jane Austen n’aime pas les conventions et mĂȘme les ridiculise, mais sans froisser qui que ce soit. Persuasion, publiĂ© en 1818, suit les Ɠuvres prĂ©cĂ©dentes mais avec un ton un peu plus grave. Tous ses livres sont Ă©crits Ă  partir de ses propres expĂ©riences et ses hĂ©roĂŻnes lui ressemblent. Dans Persuasion, elle y dĂ©crit une intrigue amoureuse entre Anne et Frederick qui se sont rencontrĂ©s, se sont aimĂ©s et se sont sĂ©parĂ©s. On s attache assez facilement Ă  Anne par sa sensibilitĂ© et sa douceur. Bien sĂ»r, Jane Austen nous donne sa vision de son Ă©poque sur la sociĂ©tĂ© victorienne avec ses dĂ©fauts et ses habitudes. Elle tourne en ridicule toutes ces convenances et surtout de la position sociale en montrant l’ineptie des deux amoureux qui ne peuvent s’aimer. Son Ă©criture, pour nous dĂ©crire tout cela, est simple, percutant, sĂ©rieux et drĂŽle Ă  la fois. On peut remarquer l’omni prĂ©sence du thĂšme de persuasion dans son roman. Seulement le titre Persuasion a Ă©tĂ© choisi par son frĂšre Henry comme une conviction dans la langue de Shakespeare, bien que Jane Austen en avait choisi un autre qui Ă©tait Ann Elliot ou l’ancienne inclination, qui semble ĂȘtre un choix plus judicieux lorsque l’on le lit. Le thĂšme de persuasion est omni prĂ©sent dans son roman ; d’ailleurs le mot persuasion sera employĂ© Ă  diverses reprises selon les lieux, les personnages et sous diffĂ©rentes significations. On se laisse porter par cette dĂ©licate histoire oĂč l’hĂ©roĂŻne qui repoussĂąt son ancien amant le retrouve huit ans aprĂšs. La description des personnages, tant sur le plan physique que psychologique, est bien faite. Jane Austen nous tient en haleine jusqu’à la fin, grĂące Ă  une intrigue bien ficelĂ©e, mĂȘme s’il n’y a pas vraiment de doute sur une fin heureuse. Published by scoobidoo1 - dans LittĂ©rature 6 dĂ©cembre 2011 2 06 /12 /dĂ©cembre /2011 1301 Analyse et critique du livre "enfants terribles" de Jean Cocteau Jean Cocteau, cĂ©lĂšbre artiste dans divers domaines, a Ă©crit "Les enfant terribles" en 1929 et qui sera porter Ă  l'Ă©cran plus tard en 1950. Il s'agit d’une histoire d’amour entre deux enfants, un frĂšre et une sƓur, inventĂ©e par eux dans leurs mondes imaginaires ; suite Ă  une blessure qui impose le frĂšre Ă  rester enfermĂ© dans sa chambre, ils s’échappent de la rĂ©alitĂ© sans y revenir. "Les enfants terribles" est un livre dramatique qui nous emmĂšne dans un voyage rempli de sentiment. Jean Cocteau Le livre intitulĂ© "Les enfants terribles" est un rĂ©cit poĂ©tique, Ă©crit par Jean Cocteau en 1929. Jean Cocteau est un Ă©crivain français, nĂ© en1889 Ă  Maison-Laffite et dĂ©cĂ©dĂ© en 1963 Ă  Milly-la-ForĂȘt. Il n’est pas seulement un cĂ©lĂšbre Ă©crivain, poĂšte du XXĂšme siĂšcle, il pratiquera au cours de sa vie d’autres activitĂ©s artistiques comme la dramaturge, le mĂ©tier de cinĂ©aste, la peinture avec le dessin, la lithographie, la cĂ©ramique et la tapisserie avec le mĂȘme talent que pour l'Ă©criture. AprĂšs le succĂšs de son livre, Jean Cocteau adapte le scĂ©nario avec la complicitĂ© de Jean-Pierre Melville pour permettre Ă  ce dernier d’en rĂ©aliser un film en 1950. L'histoire AprĂšs avoir reçu une pierre cachĂ©e dans une boule de neige, Paul, blessĂ©, doit rester cloitrĂ© dans sa chambre afin de reprendre des forces. Il ne quittera plus sa chambre. AccompagnĂ© de sa sƓur Elisabeth, ils transformeront leur vie pour dĂ©laisser la rĂ©alitĂ© et se laisser porter dans des mondes imaginaires. Un voyage fantastique Jean Cocteau reste un immense poĂšte. Ce roman Ă©crit en 17 jours se lit d’une traite et Ă  tout Ăąge. Il ne faut pas confondre "Les enfants terribles" avec le livre intitulĂ© "Les parents terribles" qui est une piĂšce de théùtre de 1938. Le livre et le film "Les enfants terribles" sont trĂšs complĂ©mentaires tous les deux. Lorsque celui-ci est portĂ© Ă  l’écran, il adapte le scĂ©nario pour qu’il reste assez proche de son roman. On peut donc lire son livre et y ajouter quelques images avec son film. C’est une histoire prenante que cet amour quasi-incestueux pour un frĂšre et une sƓur, cloitrĂ©s dans l’enfance et leur chambre, Ă  la frontiĂšre des mondes invisibles
 On part dans ce voyage fantastique Ă  bord d’une chambre
 Ce livre est plus beau que les autres, il devient comme une confidence, il a les libertĂ©s, les surprises du laisser-aller, il a les lumiĂšres de la fiĂšvre, la fragilitĂ© du verre de la convalescence. En un mot Intemporel ! "Les enfants terribles" semble ĂȘtre plus un long poĂšme en prose qu’un simple roman. Jean Cocteau, en Ă©tant Ă  son sommet, nous emmĂšne dans le monde de l’enfance marquĂ© par le rĂȘve, mais aussi la folie et surtout un magnifique amour. Une Ɠuvre qui est Ă  la fois dĂ©rangeante et originale. La logique n’a aucun intĂ©rĂȘt ici ; comme le disait Cocteau "ne me demandez pas pourquoi". Il suffit juste de se laisser submerger par un ocĂ©an d’émotions sans chercher Ă  y trouver un quelconque message. Citation "Les privilĂšges de la beautĂ© sont immenses. Elle agit mĂȘme sur ceux qui ne la constatent pas". De Jean Cocteau. Les enfants terribles. Published by scoobidoo1 - dans LittĂ©rature 7 novembre 2011 1 07 /11 /novembre /2011 1100 MoliĂšre et l'Ă©volution du théùtre Les comĂ©diens au temps de MoliĂšre Au XVII Ăš siĂšcle, la majoritĂ© des acteurs sont ambulants, ils se produisent de ville en ville, emportant avec eux les dĂ©cors. Ils utilisent au dĂ©but du 17Ăšme le dĂ©cor multiple issu du théùtre mĂ©diĂ©val avec des panneaux coulissants suivant la scĂšne jouĂ©e ; les comĂ©diens se dĂ©plaçant devant le panneau correspondant au texte. Ils se produisent dans la rue sur une simple estrade montĂ©e sur des trĂ©teaux, une toile isole le fond de la scĂšne de l’extĂ©rieur. Le public est debout et amassĂ© devant l’estrade. Les costumes valent trĂšs chers ils sont la propriĂ©tĂ© de l’acteur. D’abord des vĂȘtements de tous les jours pour les petites compagnies puis ils deviennent plus sophistiquĂ©s avec de riches tissus comme le velours, le satin la soie lorsque la compagnie s’enrichie. Il n’est pas rare que de riches seigneurs offrent leurs habits de cour Ă  une troupe. Parfois il arrive mĂȘme que des acteurs jouant des bergers soient vĂȘtus comme des princes, ce qui peut crĂ©er quelques confusions. C’est MoliĂšre le premier qui va dĂ©cider d’habiller les acteurs de maniĂšre Ă  ce que le public les reconnaissent dĂšs leur entrĂ©e en scĂšne. Certaines troupes bĂ©nĂ©ficient de la protection d’un noble ou riche seigneur qui leur offre une salle de spectacle et une rente versement d’argent. C’est le cas de la troupe de MoliĂšre qui bĂ©nĂ©ficie du soutien du frĂšre de Louis XIV ce qui lui permet de s’installer dans des salles de jeu de paume pendant plusieurs mois. Ainsi logĂ©e, la troupe peut amĂ©nager des balcons, des gradins pour le confort des spectateurs. MoliĂšre peut aussi en profiter pour Ă©crire de nouvelles piĂšces en toute tranquillitĂ©. Le succĂšs est tel que la troupe de MoliĂšre devient en 1665 la troupe du roi. MoliĂšre va se produire Ă  Versailles, Ă  Vaux le Vicomte devant le roi Louis XIV et sa cour. Au 17Ăšme siĂšcle les comĂ©diens sont superstitieux, ils ne s’habillent jamais en vert la teinture Ă©tant toxique, nombreux comĂ©diens sont morts. De mĂȘme, siffler dans le théùtre et prononcer le mot corde » porte malheur. A l’époque, la scĂšne Ă©tait Ă©clairĂ©e par des chandelles et le feu y prenait frĂ©quemment. Les comĂ©diens avaient donc installĂ© au dessus de la scĂšne, des sceaux d’eau pour combattre le feu. Au mot corde », les sceaux Ă©taient vidĂ©s et la scĂšne inondĂ©e rendant impossible le spectacle. Les diffĂ©rentes troupes se livraient des guerres » allant jusqu'Ă  inciter les comĂ©diens de la troupe adverse Ă  quitter leur emploi, pouvant saboter le spectacle ou les dĂ©cors, voler les manuscrits, dĂ©noncer les comĂ©diens pour vols pour dette 
 Le clergĂ© censurait interdire aussi certaines piĂšces persuadĂ© que le théùtre pervertissait Ă©tait mauvais pour la sociĂ©tĂ© la sociĂ©tĂ©. La troupe de MoliĂšre n’y Ă©chappe pas, installĂ©e au palais du petit Bourbon Ă  Paris elle voit un jour son théùtre dĂ©truit. Louis XIV donnera alors Ă  MoliĂšre la salle du Palais Royal qu’il devra partager avec la troupe des italiens. GrĂące Ă  cette cohabitation, MoliĂšre va s’inspirer de la comĂ©die dell Arte en pratiquant Ă  son tour les mimiques grimaces, la gestuelle faire des gestes, les acrobaties, la musique dans ses piĂšces. Cette nouvelle salle aprĂšs deux mois de travaux possĂšde un amphithéùtre arrondi, 2 balcons superposĂ©s et une fosse d’orchestre ce qui permettre Ă  MoliĂšre de jouer des comĂ©dies ballets danses sur scĂšnes accompagnĂ©es par des musiciens. Lully y Ă©crira de la musique pour MoliĂšre. Mais cette salle dispose surtout d’une machinerie remarquable composĂ©e de trappes, de tringles et d’ascenseurs qui permettent des innovations de mise en scĂšne comme le survol de la scĂšne par un acteur. En plus des 2 balcons oĂč s’installe la bourgeoisie, il arrive aussi que des personnages importants aient leur place rĂ©servĂ©e sur la scĂšne. Le prix de la place est alors de 60 sols soit environ 25 euros. Le parterre est le lieu oĂč s’entasse la classe populaire debout le prix est alors de 15 sols soit environ 6 euros. Contrairement Ă  aujourd’hui, les spectateurs au 17Ăšme siĂšcle n’étaient pas calmes, le chahut et les commentaires Ă  haute voix, les vols de bourses y Ă©taient habituels perburbant les reprĂ©sentations. L’idĂ©e que se font les gens des comĂ©diens ainsi que les vies des acteurs s’amĂ©liorent tout au long du 17Ăšme siĂšcle, certains d’entres eux connaitront une aisance financiĂšre et un fort succĂšs grĂące Ă  leurs protecteurs, leur talent et aux recettes de leurs spectacles le prix de la place pouvant ĂȘtre doublĂ© en cas de succĂšs. D’autres auront moins de chance ou moins de talent et mourront dans le plus grand anonymat. A la mort de MoliĂšre, Louis XIV ordonna le regroupement des diffĂ©rentes troupes de comĂ©diens de Paris ce fut la fondation de la ComĂ©die Française. Ressources livres moliĂšre d’isabelle jan Meurtre au palais royal de marcel pineau MoliĂšre et ses personnages de thierry colignon Internet Published by scoobidoo1 - dans LittĂ©rature 6 octobre 2011 4 06 /10 /octobre /2011 1026 Alex Kassel MERCY Pretty Woman PassionnĂ© par la musique Ă©lectronique, Alex Kassel, DJ français, repart Ă  New York oĂč il a effectuĂ© ses Ă©tudes musicales. Il y est fait des rencontres et lance son premier single qui sera retenu pour un jeu vidĂ©o. Un autre titre connaĂźt Ă©galement un certain succĂšs et continue son chemin dans le monde entier. Il profite de son talent pour nous offrir un remix d’un succĂšs planĂ©taire qui n’est autre que la cĂ©lĂšbre chanson Pretty Woman. Alex Kassel AprĂšs avoir effectuĂ© ses Ă©tudes dans l’une des plus prestigieuses Ă©coles de musique au monde qui n’est autre que monde la Berklee School of Music " Ă  Boston, Alex Kassel revient Ă  Paris pour poursuivre sa passion musicale et travaille pour la publicitĂ©, mais aussi des labels et des artistes de la scĂšne Ă©lectro comme Mani Hoffmann. Malheureusement, il doit quitte sa passion pour effectuer un autre mĂ©tier. Lors d’un voyage un New York, il retrouve sa passion pour la musique Ă©lectronique et il quitte tout Paris, son travail
 pour New York ! Il y fait des rencontres et son premier single Move on up » sera choisit pour un jeu vidĂ©o DJ Star en 2009. Son single "Chasing the dream", en featuring avec Adam Joseph, a Ă©tĂ© diffusĂ© sur les ondes françaises Ă  partir de Juin 2010, et s'est rapidement retrouvĂ© en tĂȘte des charts en Espagne pendant 37 semaines. GrĂące Ă  ce succĂšs, le titre a Ă©tĂ© relancĂ© cet Ă©tĂ© par le label New-Yorkais "Strictly Rhythm", par la rĂ©alisation d'un clip, produit par Empreinte Films. Depuis, Chasing the Dream ne cesse d'avancer, Ă  la conquĂȘte de nouveaux territoires tels que les Etats-Unis, la RĂ©publique TchĂšque, la Pologne, l'Angleterre, la Russie... La musique et les paroles d’Alex Kassel dĂ©livrent un message d’espoir et d’unitĂ© pour faire danser tout le monde jusqu’au bout de la nuit et bien sĂ»r faire la fĂȘte. Pretty Woman "Oh, Pretty Woman" est une chanson rock’n roll interprĂ©tĂ©e par Roy Rorbison, sorti en aoĂ»t 1964, et qui a Ă©tĂ© un succĂšs mondial. EnregistrĂ©e au Tennessee, elle a Ă©tĂ© Ă©crite par Roy Orbison et Bill Dees. Celle-ci sera par la suite chantĂ©e par de nombreux artistes Ă  partir de 1964 jusqu’à 2009, derniĂšre date connue, par Bruce Springsteen et John Forgety. Elle fera aussi l’engouement de nombreux mĂ©dias dont on se remĂ©mora surtout le succĂšs du film qui a pris le nom de cette chanson Pretty Woman ». Sorti en 1990, cette comĂ©die romantique reprend Ă©galement la chanson Oh, Pretty Woman. Il est devenu un grand classique du cinĂ©ma amĂ©ricain. Ce film d'amour, avec Julia Roberts dans le rĂŽle de Viviane et Richard Gere dans le rĂŽle d'Edouard a marquĂ© l'esprit de tous les cinĂ©philes ! Aujourd’hui, Pretty Woman revient sous une autre forme Alex Kassel, un DJ français, revisite cette chanson sous forme d’un remix plus moderne, tout en respectant bien la mĂ©lodie de base. Revue et corrigĂ©e, elle s’ouvre Ă  une nouvelle gĂ©nĂ©ration, mais elle permet aussi de la redĂ©couvrir. La cover du single nous rappelle dĂšs le premier coup d’Ɠil l’affiche du film, une attention que les fans ne manqueront pas d’apprĂ©cier. Le titre du single ne s’appelle pas Pretty Woman, mais MERCY ! DĂšs le dĂ©but, le mix s’est fait dĂ©jĂ  remarquer, car on a pu l’entendre passer lors de la techno parade 2011 Ă  Paris avec une foule en dĂ©lire. Ce single est offert par l’artiste lui-mĂȘme, il est tĂ©lĂ©chargeable gratuitement sur facebook ou soundcloud ! Published by scoobidoo1 - dans Musique 29 aoĂ»t 2011 1 29 /08 /aoĂ»t /2011 1610 Avis et critique sur le film "Les Mines du Roi Salomon" Les Mines du Roi Salomon a Ă©tĂ© adaptĂ© du cĂ©lĂšbre roman de Rider Haggard et a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ© par Compton Bennett et Andrew Marton. Au cƓur de l’Afrique disparaĂźt le mari d’Elisabeth Curtis. Une expĂ©dition se monte et part Ă  sa recherche avec pour guide Allan Quatermain. Les paysages et les acteurs de ce film sont mĂ©morables. Les atouts pour la rĂ©ussite du film Les Mines du Roi Salomon est un film d’aventure amĂ©ricain qui a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ© par Compton Bennett et Andrew Marton en 1950. Son titre original est King Solomon's Mines et est tirĂ© du roman de Rider Haggard qui porte le mĂȘme nom et date de 1885. De nombreux acteurs connus ont participĂ© au tournage comme Stewart Granger dans le rĂŽle d'Allan Quatermain, Deborah Kerr dans le rĂŽle d'Elisabeth Curtis ou Richard Carlson dans le rĂŽle de John Goode. Ce film a connu un grand succĂšs lors de sa sortie au cinĂ©ma et a reçu une nomination aux Oscars en 1951 dans la catĂ©gorie meilleur film. Une expĂ©dition pleine d'aventures L’histoire se situe en Afrique, en 1897, oĂč Elisabeth Curtis avec l’aide de son frĂšre John partent Ă  la recherche de son mari disparu qui Ă©tait Ă  la recherche des mines du roi Salomon et de son trĂ©sor. Ils seront accompagnĂ©s d’Allan Quatermain, un guide qui les emmĂšnera au cƓur de l’Afrique. Mais lors de cette expĂ©dition, de nombreuses embĂ»ches se dressent Ă  eux. L'engouement L’histoire d’Allan Quatermain suscitera d’autres films par la suite, toujours d’aprĂšs les Ɠuvres de Rider Haggard, dont Allan Quatermain et les mines du roi Salomon en 1986, Allan Quatermain et la citĂ© de l’or perdu en 1987 et le dernier sorti en date en 2004, Allan Quatermain et la pierre des ancĂȘtres pour la tĂ©lĂ©vision. Les Mines du Roi salomon est Ă  ce jour la meilleure version filmĂ©e tant dans la performance des acteurs qui est remarquable que par la rĂ©alisation. En effet, pour l’époque, le tournage du film est un rĂ©el dĂ©fi et on peut contempler les magnifiques paysages africains dont les images sont d’une rare beautĂ©. Stewart Granger viril et Deborah Kerr forment un duo trĂšs charismatique qui ne nous laisse pas indiffĂ©rents. Enfin, sa sortie en DVD en 2006 ravira les cinĂ©philes du genre et ne laisseront pas indiffĂ©rents ceux qui dĂ©couvriront le film, car il est un total dĂ©paysement. Published by scoobidoo - dans CinĂ©ma 6 juillet 2011 3 06 /07 /juillet /2011 1735 Analyse et critique du film "Garcon Stupide" Garçon stupide est le premier film de Lionel Baier, sorti au cinĂ©ma en 2005. Il y interprĂšte, parmi de bons comĂ©diens, un petit rĂŽle. Il raconte l'histoire de LoĂŻc, un garçon stupide, qui finalement ne l'est peut-ĂȘtre pas, et qui, grĂące Ă  Marie, dĂ©cide d'avancer dans la vie. Il s'agit d'un film initiatique qui laisse le spectateur perplexe. Un premier film %%% Garçon stupide est un film suisse, rĂ©alisĂ© par Lionel Baier en 2005. Il s’agit de son premier long mĂ©trage-mĂ©trage, dans lequel joue Pierre Chatigny dans le rĂŽle de LoĂŻc, Natacha Koutchoumov dans le rĂŽle de Marie, Rui Pedro Alves dans le rĂŽle de Rui. Lionel Baier y interprĂšte Ă©galement un rĂŽle, celui de Lionel. C'est un film dramatique qui s’accompagne d'une pointe d’humour. Lionel Baier dĂ©crit le parcours d'un jeune homme, aux allures stupides, et trĂšs portĂ© sur des activitĂ©s nocturnes, d'ordre sexuel. Ce film a Ă©tĂ© interdit aux moins de 16 ans lors de sa sortie. L'histoire %%% LoĂŻc est un ouvrier qui travaille dans une usine de chocolat dans la journĂ©e. Lorsqu’arrive le soir, il se donne Ă  des activitĂ©s sexuelles sur Internet avec d’autres hommes. AprĂšs s’ĂȘtre satisfait sexuellement, il rentre chez Marie, une amie d’enfance chez qui il dort. Il est d'ailleurs secrĂštement amoureux d'elle. AprĂšs quelques rencontres fortuites et avec l’aide de Marie, LoĂŻc dĂ©cide d’aller de l’avant parce qu’il n’est pas un jeune garçon stupide. Un film initiatique Ce film est un parcours initiatique oĂč on y voit le portrait d’un jeune homme "qui baise tout le monde pour n’aimer personne". Ce jeune homme, jouĂ© par Pierre Chatigny, est trĂšs convaincant et nous prĂȘte toute notre intention. La mise en scĂšne de Lionel Baier est tout Ă  fait remarquable. Il faut savoir que certaines scĂšnes de sexe sont assez crues et franches. , c’est pour cette raison que le film est interdit au moins de 16 ans. C'est un parcours initiatique qui vaut la peine qu’on s’y arrĂȘte, mais qui peut dĂ©plaire Ă  certaines personnes, car il pourrait apparaĂźtre aux yeux de quelques-uns, un cĂŽtĂ© reportage, voire mĂȘme un cĂŽtĂ© documentaire de ce film. Donc, c'est un film qui est ni dĂ©plaisant Ă  voir, ni dĂ©sintĂ©ressant Ă  voir. Garçon stupide est un film stupide qui nous laisse perplexes aprĂšs l’avoir vu. Published by scoobidoo - dans CinĂ©ma 29 juin 2011 3 29 /06 /juin /2011 1503 Analyse et critique du film "Diva" Le film Diva est adaptĂ© du cĂ©lĂšbre roman du mĂȘme nom et rĂ©alisĂ© par Jean-Jacques Beineix en 1981. Jules, fascinĂ© par une Diva, enregistre son concert et reçoit une cassette mettant en cause un commissaire dans une affaire de prostitution. Ce film, composĂ© de bons comĂ©diens, est un polar qui se joue sur un air de musique Lyrique. Un premier film Diva est un film dramatique français, rĂ©alisĂ© par Jean-Jacques Beineix en 1981. Il s’agit de son premier long mĂ©trage en tant que rĂ©alisateur. L’histoire est tirĂ©e du livre Diva de Delacorta publiĂ© en 1979 et qui connut un succĂšs mondial. Quant au film, il ne connut pas un grand succĂšs en France lors de sa sortie, mais aux Etats-Unis ; c’est tout le contraire, il est acclamĂ©. Aujourd’hui, il fait partie des grands classiques du cinĂ©ma français. L'histoire C’est l’histoire d’un jeune postier, Jules, qui est passionnĂ© par la voix de la cĂ©lĂšbre diva Cynthia Hawkins et qui se rend Ă  un de ses rĂ©citals. Lors de ce concert, il dĂ©cide de l’enregistrer sans se faire remarquer, car elle a toujours refusĂ© d’enregistrer sa voix. Deux TaĂŻwanais, prĂ©sents dans la salle voit Jules l’enregistrer et le poursuivront pendant le film pour rĂ©cupĂ©rer la bande-son. Pendant cette soirĂ©e, une jeune prostituĂ©e, Nadia, glisse une cassette dans les sacoches de sa mobylette Ă  son insu ; on la retrouvera morte le lendemain. Cette cassette met en cause un commissaire de police dans un trafic de prostitution. La police et les truands se mettent alors Ă  le traquer. DĂ©passĂ© par les Ă©vĂšnements, il se rĂ©fugie chez Gorodish et de Alba oĂč il trouvera de l’aide. Un policier sur un air d'opĂ©ra Ce film se situe entre le polar et l’opĂ©ra lyrique oĂč deux mondes diffĂ©rents se rencontrent ; l’un est irrĂ©el avec la voix de la diva et l’autre est rĂ©el, avec celui des truands. Le jeu des comĂ©diens y est parfait avec dans le rĂŽle de Jules FrĂ©dĂ©ric Andrei, dans le rĂŽle de Cynthia Hawkins Wihelmenia Wiggins Fernandez, dans le rĂŽle de Weinstadt Roland Bertin , et dans le rĂŽle de Goodish Richard Bohringer, pour ne citer qu’eux. La musique du film composĂ©e par Vladimir Cosma est tout simplement prodigieuse et d’ailleurs il en a obtenu le CĂ©sar de la meilleure musique en 1982. Parmi cette musique, on peut entendre un air d’opĂ©ra, La Wally, chantĂ© par Wihelmenia Wiggins Fernandez. Un air qui reste mĂȘme aprĂšs la fin du film. Ce film reçut quatre rĂ©compenses aux CĂ©sars en 1982 dont celui de la meilleure premiĂšre Ɠuvre. Published by scoobidoo - dans CinĂ©ma 29 juin 2011 3 29 /06 /juin /2011 0711 Analyse et critique du film "La guerre est finie" "La guerre est finie", titre donnĂ© d'aprĂšs le fameux document de Franco, est un film dramatique rĂ©alisĂ© par Alain Resnais. Il s'agit d'un rĂ©fugiĂ© politique qui continue d'aller en Espagne pour faire la liaison entre les militants exilĂ©s Ă  Paris et ceux restĂ©s en Espagne. Un film sur fond politique, qui est dit fiction, mais qui relate des faits historiques .Les origines de "La guerre est finie""La guerre est finie" est un film dramatique français, rĂ©alisĂ© par Alain Resnais en 1966. Le scĂ©nario est de Jorge Semprun et c’est la premiĂšre collaboration avec Alain Resnais. Le titre du film fait rĂ©fĂ©rence au dernier communiquĂ© de guerre datant de 1939 qui a Ă©tĂ© fait par le gĂ©nĂ©ral Franco et qui annonçait la fin de la guerre civile en Espagne la guerre est se situe en 1965 oĂč la guerre civile fait rage en Espagne. Diego s’est exilĂ© Ă  Paris, mais il continue d’aller en Espagne sous de fausses identitĂ©s pour garder le contact avec les militants du parti communiste espagnol restĂ©s fait le messager entre des militants exilĂ©s et ceux restĂ©s en Espagne. AprĂšs une mission dĂ©licate, il n’est plus aussi sĂ»r de ses convictions. Un de ses camarades risque d’ĂȘtre arrĂȘtĂ© s’il repart en Espagne, il veut l’en avertir, mais il a dĂ©jĂ  fiction basĂ©e sur une histoire vraieLe film "La guerre est finie" s’inspire de l’histoire du scĂ©nariste Jorge Semprun qui a Ă©tĂ© un membre du parti communiste espagnol lors de la guerre civile. Bien que ce soit une fiction, il relate une situation politique prĂ©cise et rĂ©elle avec une chronologie historique. Mais, son impact fut tel en Espagne que le ministre de l’IntĂ©rieur espagnol exigea son retrait de la compĂ©tition du Festival de Cannes en 1966."La guerre est finie", continue Ă  subir les foudres et se voit retirer des autres festivals. Ils lui dĂ©cerneront tout de mĂȘme quelques prix, car ce film connaĂźt un immense succĂšs avec notamment le prix Louis Delluc en s’agit d’une Ɠuvre cinĂ©matographique pleine de richesse qui s’accompagne de comĂ©diens remarquables tels que Yves Montand, Ingrid Thulin, GeneviĂšve Bujold, Jean Bouise. "La guerre est finie" se joue sur un fond politique, mais ce n’est pas un film qui se veut militant. Published by scoobidoo - dans CinĂ©ma Suite de notre dossier sur la Indianajonesploitation la premiĂšre partie figure ICI.LE CONTINENT ASIATIQUEAutre continent, autres industries de cinĂ©ma bis celles de Hong Kong, des Philippines, de l'Inde ou encore de la ThaĂŻlande. Mais avant d'aborder l'Asie Ă  proprement parler, il y a le cas de l'OcĂ©anie, avec notamment "Les Aventuriers" alias "Les Bourlingueurs" Race for the Yankee Zephyr, 1981, de David cette co-production entre les Etats-Unis, l'Australie et la Nouvelle ZĂ©lande, un pilote d'hĂ©licoptĂšre amateur de chasse au trĂ©sor Donald Pleasence dĂ©couvre dans un lac des montagnes nĂ©o-zĂ©landaises la carcasse d'un avion de la DeuxiĂšme Guerre mondiale, avec Ă  son bord 50 millions de dollars en or et en devises. Lorsque le secret de sa dĂ©couverte est Ă©ventĂ©, un gang de crapules menĂ© par George Peppard le menace sa fille et lui, nĂ©cessitant l'intervention de Barney Ken Wahl, lui aussi pilote d'hĂ©lico et aventurier vrai de vrai
 Si le script est moins servile que la plupart des rip-offs, c'est que ce film n'en est pas tout Ă  fait puisqu'il date de 1981. Dans ses thĂšmes et son traitement, il s'inscrit nĂ©anmoins dans la vague de films qui nous intĂ©resse fois Indiana Jones Ă©tabli comme phĂ©nomĂšne, l'Australie produira son avatar bien Ă  elle, avec des bouts d'"Aventuriers du bout du monde" dedans "Dakota Harris and the Sky Pirates", tournĂ© en 1986 par Colin sommes en Australie, en 1945. PilotĂ© par le lieutenant Harris, un Dakota survole l'ocĂ©an Pacifique avec Ă  son bord des militaires et une mystĂ©rieuse caisse. Mais l'appareil, bientĂŽt pris dans une tempĂȘte surnaturelle, est obligĂ© de se poser en catastrophe avant de sombrer. Harris est jugĂ© responsable de l'accident et condamnĂ©. Mais MĂ©lanie Mitchel, la fille d'un des passagers de l'avion, lui rĂ©vĂšle la vĂ©ritĂ© la caisse contenait un morceau d'une pierre sacrĂ©e au pouvoir absolu, dĂ©posĂ©e par des extra-terrestres sur l'Ile de PĂąques. Ensemble, ils dĂ©cident de partir Ă  sa recherche...Les industries cinĂ© d'Asie ne sont pas non plus restĂ©es insensibles au succĂšs de Indiana Jones. A notre connaissance, ce furent les Chinois qui tirĂšrent les premiers avec le parodique "Teppanyaki" 1984, sympathique comĂ©die hongkongaise Ă©crite, rĂ©alisĂ©e et interprĂ©tĂ©e par Michael Hui, petit prince de l'humour cantonnais. Hui y incarne Johnny Huang, chef cuisto martyrisĂ© par sa mĂ©gĂšre d'Ă©pouse et le pĂšre de celle-ci, propriĂ©taire du restaurant dans lequel il travaille. Vivant un amour platonique avec une pin-up de calendrier la mignonne Sally Yeh, la derniĂšre demi-heure du film lui offre l'occasion de secourir cette derniĂšre, kidnappĂ©e par des bandits aux Philippines parmi les figures locales, le nanardeur averti pourra reconnaĂźtre le filiforme Palito, alias James Bone. C'est lĂ  que, pour illustrer cette succession de morceaux de bravoure qui voient le malingre Johnny Huang accĂ©der au rang de hĂ©ros intrĂ©pide, Michael Hui choisit de pasticher ouvertement Indiana quelque prĂ©texte dĂ©licieusement lĂ©ger, son personnage se retrouve en effet affublĂ© du chapeau et du fouet de rigueur et la musique, histoire de bien enfoncer le clou, reprend alors sur un synthĂ©tiseur trĂšs pouet-pouet le fameux thĂšme composĂ© par John Williams. On est ici clairement dans la parodie dĂ©complexĂ©e, la fameuse cascade des Aventuriers de l'arche perdue oĂč Indiana Jones poursuit un camion Ă  cheval, passe dessous, se raccroche avec son fouet etc. Ă©tant reprise ici telle quelle, mais caviardĂ©e de gags pour l'anecdote, cette fameuse cascade Ă©tait d'ailleurs elle-mĂȘme un hommage Ă  une cascade similaire mise en scĂšne par John Ford dans "La ChevauchĂ©e fantastique". Ce savoureux pastiche donnera la bonne idĂ©e Ă  un Ă©diteur espagnol de sortir ce film en VHS sous le titre "La primera cruzada de Indianna Johnny" traduction La premiĂšre croisade d'Indianna Johnny. GonflĂ© !De façon moins rigolarde, l'influence de Indiana Jones se fait sentir sur pas mal de productions hongkongaises des annĂ©es 80, qui surfent volontiers sur la vague "aventures rĂ©tro" mais en l'accommodant Ă  leur sauce. Dans un premier temps, les Chinois adaptent leur Indiana Jones local, Wisely, personnage d'aventurier nĂ© sous la plume du romancier Ni Kuang. Versant ouvertement dans le fantastique, les nombreuses aventures de Wisely sur papier il en existe 145 l'ont notamment vu visiter le centre de la Terre, le paradis, l'enfer, le futur, des planĂštes peuplĂ©es d'extraterrestres, et rencontrer toutes sortes de crĂ©atures. On retiendra ici "La LĂ©gende de la Perle d'Or" The Legend of Wisely, 1985, et "La 7Ăšme MalĂ©diction" Dr. Yuen and Wisely" alias "The Seventh Curse", 1986.Une fois n'est pas coutume, le visuel de cette jaquette est fidĂšle au contenu - hormis le fait que les traits du hĂ©ros ont Ă©tĂ© occidentalisĂ©s !Dans le premier, Wisely est un Ă©crivain de science-fiction interprĂ©tĂ© par Sam Hui qui part Ă  la recherche de la perle du dragon, sa quĂȘte le menant au pied des grandes pyramides d'Egypte oĂč il croisera notre ami Bruce Baron et sur les contreforts de l'Himalaya, au le second, oĂč Wisely est une sorte d'occultiste interprĂ©tĂ© par Chow Yun Fat, l'action se situe dans la jungle thaĂŻlandaise et met en scĂšne un sorcier malĂ©fique et sa tribu, un monstre-foetus sanguinaire et un squelette qui fait du kung-fu et se transforme en une sorte d'alien ailĂ© Ă  l'occasion. Le rĂ©sultat est une sorte d'Indiana Jones gore et brouillon mais Ă©trangement jouissif, ce qui n'a rien d'Ă©tonnant quand on sait qu'il a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ© par Ngai Kai Lam, qui allait signer plus tard ces perles non-sensiques que sont "Story of Ricky" et "The Cat"."Quand Indiana Jones rencontre Evil Dead !" Pour une fois, l'accroche dit vrai...MĂȘme s'il n'entretient guĂšre de lien avec Indiana Jones, "The Cat" reprend d'ailleurs ce personnage de Wisely, aux prises avec un chat extraterrestre et une crĂ©ature lovecraftienne venue de l'espace une sorte de gros blob bouseux. Pour tĂącher d'ĂȘtre complet sur cet Indiana Jones version chop suey, citons Ă©galement le trĂšs moyen "Bury Me High" 1990 de Chi Li Tang & Siu Ming Tsui, production Golden Harvest mĂ©langeant aventure, mysticisme, romance et arts martiaux oĂč le personnage de Wisely est cette fois-ci au coeur d'une intrigue faisant la part belle Ă  la gĂ©omancie tendance feng film made in HK surfant sur la mode Indiana Jones de maniĂšre assez Ă©vidente pour ĂȘtre Ă©voquĂ© ici "Magic Crystal" 1986 de Wong Jing, avec notamment Cynthia Rothrock et Richard Norton. Wong Jing, sorte de Dino De Laurentiis chinois mais sachant scĂ©nariser et rĂ©aliser ce qu'il produit, fait ici d'une pierre deux coups en pompant Ă  la fois Indiana Jones et les deux grands succĂšs spielbergiens du dĂ©but des annĂ©es 80. Le scĂ©nario divague sĂ©vĂšrement avec cette histoire de cristaux dĂ©couverts sur un site archĂ©ologique en GrĂšce, qui se rĂ©vĂšlent en fait ĂȘtre une forme de vie extraterrestre, et sont convoitĂ©s par Interpol, le KGB et un mĂ©chant sorcier nommĂ© Karov jouĂ© par Richard Norton ! TiraillĂ© entre ses deux influences, "Magic Crystal oscille entre le film pour mioches et le kung-fu flick pur et dur, se rĂ©vĂ©lant au final un chouette petit plaisir pourrait citer encore bien des films hongkongais influencĂ©s Ă  des degrĂ©s divers par Indiana Jones, mais aussi par "Les Aventuriers du bout du monde". Les Chinois se dĂ©couvrent un engouement soudain pour les aventures se dĂ©roulant dans les annĂ©es 30, les aviateurs intrĂ©pides, les hĂ©roĂŻnes maniant le fouet et les explorations de temples ou de ruines riches en mystĂšres. Pourtant, dans beaucoup de cas, ce sont juste quelques Ă©lĂ©ments, certaines scĂšnes, personnages ou dĂ©cors qu'on sent sous forte influence, mais rarement un film dans son ensemble. Dans une ghost comedy comme "Mortuary Blues" 1990 par exemple, Jeffrey Lau insĂšre une scĂšne de 15 minutes dans un Ă©difice souterrain truffĂ© de piĂšges directement inspirĂ© par qui vous savez, mais le reste du film n'a rien Ă  voir. Dans "Terracotta Warrior" 1990, de Ching Siu-Tung, l'histoire se dĂ©roule dans les annĂ©es 30, on retrouve un personnage d'aviateur et une histoire de gardien immortel sommeillant dans le mausolĂ©e de l'empereur Qin. Dans "Magnificent Warriors" 1987, de David Chung, l'histoire se dĂ©roule lĂ  aussi dans les annĂ©es 30, avec comme personnage principal Michelle Khan/Yeoh, pilote d'avion et aventuriĂšre maniant le fouet de façon redoutable, qui affronte les Japonais menĂ©s par le super kicker Hwang Jang une jaquette qui n'y va pas de main morte "Elle se bat avec un fouet redoutable, auprĂšs duquel celui d'Indiana Jones est un jouet d'enfant" !L'influence d'Indiana Jones dans les productions HK, c'est en fait dans deux films de Jackie Chan qu'on la ressent le mieux. Le diptyque "Mister Dynamite" Armour of God, 1987 et "OpĂ©ration Condor" Armour of God 2, 1991 voit en effet un Jackie aventurier casse-cou se lancer en quĂȘte des diffĂ©rentes parties d'une armure sacrĂ©e rendant invincible, s'emparer de l'idole de quelque peuplade guĂšre civilisĂ©e, faire le coup de poing et de pied contre les moines d'une obscure secte ou partir Ă  la recherche du trĂ©sor des Nazis en plein Sahara. Autrement dit, Jackie Chan reprend en deux films les grandes lignes et temps forts de la trilogie de Spielberg & de budgets relativement confortables pour des productions hongkongaises, ces films ont Ă©tĂ© tournĂ©s Ă  la fois au Maroc, en Croatie, en France, aux Philippines, en Espagne, en Autriche et bien sĂ»r Ă  Hong Kong. Ils font figure de classiques pour les amateurs de cinĂ©ma asiatique, et peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©s Ă  bien des Ă©gards comme les meilleurs rejetons d'Indiana Jones, Jackie Chan en ayant repris avec talent les ingrĂ©dients essentiels de l'action survitaminĂ©e, des cascades impressionnantes et cet esprit fun communicatif propre aux divertissements grand public star de l'ex-colonie britannique Jet Li, que l'on retrouve en tĂȘte d'affiche de "Dr. Wai in The Scripture with No Words" 1996, dans lequel l'acteur incarne un auteur de romans d'aventure qui, pour oublier ses problĂšmes quotidiens et la vacuitĂ© de son existence, s'identifie pleinement avec son flamboyant hĂ©ros littĂ©raire. Fuyant les affres d'une rĂ©alitĂ© pesante mariage dĂ©sastreux, panne d'inspiration, le romancier s'imagine donc vivre les tribulations de son personnage de fiction, un aventurier Ă©voluant dans les annĂ©es 30, partant Ă  la recherche d'un texte sacrĂ© magique et affrontant divers obstacles marsupial mutant, ninjas et sumos japonais, ainsi qu'une fourbe sĂ©ductrice jouĂ©e par Rosamund Kwan, qui joue Ă©galement l'Ă©pouse de l'Ă©crivain. ChorĂ©graphiĂ© et mis en scĂšne par Ching Siu-Tung, ce film - dont le scĂ©nario rappelle celui du "Magnifique" avec Belmondo - aura malheureusement connu de nombreux dĂ©boires. En cours de production, plusieurs dĂ©cors d'une valeur estimĂ©e Ă  10 millions de dollars HK furent dĂ©truits au cours d'un incendie, entraĂźnant des coupes budgĂ©taires et des modifications dans le script. Pour tenter de limiter la casse, une version alternative destinĂ©e au marchĂ© international fut montĂ©e tant bien que mal, en coupant certains passages jugĂ©s "trop chinois" pour l'exportation et en ajoutant des scĂšnes additionnelles tournĂ©es par Tsui Hark. Au final, le public occidental se retrouve ainsi devant un film dont on devine qu'il aurait pu ĂȘtre un excellent divertissement, mais qui conserve de nombreuses lacunes scĂ©naristiques, les scĂšnes contemporaines dĂ©peignant Jet Li en Ă©crivain malheureux ayant Ă©tĂ© balayĂ©es au profit de celles nous montrant un Jet Li en aventurier casse-cou...A Hong Kong, on trouve aussi la firme IFD et son matois big boss Joseph Lai, saint patron du "2-en-1" souvent Ă©voquĂ© sur les pages de ce site pour ses filouteries ninja. Adepte de l'escroquerie Ă  pas cher, champion de l'arnaque bas de gamme, IFD a modestement contribuĂ© au phĂ©nomĂšne de l'indianajonesploitation en distribuant de mĂ©diocres films de guerre thaĂŻlandais sous des titres Ă©vocateurs, tels que "Raiders of the Doomed Kingdom" ou "Raiders of the Golden Triangle" 1985, tous les deux attribuĂ©s Ă  Sumat Saichur. Des titres qui dĂ©marquent celui de "Raiders of the Lost Ark" pour ĂȘtre plus vendeurs, bien que le contenu n'ait rien Ă  voir. Selon certaines sources, ces films de guerre mettant en vedette le ThaĂŻlandais Sorapong Chatree seraient des co-productions entre Hong Kong et la ThaĂŻlande, l'IMDB crĂ©ditant Godfrey Ho au accueilli les tournages de plusieurs sous-Indiana Jones italiens ou chinois, les Philippines ont elles aussi fini par produire leurs propres avatars. Timidement d'abord, via des cross-over hallucinants comme "Seachers of the Voodoo Mountains" 1985 de Bobby A. Suarez ou "Les Nouveaux ConquĂ©rants" alias "Future Hunters" 1986 de Cirio H. Santiago. Deux films qui, Ă  la façon des "PrĂ©dateurs du futur" de Ruggero Deodato, brassent joyeusement une foultitude d' jaquette finlandaise de "Seachers of the Voodoo Mountains".Dans le premier Ă©galement sorti sous les titres "Warriors of the Apocalypse" et "Time Raiders", un aventurier mĂšne les survivants d'un holocauste nuclĂ©aire Ă  la recherche de la lĂ©gendaire Montagne de la Vie. Ils croiseront sur leur route des pygmĂ©es immortels, une princesse sur laquelle le temps n'a pas prise, un mĂ©chant prĂȘtre, des amazones vĂȘtues de bikinis en fourrure etc. Dans le second Ă©galement sorti sous les titres plus indianajonesques "Deadly Quest" et "Spear of Destiny", Cirio H. Santiago nous convie Ă  la rencontre du post-apocalyptique, du film de kung-fu, de l'aventure exotique Ă  la Indiana Jones, le tout avec des Nazis, des Amazones, et des rĂ©fĂ©rences bibliques balancĂ©es dans l'enthousiasme le plus total !Pour voir un vrai rip-off philippin d'Indie, il faut nĂ©anmoins attendre 1988 et la sortie du piteux "The Secret of King Mahis Island". Un film au budget de misĂšre, entamĂ© par Leonard Hayes et terminĂ© dans des conditions catastrophiques par Jim Gaines, acteur rĂ©current des productions de l'archipel promu au poste de rĂ©alisateur / roue de secours. Dans l'interview exclusive qu'il a accordĂ©e Ă  Nanarland, le tataneur Gary Daniels, interprĂšte principal de ce naufrage, Ă©voque le film en ces termes "Le second film que j'ai fait lĂ -bas s'appelait "The Secret of King Mahis Island", et devait ĂȘtre une sorte de film d'aventures et d'action Ă  la Indiana Jones, mais ça s'est plutĂŽt mal passĂ©. Le rĂ©alisateur initialement en charge du projet a jetĂ© l'Ă©ponge au bout d'une semaine et Jimmy a pris le relais, mais il y avait toutes sortes de problĂšmes et au final le rĂ©sultat s'est avĂ©rĂ© catastrophique. Il n'y a dĂšs lors rien de surprenant Ă  ce que le film n'ait pas bĂ©nĂ©ficiĂ© d'une large distribution, et ce n'est pas moi qui m'en plaindrai."Dans un registre ouvertement dĂ©conneur, les Philippins - grands pourvoyeurs de parodies balourdes des succĂšs hollywoodiens - ont Ă©galement produit des titres aussi excentriques que "Crocodile Jones The Son of Indiana Dundee" 1990, pastiche signĂ© Efren Jarlego futur rĂ©alisateur du redoutable "Tar-San", avec Vic "Lastikman" Sotto dans le rĂŽle d'Indiana c'est Iskul Bukol, autre personnage indianajonesque du cinĂ©ma de rire, il nous faut encore signaler cette production thaĂŻlandaise honteusement titrĂ©e "Indiana Joai Elephant Cemetery" 2003 et rĂ©alisĂ©e par Sarawooth Rakpradith. TrĂšs librement inspirĂ©e de la vie de l'aventurier-photographe thaĂŻ Joai Bangchark, "Indiana Joai Elephant Cemetery" nous conte donc l'histoire de Joai qui, alors qu'il poursuit des braconniers en pleine forĂȘt, se voit remettre par un vieil homme mourant un collier magique sculptĂ© dans une dĂ©fense d'Ă©lĂ©phant. Ce collier, qui permet Ă  celui qui le porte de contrĂŽler les pachydermes, va permettre Ă  Joai de combattre efficacement les braconniers et sauver un village, aidĂ© pour ce faire du fantĂŽme d'un Ă©lĂ©phanteau. Tout un programme...Enfin, l'Inde non plus n'est pas restĂ©e sur la touche en livrant le cocasse "Anji" 2004 de Kodi Ramakrishna, avec Chiranjeevi, superstar du cinĂ©ma en langue telugu. L'histoire en deux mots quelque part en Inde existe une source qui n'apparaĂźt qu'une fois tous les 72 ans et laisse couler, si l'on accomplit les rituels appropriĂ©s, un nectar procurant immortalitĂ© et invincibilitĂ© Ă  celui qui le boit. A l'approche de la date fatidique, un milliardaire ĂągĂ© de 99 ans et qui avait Ă©chouĂ© 72 ans plus tĂŽt, fait enlever des enfants orphelins pour obliger le hĂ©ros Ă  rĂ©cupĂ©rer le nectar pour lui. Cette production Tollywood est sortie en Allemagne sous le titre "Diler - Indian Jones" et en Espagne sous le titre "Indiano Jones y el agua de la eternidad" Indiano Jones et l'eau de l'Ă©ternitĂ©. Chiranjeevi n'est d'ailleurs pas novice en la matiĂšre puisque dĂšs 1984, il incarnait une version curry-masala de Indiana Jones dans "Hero", de Vijaya Baapineedu. Un film dont l'intro est une photocopie plan par plan de celle des "Aventuriers de l'arche perdue", que nous vous proposons de voir ici en vidĂ©o. On retrouve en fin de film un temple en carton-pĂąte et la scĂšne de la fosse aux serpents, avec le coup du "si les serpents entrent et sortent, c'est qu'il y a une issue" qui permet au hĂ©ros et sa copine de s'en sortir. On retrouve Ă©galement la scĂšne, toujours tirĂ©e des "Aventuriers de l'arche perdue", oĂč le hĂ©ros s'accroche Ă  un camion avec son fouet avant d'en Ă©jecter ses occupants. Pour le reste, ce "Hero" made in Tollywood brode comme il peut avec le mĂ©lange de romance, d'humour, de drame familial et de baston propres aux productions alias Indiana coup du sac de sable pour laisser du lest Ă©quivalant au poids de l' coup de la grosse pierre qui REVIVAL DES ANNEES 2000Si la indianajonesploitation bat son plein dans les annĂ©es 1980, elle marque logiquement le pas dans les annĂ©es 1990, durant lesquelles la franchise du tandem Lucas/Spielberg ne propose plus de nouveau film original Ă  copier. Pourtant, le genre va connaĂźtre un renouveau avant mĂȘme la sortie en 2008 de "Indiana Jones et le Royaume du crĂąne de cristal". Pour ça, il suffisait d'un film exploitant cette veine en y apportant un peu de fraĂźcheur, avec un budget consĂ©quent pour assurer le spectacle et surtout - argument auxquels les producteurs sont le plus sensible - que ce film remporte un important succĂšs auprĂšs du public. Ce mĂ©trage providentiel, ce sera "La Momie" The Mummy, 1999, de Stephen Sommers. Le scĂ©nario ne propose pourtant rien de bien novateur, en reprenant dans les grandes lignes le sujet du film original de 1932 dans les annĂ©es 20, sur le site archĂ©ologique de l'antique citĂ© Ă©gyptienne de Hamunaptra, un AmĂ©ricain enrĂŽlĂ© dans la LĂ©gion EtrangĂšre Brendan Fraser rĂ©veille accidentellement une du remake d'un classique de la Universal ? Pas grand chose a priori. Et pourtant, si l'on n'est pas trop exigeant, la sauce prend Brendan Fraser, ni trop sĂ©rieux ni pas assez, s'avĂšre ĂȘtre un bon choix pour incarner l'aventurier Rick O'Connell, la rĂ©alisation est suffisamment enlevĂ©e pour donner du rythme Ă  une histoire pourtant sans grandes surprises, et des effets spĂ©ciaux rĂ©ussis permettent de dĂ©poussiĂ©rer efficacement le mythe jusqu'alors associĂ© Ă  la figure de Boris Karloff. Ravis d'un retour sur investissement bien au-delĂ  de leurs espĂ©rances, les pontes des studios Universal ne sont pas longs Ă  rĂ©agir ils mettent illico en chantier une suite , "Le retour de la momie" The Mummy Returns, 2001, toujours de Stephen Sommers et avec Brendan Fraser, ainsi qu'un spin-off, "Le Roi scorpion" The Scorpion King, 2002 de Chuck Russell et avec The Rock. Certes, on est loin ici de la indianajonesploitation pure et dure, mais la franchise du revenant Ă  bandelettes va contribuer Ă  remettre Ă  la mode le film d'aventures, et donc les productions sous forte sous forte influence, dis-je, comme "Les Aventuriers du trĂ©sor perdu" High Adventure, 2001 rĂ©alisĂ© par Mark Roper, tĂącheron sud-africain par ailleurs auteur de chefs-d'oeuvres comme "Operation Delta Force 3" & "4" et surtout "Marines". Ici, il nous invite Ă  suivre les pĂ©ripĂ©ties de Chris Quartermain, petit-fils de l'explorateur Allan Quatermain ! qui se lance, avec les inĂ©vitables compagnons de rigueur, Ă  Istanbul et en Bactrianne le film fut en fait tournĂ© au Canada et en Bulgarie
 Ă  la recherche du trĂ©sor d'Alexandre le Grand. Une quĂȘte Ă©videmment structurĂ©e en plusieurs parties la recherche de la carte, puis celle du trĂ©sor, Ă©videmment piĂ©gĂ©e, et qu'ils ne sont Ă©videmment pas les seuls Ă  suivre. Bref, rien de nouveau sous le soleil !En ce dĂ©but de millĂ©naire, une autre franchise sous influence voit le jour, celle de "Tomb Raider", adaptĂ©e de la sĂ©rie de jeux vidĂ©o du mĂȘme nom. Ici, la filiation ne laisse guĂšre de doute. Créé en 1996, le personnage de l'aventuriĂšre Lara Croft est en effet une transposition directe en pixels - les gĂ©nĂ©reux attributs mammaires en plus - de celui d'Indiana Jones. Son concepteur, Toby Gard, avait en effet "initialement envisagĂ© un personnage principal masculin, avec un fouet et un chapeau. Le co-fondateur de Core Design, Jeremy Smith, a caractĂ©risĂ© ledit personnage comme un dĂ©rivĂ© d'Indiana Jones, et a demandĂ© plus d'originalitĂ©. Gard dĂ©cida alors qu'un personnage fĂ©minin aurait plus d'impact selon son point de vue" [Source WikipĂ©dia].Au-delĂ  du personnage, c'est l'univers entier du jeu vidĂ©o originel qui est sous influence. Logique donc que les adaptations au cinĂ©ma suivent le mĂȘme chemin. Dans "Lara Croft Tomb Raider" 2001, de Simon West, c'est Angelina Jolie qui incarne la plantureuse aventuriĂšre. Dans ce premier opus, Lara Croft hĂ©rite de son pĂšre - un grand archĂ©ologue - une mystĂ©rieuse horloge. Celle-ci pourrait ĂȘtre l'horloge recherchĂ©e par une organisation secrĂšte, les Illuminati, et contiendrait un artefact qui aurait le fabuleux pouvoir de contrĂŽler le temps et l'espace... Le rĂ©sultat Ă  l'Ă©cran est une succession de morceaux de bravoure rĂ©solument bigger than life, qui font de ce film un honnĂȘte plaisir coupable pour le spectateur pas trop regardant. Avec des recettes sur le seul marchĂ© amĂ©ricain de plus de 131 millions de dollars pour un budget initial d'environ 80 millions, une suite est logiquement donnĂ©e Ă  ces retrouve donc Angelina Jolie deux ans plus tard, cette fois sous la direction du sous-exploitĂ© Jan de Bont, dans "Lara Croft Tomb Raider, le berceau de la vie" Lara Croft Tomb Raider The Cradle of Life, 2003. Suivant la logique de la surenchĂšre, le script nous emmĂšne aux abord du Kilimanjaro, point culminant du continent Africain, qui abrite le plus mystĂ©rieux et le plus terrifiant des flĂ©aux la BoĂźte de Pandore, dont les germes pourraient en quelques heures anĂ©antir l'humanitĂ©. Alexandre le Grand, ayant compris que ce flĂ©au ne devait en aucun cas tomber entre de mauvaises mains, la fit jadis installer dans une mare d'acide gardĂ©e par des crĂ©atures hybrides de singes gĂ©ants. Lara Croft, qui a trouvĂ© le plan pour retrouver "le berceau de la vie" dans le temple de Lune dĂ©diĂ© Ă  Alexandre, s'apprĂȘte alors Ă  dĂ©buter une aventure oĂč son ami Terry Sheridan et elles devront faire face au terrifiant Chen Lo et Ă  son commando de Chinois. Ce scĂ©nario gĂ©nĂ©reux dans l'excĂšs se traduit Ă  l'Ă©cran par une succession de pĂ©ripĂ©ties survitaminĂ©es, faisant de ce deuxiĂšme titre un film bĂȘte comme ses pieds mais nĂ©anmoins divertissant. Le plĂ©biscite ne sera cependant pas au rendez-vous 65,5 millions de dollars de recettes cinĂ© aux Etats-Unis, pour un budget de 90 millions, privant les fans d'un hypothĂ©tique troisiĂšme 2013, l'Ă©diteur Crystal Dynamics relance la sĂ©rie de jeux vidĂ©o avec le reboot "Tomb Raider" 2013, bientĂŽt suivi de "Rise of the Tomb Raider" 2015 et "Shadow of the Tomb Raider" 2018. L'engouement autour des jeux et le manque d'imagination des grands studios amĂšne naturellement Warner Bros et la MGM Ă  produire un reboot cinĂ©ma de l'hĂ©roĂŻne, cette fois incarnĂ©e par Alicia qui dit nouveau Tomb Raider dit Ă©videmment nouvelles copies de petits studios aussi opportunistes que fauchĂ©s. On voit ainsi dĂ©bouler un certain "Tomb Invader", produit conjointement par les bien nommĂ©s Broken Films et les margoulins de The Asylum, grands spĂ©cialistes du mockbuster navrant. On y suit les aventures de l'archĂ©ologue Ally et de ses associĂ©s, engagĂ©s par un mercenaire pour dĂ©rober le lĂ©gendaire CƓur du Dragon, une relique chinoise cachĂ©e au fin fond du Temple de Quin Shi Haung, qui est Ă©videmment truffĂ© de piĂšges... Empruntant trĂšs largement Ă  la saga Indiana Jones, ce "Tomb Invader" rĂ©ussit l'exploit de sortir le 9 mars 2018, soit une semaine exactement avant le reboot de "Tomb Raider" !Autre studio, autre franchise celle du chercheur de trĂ©sors Benjamin Franklin Gates, lancĂ©e par les studios Walt Disney. Dans un premier film, "Benjamin Gates et le trĂ©sor des templiers" National Treasure, 2004, signĂ© Jon Turteltaub, cet empaffĂ© de Nicolas Cage campe le descendant d'une lignĂ©e de chasseurs de trĂ©sors Ă  la recherche de celui des Templiers, qui hante les pensĂ©es de sa famille depuis des gĂ©nĂ©rations. Mais il n'est Ă©videmment pas le seul intĂ©ressé  A la fois archĂ©ologue et aventurier comme qui vous savez, Benjamin Franklin Gates devra rĂ©soudre de nombreuses Ă©nigmes, se balader en divers endroits du globe et Ă©viter Ă  la fois le FBI et un dangereux rival aventurier. Divertissement grand public sans Ăąme ni originalitĂ© - si ce n'est une tentative de moderniser le genre en l'ancrant dans l'Ă©poque contemporaine -, ce premier film cartonne nĂ©anmoins 173 millions de dollars de recettes cinĂ© sur la marchĂ© US, pour une mise initiale de 100 millions, entraĂźnant inĂ©vitablement une premiĂšre suite."L'aventure a un nouveau visage"
 ambitieux comme slogan !Ainsi dĂ©boule "Benjamin Gates et le livre des secrets" National Treasure 2 the Book of Secrets, 2007, toujours de Jon Turteltaub, et toujours avec Nicolas Cage dans le rĂŽle titre. Cette fois, le nouveau visage auto-proclamĂ© de l'aventure s'emploie Ă  prouver l'innocence de son arriĂšre-arriĂšre-grand-pĂšre, soupçonnĂ© d'avoir complotĂ© contre Abraham Lincoln aprĂšs la rĂ©apparition d'une page manquante du journal de John Wilkes Booth, l'assassin du prĂ©sident. D'indice en indice, Nicolas Cage traĂźnera sa mine ahurie entre l'Europe Paris, Londres et les Etats-Unis, ce deuxiĂšme volet - qui lorgne plus volontiers sur "Da Vinci Code" que Indiana Jones - privilĂ©giant l'histoire amĂ©ricaine, les secrets domestiques et les thĂšses conspirationnistes aux explorations en territoires exotiques. Les trĂ©pidantes aventures de Benjamin Gates connaĂźtront-elles une suite ? Avec 220 millions de recettes US pour un budget de 130 millions, la rĂ©ponse est courue d'avance. Nicolas Cage parviendra t-il Ă  nous faire oublier Harrison Ford ? LĂ  par contre c'est une autre histoire
Le recyclage Ă©tant un processus infini, signalons que le relatif succĂšs de "Benjamin Gates et le trĂ©sor des templiers" 2004 semble avoir lui-mĂȘme engendrĂ© une micro vague de titres comme "Le sang des Templiers" Das Blut der Templer, 2004 de Florian Baxmeyer un tĂ©lĂ©film allemand de 3 heures qui mĂ©lange Indiana Jones, Da Vinci Code et Highlander, "Le secret des Templiers" Tempelriddernes skat, 2006 de Kasper Barfoed, "Le trĂ©sor perdu des templiers 2" Tempelriddernes skat II, 2007 de Giacomo Campeotto et l'inĂ©dit "Tempelriddernes skat III Mysteriet om slangekronen" 2008 du mĂȘme rĂ©alisateur, une trilogie d'aventures familiales grand public venue du Danemark, "Le dernier des templiers" Season of the Witch, 2011 de Dominic Sena, avec Nicolas Cage, ou encore "Le sang des templiers" Ironclad, 2011 de Jonathan l'a dĂ©jĂ  vu Ă  plusieurs reprises, quand on manque vraiment d'idĂ©es, plutĂŽt que d'inventer un nouvel aventurier, il reste toujours la possibilitĂ© de l'appeler Allan Quatermain, du nom de ce personnage créé par Sir Henry Rider Haggar, et tombĂ© dans le domaine public. NĂ© dans le comtĂ© du Norfolk le 22 juin 1856 et mort Ă  Londres le 14 mai 1925, Sir Henry Rider Haggard est un Ă©crivain anglais, auteur de romans d'aventures qui se situent dans des lieux considĂ©rĂ©s, en son temps, comme exotiques. En 1885, il publie Les Mines du roi Salomon, dont le hĂ©ros se nomme Allan Quatermain."Allan Quatermain", c'est donc un nom un peu connu du public et qui coĂ»te rien du tout. Pourquoi s'en priver ? C'est sans doute ce que se sont dit les instigateurs de "Allan Quatermain et la pierre des ancĂȘtres" King Solomon's Mines, 2004, tĂ©lĂ©film de 4 heures signĂ© Steve Boyum, avec feu-Patrick Swayze dans le rĂŽle d'Allan Quatermain. Choisissant d'adapter de façon fidĂšle le roman originel, ce divertissement pour le petit Ă©cran se dĂ©roule de façon archi-convenue mais nĂ©anmoins fonctionnelle pour qui souhaite se reposer le bulbe aprĂšs une rude journĂ©e de production TV grand format prĂšs de 3 heures, autre has been en dĂ©tresse aprĂšs Patrick Swayze, c'est au tour de Casper Van Dien d'ĂȘtre coiffĂ© du mĂȘme feutre que Harrison Ford pour les besoins de "La MalĂ©diction du pharaon" The Curse of King Tut's Tomb, 2006, rĂ©alisĂ© par un Russell Mulcahy qui a dĂ©cidĂ©ment son avenir derriĂšre lui. On est ici dans le registre du nanar servile, Ă  la croisĂ©e de "Indiana Jones" et de "La Momie" que Mulcahy tente d'Ă©muler sans trop y situĂ©e peu aprĂšs la PremiĂšre Guerre mondiale, suit ici Danny Freemont Casper Van Dien donc, archĂ©ologue et aventurier en compĂ©tition avec un mystĂ©rieux groupe le "Hellfire Counsel" en VO dans la recherche des diffĂ©rents fragments d'une Ă©meraude mystique. Une fois rĂ©unis, ces morceaux donneront Ă  celui qui les dĂ©tient un pouvoir sans limites. Freemont s'emploie ainsi Ă  dĂ©nicher ces prĂ©cieux fragments, dissĂ©minĂ©s aux quatre coins du globe, mais se les fait chiper par la secte de mĂ©chants apprentis maĂźtres du monde. Le dernier fragment est cachĂ© dans le tombeau du pharaon Toutankhamon
Casper Van Dien est Danny Freemont dans "La MalĂ©diction du pharaon".Vous en voulez encore ? Allez, on va dire que oui, comme ça je peux Ă©galement vous parler d'une autre franchise tĂ©lĂ©, celle du bibliothĂ©caire aventurier Flynn Carson encore un nom qui claque ! Produites par Dean Devlin proche collaborateur de Roland Emmerich avec qui il produisit entre autres Stargate, Independence Day, The Patriot ou encore Godzilla, "Les Aventures de Flynn Carson" "The Librarian" en VO nous invitent Ă  revivre la folle expĂ©rience de la indianajonesploitation Ă  travers trois opus. Qui est Flynn Carson ? Un Ă©tudiant brillant qui obtient un poste de conservateur dans une bibliothĂšque publique, oĂč on le charge de protĂ©ger quelques-uns des plus grands trĂ©sors de l'Histoire, gardĂ©s dans une section secrĂšte de l'Ă©difice. Parmi ces trĂ©sors, on compte par exemple le tapis volant d'Ali Baba, la poule aux oeufs d'or, la boĂźte de Pandore, ou bien la Joconde celle du Louvre Ă©tant une rĂ©plique, si si. Un jour pourtant, une obscure confrĂ©rie parvient Ă  y dĂ©rober un des trois morceaux de la "Sainte Lance de la destinĂ©e" l'arme avec laquelle le soldat romain Longinus aurait percĂ© le flanc du Christ crucifiĂ©. Ni une, ni deux, Flynn Carson se lance Ă  leur poursuite, pour rĂ©cupĂ©rer la relique et empĂȘcher le groupuscule de mettre la main sur les deux parties manquantes. En effet, celui qui viendrait Ă  dĂ©tenir les trois parties contrĂŽlerait la destinĂ©e du monde
RĂ©alisĂ© par Peter Winther, autre collaborateur de Roland Emmerich, "Les Aventures de Flynn Carson le mystĂšre de la lance sacrĂ©e" The Librarian Quest for the Spear, 2004 nous emmĂšne ainsi dans la forĂȘt amazonienne avec au programme chutes d'eau, chasseurs de tĂȘtes, pont qui s'Ă©croule, piĂšges mayas etc., puis dans l'Himalaya, dans la vallĂ©e mystique de Shangri-La chĂšre Ă  James Hilton. AccompagnĂ© par la blonde Nicole, une collĂšgue bibliothĂ©caire experte en arts martiaux, Flynn Carson mettra Ă  profit ses connaissances encyclopĂ©diques pour dĂ©jouer les piĂšges et rĂ©soudre les Ă©nigmes imaginĂ©s par des scĂ©naristes sous forte jaquette DVD dont la police de caractĂšres racole sans scrupules. Au passage, "Flynn Carsen" est bien le nom du hĂ©ros en VO, qui a Ă©tĂ© adaptĂ© en "Flynn Carson" dans la version dĂ©faut d'ĂȘtre trĂšs original, ce tĂ©lĂ©film joue volontiers la carte de l'humour et de la connivence avec le spectateur, portĂ© par un Noah Wyle trĂšs Ă  l'aise dans le rĂŽle du bibliothĂ©caire aventurier. DiffusĂ© sur TNT, la chaĂźne du magnat Ted Turner, The Librarian se voit donnĂ© une suite deux ans plus tard, "Les Aventures de Flynn Carson le trĂ©sor du Roi Salomon" The Librarian Return to King Solomon's Mines, 2006. AprĂšs la Lance de la destinĂ©e, la quĂȘte suivante nous emmĂšne ainsi Ă  la recherche des mines du roi Salomon, un labyrinthe lĂ©gendaire oĂč le monarche cachait un fabuleux trĂ©sor, dont le bien le plus prĂ©cieux Ă©tait un antique manuscrit connu sous le nom de "ClĂ© de Salomon". Un puissant artefact qui, selon la lĂ©gende, recĂšlerait le moyen de contrĂŽler les enfers et de fausser l'espace et le temps
Dans la foulĂ©e suivra encore le foutraque "Les Aventures de Flynn Carson Le secret de la coupe maudite" The Librarian The Curse of the Judas Chalice, 2008, dans lequel le bibliothĂ©caire, hantĂ© par d'Ă©tranges rĂȘves, ira trimballer sa mine de p'tit futĂ© en Nouvelle-OrlĂ©ans oĂč il dĂ©couvrira l'existence d'une conspiration menĂ©e par le plus cĂ©lĂšbre des vampires le Prince Vlad Dracul en personne !. Entre deux vannes, le hĂ©ros s'emploiera cette fois-ci Ă  protĂ©ger le calice de Judas - la relique du jour - et, accessoirement, Ă  sauver une humanitĂ© qui comme d'habitude ne se doute de 2008, tout s'accĂ©lĂšre puisque les deux franchises qui mĂšnent la danse - Indiana Jones et La Momie - sortent cette annĂ©e-lĂ  un nouveau film voit ainsi dĂ©bouler un "La momie - La tombe de l'empereur dragon" The Mummy Tomb of the Dragon Emperor, 2008 qui nous emmĂšne cette fois en Chine en 1946, et dans lequel Brendan Fraser affronte en famille avec madame et leur fiston la momie de l'Empereur Han, de la dynastie des Qin, rĂ©veillĂ©e par le diamant appelĂ© "L'Oeil de Shangri-La". La recette est immuable, avec des situations aux mĂ©chants airs de dĂ©jĂ  vus un tombeau multi-piĂ©gĂ© Ă  l'ancienne, le pĂšre blessĂ© que le fils doit emmener Ă  la fontaine de jouvence façon "Indiana Jones et la DerniĂšre Croisade" et une galerie de personnages qui n'Ă©volue guĂšre le pĂšre et le fils d'abord fĂąchĂ©s puis copains comme cochons, l'aviateur casse-cou portĂ© sur la bouteille, l'inĂ©vitable traĂźtre, sans oublier l'Ă©ternel sidekick comique.MĂȘme l'aspect "creature movie" de cet opus se rĂ©vĂšle balourd, entre une bande de gentils yĂ©tis et un empereur zombie qui, sans rĂ©elle justification, se transforme tantĂŽt en dragon, tantĂŽt en une mochetĂ© Ă©voquant un recalĂ© du casting de "Max et les maximonstres". Bref, du grand spectacle familial et routinier dans lequel s'Ă©garent Jet Li, Michelle Yeoh et Anthony Wong, mis en boĂźte par un Rob Cohen rĂ©alisateur des Ă©pisodes 1 et 3 de la franchise "xXx" qui dĂ©roule son cahier des charges sans grande surprise, et ponctuĂ© par une fin ouvrant tout grand la porte Ă  un quatriĂšme film, qui devrait se dĂ©rouler au PĂ©rou. A moins que les scores mĂ©diocres 102 millions de dollars de recettes aux USA pour un budget de 145 millions n'hypothĂšquent cet hypothĂ©tique "The Mummy 4 Rise of the Aztec".La grosse sortie de 2008, c'est surtout celle de "Indiana Jones et le Royaume du crĂąne de cristal" Indiana Jones and the Kingdom of the Crystal Skull. Nous sommes en 1957, en pleine Guerre Froide. En compĂ©tition directe avec des agents soviĂ©tiques, Indie se lance au PĂ©rou sur la piste du CrĂąne de Cristal de l'ancienne citĂ© maya d'Akator, l'artefact archĂ©ologique ultime, tellement ultime que celui qui le possĂšde et en dĂ©chiffre les Ă©nigmes s'assure du mĂȘme coup le contrĂŽle absolu de l'univers
 rien que ça !Harrison Ford, sorti de sa maison de retraite pour un grand film d'aventures retour d'Indiana Jones Ă©tait attendu. Trop sans doute. Spielberg et Lucas se sont contentĂ©s de reprendre la mĂȘme vieille recette, grossiĂšrement assaisonnĂ©e Ă  la sauce X-Files un temple antique et ses trĂ©sors piĂ©gĂ©s, quelques bestioles serpent, scorpions, fourmis, auxquels on serait tentĂ© d'ajouter un running-gag foireux Ă  base de marmottes, et l'inĂ©vitable catalogue de personnages et situations odieusement stĂ©rĂ©otypĂ©s l'ami de toujours devenu traĂźtre, qui sera finalement victime de sa cupiditĂ©, les mĂ©chants SoviĂ©tiques hyper-caricaturaux etc.. Les jeunes fans qui ont grandi avec Indie dans les annĂ©es 80 sont aujourd'hui des adultes. Pour se mettre dans la poche ce coeur de cible, on accole au hĂ©ros une Madame Indiana Jones une Karen Allen de prĂšs de 60 balais exhumĂ©e des "Aventuriers de l'arche perdue" et un Indiana Jones Jr Shia LaBeouf, sans doute amenĂ© Ă  prendre la relĂšve pour les prochains opus. A l'instar du concurrent "La Momie 3", la grande aventure se vit donc en famille ! Eh oui, les temps changent...Une allĂ©gorie made in South Park qui rĂ©sume le sentiment de nombreux spectateurs Indiana Jones violĂ© par Steven Spielberg et George Lucas !Avec son scĂ©nario bidon Ă  base d'extraterrestres, ses rebondissements aussi "hĂ©naurmes" que prĂ©visibles et son Harrison Ford quasi-grabataire 66 prunes au compteur quand mĂȘme, le film de Spielberg aura laissĂ© un goĂ»t amer dans la bouche des fans de la premiĂšre heure. On ne peut mĂȘme pas se dire que c'est un mal pour un bien, puisque le film n'est pas non plus un nanar. Nous n'y verrons donc qu'un seul intĂ©rĂȘt a posteriori redonner un coup de fouet au phĂ©nomĂšne de l'indianajonesploitation !Budget 185 millions $. Recettes cinĂ© USA 317 millions de $. Recettes totales Ă  travers le monde 783,7 millions $ 576 millions d'euros. De quoi motiver la mise en chantier d'un cinquiĂšme film
Ce fut chose faite, notamment sous l'impulsion des petits futĂ©s de The Asylum, grands spĂ©cialistes du mockbuster qui reprirent l'idĂ©e qu'eurent Golan & Globus 25 ans plus tĂŽt, et bien d'autres par la suite, en rĂ©adaptant le hĂ©ros gratuit Allan Quatermain. "Allan Quatermain and the Temple of Skulls" 2008, de Mark Atkins, se regarde ainsi d'un oeil distrait, comme l'un des derniers rejetons d'une vague d'avatars disparates, produits aux quatre coins du monde, illustrant le concept de cinĂ©ma d'exploitation au sens le plus vĂ©nal mais aussi le plus rĂ©jouissant du terme."Indiana Jones", "Allan Quatermain", "Skulls", un fouet, un chapeau, une tribu de sauvages... c'est bon, tout y est !En 2008 encore, outre un "Flynn Carson 3" Ă©voquĂ© plus haut, on recense Ă©galement un petit nouveau dans la grande famille des aventuriers archĂ©ologues Jack Hunter. Ce jeune clone de Indiana Jones il vit Ă  l'Ă©poque contemporaine mais porte un borsalino comme qui vous savez est le hĂ©ros propret d'une mini sĂ©rie de trois tĂ©lĂ©films de 90 minutes chacun, diffusĂ©s en France sur M6 les 28, 29 et 30 dĂ©cembre 2009. Dans le premier, "Jack Hunter et le trĂ©sor perdu d'Ugarit" Jack Hunter and the Lost Treasure of Ugarit, 2008, l'aventurier se lance Ă  la recherche d'une prĂ©cieuse tablette, exhumĂ©e de l'antique citĂ© mĂ©sopotamienne d'Ugarit par un ami et collĂšgue, assassinĂ© suite Ă  sa tout bon chasseur de trĂ©sor hyper-formatĂ©, Jack Hunter se lance dans l'aventure tout public accompagnĂ© des stĂ©rĂ©otypes habituels, Ă  savoir la brune Nadia, collĂšgue archĂ©ologue et faire-valoir de charme, et le navrant Tariq, sidekick comique pas drĂŽle, tous ayant Ă  faire face Ă  la nĂ©mĂ©sis de service, le vil Albert Littman qui travaille pour la mafia russe. Cet Ă©pisode est du mĂȘme calibre que les deux suivants, "Jack Hunter et le tombeau d'Akhenaton" Jack Hunter The Quest For Akhenatens Tomb et "Jack Hunter et l'Ɠil de l'astre" Jack Hunter and the Star of Heaven. De purs produits ultra-standardisĂ©s, lisses et sans imagination, qui poursuivent sagement un unique objectif faire un divertissement "Ă  la Indiana Jones" pour remplir les grilles des programmes 2008 toujours, la chaĂźne Sci-fi Channel produit "L'Enigme du Sphinx" Riddles of the Sphinx, 2008 de George Mendeluk, un tĂ©lĂ©film qui racole Ă  la fois du cĂŽtĂ© du dernier "Indiana Jones" et de "La Momie 3", tous les deux sortis la mĂȘme annĂ©e. Au cours de leurs explorations, une astronome et un spĂ©cialiste en cryptographie libĂšrent accidentellement un sphinx, crĂ©ature mythologique Ă  tĂȘte humaine et corps de lion. Pour survivre et enfermer Ă  nouveau la crĂ©ature dans sa tombe, ils n'ont qu'une seule solution dĂ©chiffrer une sĂ©rie d'Ă©nigmes complexes et potentiellement mortelles
 Inspiration en berne, interprĂ©tation fade, effets spĂ©ciaux fauchĂ©s, intrigue sans surprises on tient lĂ  encore un produit de consommation courante, sans Ăąme ni gĂ©nie, Ă  rĂ©server aux seuls amateurs de navets estampillĂ©s Sci-Fi et d'aventures sans 2010, on prend les mĂȘmes ingrĂ©dients et on recommence avec "Jack Wilder et la mystĂ©rieuse citĂ© d'or" alias "El Dorado - La citĂ© d'or", un feuilleton TV en deux Ă©pisodes "El Dorado - Temple of the Sun" et "El Dorado - City of Gold", 2010 dans lequel Shane West interprĂšte l'inĂ©vitable hĂ©ros aventurier archĂ©ologue au nom qui claque comme un coup de fouet Jack Wilder. La formule est encore et toujours la mĂȘme le meilleur ami du hĂ©ros vient de mourir, son journal rĂ©vĂšle qu'il menait des recherches sur un mystĂ©rieux calendrier sacrĂ©, cachĂ© au PĂ©rou par les Incas, et donnant accĂšs Ă  une antique citĂ© d'or. Ni une ni deux, le hĂ©ros se lance dans l'aventure, accompagnĂ© par une donzelle et un sidekick cabotin pour les habituelles courses-poursuites, piĂšges, chausses-trappes et dĂ©cors en carton-pĂąte dĂ©jĂ  vus mille fois auparavant. La routine !Il existe quantitĂ©s d'autres titres que nous n'avons pas pu voir, mais qui mĂ©riteraient un coup d'oeil au vu de leur pitch, comme la comĂ©die d'aventures "L'amour de l'or" Fool's Gold, 2008, de Andy Tennant, ou "Treasure Raiders" 2007 vanity-project Ă  la gloire d'Alexander Nevsky que rĂ©alise Brent Huff acteur principal de "Gwendoline", vu Ă©galement dans "American Ninja" et qui semble vouloir nous rejouer Indiana Jones en phĂ©nomĂšne semble relancĂ© jusqu'en Asie, avec par exemple un film comme le corĂ©en "Once Upon a Time in Korea" 2008, de Yong-ki Jeong, dont le scĂ©nario rĂ©unit tous les Ă©lĂ©ment d'un bon ersatz d'Indiana Jones. Nous sommes en 1944, et le pays du matin calme est sous le joug de l'occupant japonais. Lors de fouilles entreprises par les Nippons, un Ă©norme diamant appelĂ© "LumiĂšre de l'Orient", autrefois rattachĂ© Ă  une statue bouddhique sise dans la grotte de Seokkuram, est extrait de la tombe d'un Empereur de la CorĂ©e antique. Il s'agit d'une trĂšs ancienne relique locale, qui symbolise l'indĂ©pendance Ă©ternelle de la nation corĂ©enne. DĂšs lors, diffĂ©rentes factions vont s'Ă©chiner Ă  rĂ©cupĂ©rer le prĂ©cieux artefact un groupe de voleurs, la rĂ©sistance corĂ©enne et l'armĂ©e impĂ©riale du patriotisme pompier de rigueur et d'une caractĂ©risation des personnages toujours aussi plate une belle en dĂ©tresse plus potiche que jamais, des mĂ©chants Japonais archi-caricaturaux, "Once Upon a Time in Korea" constitue un divertissement lĂ©ger, sans surprises mais nĂ©anmoins correct, avec une production design qui tient la route comme souvent chez les CorĂ©ens, costumes, dĂ©cors, Ă©clairage etc. sont Ă  la hauteur. A recommander aux fans de caper-movies historiques et de comĂ©dies d'aventures
Autre signe de relance en Asie "The Treasure Hunter" Ci Ling, 2009, de Yen-ping Chu. AdaptĂ© d'une bande-dessinĂ©e chinoise, ce film taĂŻwanais Ă  gros budget met en vedette un duo composĂ© de l'aventurier Ciao Fei Jay Chou et de l'archĂ©ologue Hua Dingbang Daoming Chen, qui s'emploient Ă  rĂ©cupĂ©rer une carte trĂšs ancienne dĂ©robĂ©e par un groupe criminel. Cette carte mĂšne bien Ă©videmment Ă  un fabuleux trĂ©sor, enfoui dans les ruines de dynasties jadis prospĂšres, situĂ©es quelques part dans le dĂ©sert du Nord-Ouest de la Chine. Autant le mentionner tout de suite "The Treasure Hunter" est un gros ratage. On est en fait en prĂ©sence d'un cross over, qui mĂ©lange un nombre impressionnant d'Ă©lĂ©ments disparates extrĂȘmement mal un mix entre le "Dr WaĂŻ" Ă©voquĂ© plus haut une romanciĂšre va vivre des aventures dignes de ses romans, "Time Rider" le hĂ©ros pourchassĂ© en moto dans le dĂ©sert par des bandits Ă  chevaux, "La Momie" avec un combat contre une momie volante et Indiana Jones bien sĂ»r le hĂ©ros utilise mĂȘme un fouet, le tout mĂątinĂ© de kung-fu, de fantastique il est question de voyage dans le temps et de romance sucrĂ©e. Un tel bric-Ă -brac aurait pu donner un rĂ©sultat un peu fou le film est malheureusement sans envergure, la faute Ă  un scĂ©nario bĂąclĂ© farci de scĂšnes de remplissage, Ă  des personnages archi-stĂ©rĂ©otypĂ©s le hĂ©ros tourmentĂ©, la belle en dĂ©tresse, le mentor au passĂ© trouble, sans oublier l'infĂąme sidekick comique de service interprĂ©tĂ©s par une ribambelle d'acteurs dĂ©pourvus de tout Inde, oĂč les producteurs sont toujours enclins Ă  s'inspirer des grosses machines hollywoodiennes du moment, on mentionnera l'existence de "Aashayein" 2010, une comĂ©die dramatique trĂšs Ă©loignĂ©e de l'univers d'Indiana Jones, si ce n'est son affiche trompeuse et sous trĂšs forte influence !Cette nouvelle vague de films n'a pas non plus Ă©pargnĂ© la France, oĂč Luc Besson a pris le train en marche et rĂ©alisĂ© en 2010 "Les Aventures extraordinaires d'AdĂšle Blanc-Sec", librement adaptĂ© des bandes-dessinĂ©es signĂ©es Jacques Tardi. Si l'on se base sur le pitch, on est lĂ  encore en terrain connu, puisqu'on Ă©volue dans un passĂ© rĂ©tro Paris en 1911, avec une hĂ©roĂŻne, AdĂšle Blanc-Sec, qui est journaliste-romanciĂšre comme la compagne de Brendan Fraser dans la trilogie de "La Momie", comme l'hĂ©roĂŻne d'"A la poursuite du diamant vert" et sa suite, comme le "Dr WaĂŻ" ou l'hĂ©roĂŻne du "Treasure Hunter" Ă©voquĂ© supra et va vivre des aventures en pays Ă©tranger l'Egypte et ses tombeaux millĂ©naires pour y retrouver la momie d'un mĂ©decin de l'AntiquitĂ©, la ramener Ă  la vie et lui demander de sauver sa soeur une premiĂšre partie flirtant ouvertement avec la "momieploitation", on rĂ©alise bientĂŽt que "Les Aventures extraordinaires d'AdĂšle Blanc-Sec" est en fait lui aussi un bon gros cross over ça semble ĂȘtre la mode de mĂ©langer les genres. DotĂ© d'un budget confortable sans ĂȘtre pharaonique 25 millions d'euros, Besson emballe une histoire qu'on pourrait trĂšs schĂ©matiquement dĂ©crire comme un mix entre "La Momie", "Le Fabuleux destin d'AmĂ©lie Poulain" pour certains traits de l'hĂ©roĂŻne, l'intro narrĂ©e par une voix off qui force la connivence et l'espiĂšglerie, la bande-son primesautiĂšre et le Paris d'Ă©poque conforme aux clichĂ©s touristiques - de quoi plaire au public Ă©tranger sans doute avec un zeste de "Jurassik Park", ou plutĂŽt d'"Une Nuit au musĂ©e" pour le ptĂ©rodactyle qui Ă©clĂŽt de son oeuf fossilisĂ© dans le MusĂ©um National d'Histoire Naturelle.Si les Indiana Jones et autres Momie intĂ©graient une bonne dose d'humour Ă  leur formule, "Les Aventures extraordinaires d'AdĂšle Blanc-Sec" choisit carrĂ©ment de ne pas se prendre au sĂ©rieux, dĂ©samorçant ainsi un ridicule souvent Ă  l'affut. L'interprĂ©tation est plus que correcte, la rĂ©alisation assure l'essentiel, le rythme est allĂšgre, bref Besson livre un divertissement honnĂȘte dans les limites restreintes du grand spectacle familial. Et on a beau ne pas ĂȘtre grand fan du mogul d'Europa Corp, on n'est pas non plus du genre Ă  bouder notre plaisir, aussi coupable nous rĂ©serve l'avenir ? Des titres mineurs se profilent pour 2011, comme "The Lost Medallion The Adventures of Billy Stone". On voit dĂ©jĂ  pointer Ă  l'horizon un "Benjamin Gates 3" National Treasure 3, 2011, dans lequel Nicolas Cage se rendra depuis la mystĂ©rieuse Île de PĂąques jusqu'Ă  la mythique citĂ© d'Atlantide, engloutie sous la mer, et oĂč se trouverait une Ă©trange source d'Ă©nergie. On sait Ă©galement qu'un "Indiana Jones 5" est en projet pour 2012, et pourrait lui aussi Ă©voquer l'Atlantide, Ă  moins que ce ne soit le Triangle des Bermudes. Quant Ă  "The Mummy 4 Rise of the Aztec", aux derniĂšres nouvelles il Ă©tait lui aussi prĂ©vu pour 2012. De quoi donner donner du grain Ă  moudre aux opportunistes, grĂące auxquels, gageons-le, la indianajonesploitation a encore de beaux jours devant somptueuses affiches made in jaquette d'un DVD pirate chinois, bel exemple de n'importe quoi une blonde encapuchonnĂ©e qui sort d'on ne sait oĂč, un Indiana Jones qui tient une Ă©pĂ©e que vous ne trouverez dans aucun film de la franchise et, en bas, un bout d'affiche du Seigneur des anneaux avec notamment l'oeil de Jones et l'anglais maudit les aventuriers du rĂ©sumĂ© perdu !Histoire d'au moins les citer dans ce dossier, on signalera enfin qu'il existe bien Ă©videmment aussi des sĂ©ries tĂ©lĂ© inspirĂ©es par le succĂšs d'Indie. Outre la sĂ©rie "Les Aventures du jeune Indiana Jones", on peut Ă©voquer par exemple le sympathique "Jake Cutter" Tales of the Gold Monkey, 1982-1983 et surtout "Sydney Fox l'aventuriĂšre" Relic Hunter, 1999–2002, sorte de fille illĂ©gitime d'Indiana Jones et Lara et fin de ce dossier Ă  lire ICI, avec les parodies Ă©rotiques et pornographiques, et les jeux vidĂ©o. See other formats i?ff t" ^^ 7' JÈ.». r ^' ' Sf^^'^^^ %^C ^^'^' ^'X \ ^ *4 Jfr N. 1 jyj^^ff^;- ".^''^ jFHik ^/.— ^, ss ^1Ăš isÂŁJ REVUE DES DEUX MONDES LVIII ANNÉE — TROISIÈME PÉRIODE TOME LXXXYIII. — l-"" JUILLET 1888. Pafii.— Maison Qttantin, 7, rae Saint-BenoĂźt. REVUE DEĂ  DEUX MONDES -o I— LVIII* ANNÉE — TROISIEME PERIODE TOME QUATEE-TINGT-ÏÏUITIÈME PARIS BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES RUB DE l'universitĂ©, -$>MxMxMC$x$x$xMxMx$x$xMxĂźcMx$x$xMxMxĂźxMxMx$^^ Espagne et Portugal 18 Europe Guide aux bains d'. 12 Italie et Sicile. Italie DU Nord 7 Italie du Centre 7 Italie du Sud 7 Orient. Paris a Constantinople.. 15 États du Danube et des Balkans Hongrie mĂ©ri- dionale; — Adriatique; — Dalmatie ; — MontĂ©- nĂ©gro ; — Bosnie et HerzĂ©govine 15 AthĂšnes et ses environs. 12 GrĂšce en prĂ©paration. Malte , Egypte , Nubie , Abyssinie, SinaĂŻ 25 Syrie et Palestine Suisse et vallĂ©es italiennes. On vend sĂ©parĂ©ment I. GenĂšve, Le Mont-Blanc, Le Mont-Rose II. Oberland , Lac des Quatre-Cantons , Saint- GoTHARD, Lacs Italiens. . III. Bale, Le Nord de la Suisse, les Grisons 25 » 9 » 5 » 5 » II. Gruide^ DiamanĂŻ ^raa&eo Alx- les-Balns, Mar- lioz et leurs environs... 2 Biarritz 2 Boulogne, Berck, Calais, Dunkerque. 2 Bretagne 3 DauphinĂ© et Savoie . . 6 Dieppe et ie TrĂ©port Ault. — Gayeux-sur-Mer. Belgique 5 Espagne et Portugal.. 5 Hollande et bords du Rhin 5 — Le Crotoy. — Saint- ValĂ©ry-sur-Somme Environs de Paris... France /i Mont-Dore le et les eaux m i nĂ©rales d'Auvergne La Bour- boule. — ChĂąlelguyon. — Royat. — Saint-Nectaire. — Saint-Alyre 2 2 » 2 50 Italie et Sicile 6 Londres et les principales villes d'Angleterre 6 Rome et ses environs 6 ! Normandie 3 » Paris 5 » Paris, en anglais 5 » PyrĂ©nĂ©es 5 » Stations d'hiver de la MĂ©diterranĂ©e 3 50 Vichy et ses environs 2 » Vosges, Alsace et Lor- raine 5 » Suisse 4 Tyrol , BaviĂšre, Au- triche-Hongrie 6 III. G^utde^ el Gai^ĂŻe^ poui^ le^ Yopageui^^ PAR DIVERS AUTEURS Guides Besson Èvian-les-Bains 2 Debriges E. Les Alpes du DauphinĂ©. Brochure petit in-8, avec 20 gravures » Cartes Carte de France, dressĂ©e sous la direction de M. Vivien de Saint-Martin, Ă  l'Ă©chelle de 1/1,250,000, indiquant le relief du sol, les voies de communication, les chemins de fer, les routes et canaux, les divisions administratives, etc., 4 feuilles gravĂ©es sur cuivre 15 La mĂȘme, collĂ©e sur toile et pliĂ©e dans un Ă©tui. . 20 Carte des environs de Paris 3 Carte des environs de Paris est. 1 Carte des environs de Paris ouest. 1 Carte des environs de Rouen 2 Carte de la forĂȘt de Fontainebleau. 2 Carte des plages de Normandie, de Cabourg Ă  Yport 3 Ces 6 derniĂšres cartes ont extraites de la Carte de France au 1,100,000 dressĂ©e par le service vicinal, sous la direction de M. Antlioine, IngĂ©nieur. Eliot sont mises eu vente collĂ©es ou cartonnĂ©es. 50 ; Carte de l'AlgĂ©rie, dressĂ©e Ă  l'Ă©chelle de 1/1 ,000,000 par le commandant Niox, d'aprĂšs les documents publiĂ©s par le Ministre de la Guerre, et des travaux inĂ©dits. 1 feuille 2 Carte des PyrĂ©nĂ©es centrales, avec les grands massifs du versant espagnol, par Fr. Schrader. 3 feuilles sont en vente , au prix de 3 francs chacune, cartonnĂ©e Feuille 2. — Posets — Monts-Maudits. — 3. — Val d'Aran. — 5. — Cotiella — Tnrbon. Carte de la Suisse, dressĂ©e par M. Vivien de Saint-Martin, donnant l'altitude des prin- cipaux passages et sommets. CartonnĂ©e 6 Carte de la presqu'Ăźle des Balkans. 1 feuille 1 Carte de la Syrie, dressĂ©e sous la direction de MM. E. Rey et Ghauvet, par M. Tiiuillier, dessinateur-gĂ©ographe, 2 feuilles collĂ©es sur toile, se vendant sĂ©parĂ©ment, chacune 10 I. Carte du nord d» la Syrie E. Rey; ^ feuille de 9^ cent, de hauteur sur 64 cent, de largeur. II. Carte de la PaleĂȘtine et du Liban E. Rey et Chauvet; comprenant en outre les rĂ©gions situĂ©es Ă  l'est de l'Anti-Llban, du Jourdain et de la mer Morte. \ feuille de dehauteur surTĂŽo. delarg. ^ ft> ISIlyv©ll[l© ©art© d© Fran©© Au 1/100,000, dressĂ©e par le Service vicinal Par ordre du Ministre de l'IntĂ©rieur Celle carie formera environ 600 feuilles de 28 centimĂštres sur 38. Un tableau d'assemblage, tenu graluilement Ă  la disposilion de ceux _qui en feront la demande, indique l'Ă©tal acluel d'avancement ds la carte. 331 feuilles sont publiĂ©es au mois dç juin 1888. — Chaque feuille , imprimĂ©e en 5 couleurs, se vend isolĂ©ment 75 centimes, ou pliĂ©e dans un emboĂźtage, 1 franc. g;^$^!' SupplĂ©ment Ă  la REVUE DES DEUX MONDES. — I"-" Juillet 1888. WsSk^© % i^lsĂ©s'i Paris illustrĂ© 15 » Environs de Paris " 50 j On vend sĂ©parĂ©ment ^ niisEAU DE i.'ouEST, 3 fr. ; rĂ©seau DU NOBD , 3 l'r. ; rĂ©seau de 2 fl'. ," RÉSEAU DE l'est. 1 IV. M RÉSEAU d' 1 iV. 50. Jura et Alpes françaises, l-l » On vend sĂ©parĂ©ment SAVOIE, 7 fr. 50; daupiiinĂ© et 7 fr. 50. Franche-ComtĂ©, Jura 7 50 Provence 7 50 Corse 5 » Auvergne et Centre 7 50 La Loire 7 50 De la Loire Ă  la Gironde. 7 50 PyrĂ©nĂ©es.. 1- » Gascogne ei Languedoc. 7 50 CĂ©vennes 7 50 Bretagne "50 Normandie 7 .50 On rend sĂ©parĂ©nK'nt partie du havre au trĂ©poiit, lIVE DROITE DE SEINE. 5 fr. — 2" partie DE IIONFLEUR AU MO\T- , RIVE CAUCIIE UE SEINE, 5 fr. Nord 9 » Champagne et Ardennes 7 50 Vosges 7 50 Guides diveks France, par Rien ^nn sous presse De Paris Ă  Lyon 5 » De LyonĂ ia MĂ©diterranĂ©e 5 » DeParisĂ iaMĂ©diterranĂ©e 9 » De Paris Ă  Bordeaux A 50 AlgĂ©rie, TunisiOfiTanger 12 » A 50 c. Angers. —Arles. — Avignon.— Blois. — Caen. — Cannes. — Chartres. — GĂ©rardmer. — Iles anglaises. — Le Havre. — Le Mans. — Menton. — Nancy. — Nantes. — Nice. — Nimes. — PlombiĂšres. — Reims. — Rouen. — Saint- Malo-Dinard. — Tours. — Vichy. MoNOGiĂźAPiiiics A 1 fr. Arcachon. — Bordeaux. — Lyon. — Marseille. — La Haye- SchĂ©veningue. — Trouville. 1888. — Librairie Haehelle el C.'". loulevarl Suinl-Cleriuain, 79, Paris. LA TRESSE BLONDE PREMIERE PARTIE . . . Ici commençait le premier fragment des mĂ©moires du professeur Victor Rameau I. Ce fut le 26 dĂ©cembre 1865, le lendemain du jour de NoĂ«l, que je donnai lecture, Ă  l'AcadĂ©mie de mĂ©decine, de mon Essai sur les simulations de la double-vue chez les anciens et chez les mo- dernes. De ce travail, je ne veux rien dire, sinon que je le croyais des- tinĂ© Ă  procurer quelque rĂ©putation Ă  son auteur et un peu de gloire Ă  mon pays. Je ne fus point déçu dans mon espĂ©rance, et mes doctes saillies amusĂšrent l'illustre assemblĂ©e, tout en l'Ă©difiant. DĂšs les premiĂšres phrases, je me sentis comme enveloppĂ© par les sym- pathies de mes auditeurs. BientĂŽt ma dissertation explicative sur les fureurs sacrĂ©es des prophĂštes d'IsraĂ«l, les ravissemens d'un saint François d'Assise et les neuf degrĂ©s ascendans vers l'amour sĂ©ra- phique, me valut des murmures flatteurs, suivis du plus profond si- lence. Mais quand j'en arrivai Ă  mes conclusions, mon succĂšs, j'ose 6 REVUE DES DEUX MONDES. l'affirmer, devint un vĂ©ritable triomphe. A peine eus-je, en souriant, prononcĂ© les mots de magnĂ©tisme animal, » que de petits ricane- mens moqueurs firent aussitĂŽt chorus Ă  mes Ă©pigrammes ; et les Bieti, trĂšs bien rĂ©sonnaient dans la salle, tandis que je rĂ©prouvais les farces criminelles » d'un Mesmer, et dĂ©plorais les candides rĂȘveries » d'un Faria ou d'un PuysĂ©gur. Enfin, lorsque dans ma pĂ©roraison j'en vins Ă  rĂ©clamer de M. le prĂ©fet de police une mise en surveillance effective, continue, sĂ©vĂšre et moralisante de tous les magnĂ©tiseurs, fascinateurs, hypniĂątres, mĂ©diums et autres char- latans, d'unanimes bravos me prouvĂšrent que la conscience de l'Aca- dĂ©mie parlait, en ce jour, Ă  l'unisson de la mienne. C'Ă©tait pour moi une fort belle victoire. La tĂȘte en feu, mais le cƓur Ă©panoui, je quittai la salle de la rue des Saints-PĂšres et, des- cendant vers les quais, je me mis Ă  marcher au hasard j'avais besoin de rafraĂźchir la fiĂšvre de mon cerveau. La nuit tombait, une nuit de dĂ©cembre neigeuse, et sous les morsures de la bise, les passans fuyaient, s'enfonçant dans le brouillard. Parvenu aux premiĂšres maisons de la rue du Bac, je m'arrĂȘtai devant la boutique d'un petit libraire et j'entrai pour lire les journaux du soir. Une seule gazette Ă©tait dĂ©jĂ  en vente une feuille lĂ©gitimiste, disparue depuis, le CroisĂ©, trĂšs royaliste, trĂšs catholique, mĂȘme quelque peu littĂ©raire. Je l'achetai... Peut-ĂȘtre faisait-elle mention de la sĂ©ance acadĂ©mique; peut-ĂȘtre aussi de mon humble per- sonne?.. Non, rien encore! Des articles banals sur les menus Ă©vĂ©nemens da jour; quelques injures rĂ©troactives Ă  l'adresse du hideux Voltaire ; l'analyse raisonnĂ©e des derniers miracles accom- plis par la soutane du curĂ© d'Ars,.. mais de l'AcadĂ©mie de mĂ©de- cine, du magnĂ©tisme animal » et de son adversaire M. Victor Rameau, il n'Ă©tait aucunement question. J'allais froisser et rejeter au loin cette prose insipide, quand tout Ă  coup je tressaillis mes yeux venaient d'apercevoir la note suivante Une douloureuse nouvelle. — Nous apprenons la mort de M. Claude-Charles Le Erigent, marquis de MaurĂ©ac, commandeur de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis, lieutenant-gĂ©nĂ©ral des armĂ©es du roi, ancien colonel aux armĂ©es catholiques de Bretagne et d'Anjou, etc., dĂ©cĂ©dĂ© en son hĂŽtel de la rue Saint-Dominique, aprĂšs une longue et cruelle maladie. Tous ceux qui ont conservĂ© dans leur Ăąme le culte sacrĂ© de l'honneur voudront rendre les devoirs suprĂȘmes Ă  ce vaillant, qui fut jadis un champion de son Dieu et un chevalier de son roi. HĂ©las ! les hĂ©ros de cette taille se font rares... Dieu nous aide! » Je connaissais un peu M. le marquis de MaurĂ©ac, ayant Ă©tĂ© au collĂšge le camarade de son fils, devenu l'un de mes plus chers amis. C'Ă©tait un grand vieillard octogĂ©naire, de tournure hautaine. lA TRESSE BLONDE. 7 au visage superbe encore ; l'hĂ©ritier d'une antique famille du par- lement de Bretagne, — bonne noblesse, mais de robe. Durant plu- sieurs gĂ©nĂ©rations, les Prigent de MaurĂ©ac avaient occupĂ©, de par la paulctte, une des quatre charges de prĂ©sident aux enquĂȘtes, presque toujours ordonnĂ©s pour tenir la Tournelle, » — honneur redoutable que justifiaient d'ailleurs des travaux successifs sur les Ă©dits criminels, par suite une connaissance hĂ©rĂ©ditaire des Ăąmes scĂ©lĂ©rates et une pratique familiale de la question selon l'usage de Rennes, » c'est-Ă -dire de la torture par brĂčlement des pieds et des jambes. demeurant, des robins. Mais lui, M. Charles de MaurĂ©ac, avait Ă©tĂ© un soldat, soldat glorieux ; et l'on pouvait dire que la fortune de sa maison Ă©tait l'Ɠuvre mĂȘme de son Ă©pĂ©e. Royaliste ardent, il s'Ă©tait battu ferme et dur pour son prince et pour son Dieu pendant l'Ă©migration, surtout aux derniers jours de l'empire. Le gouvernement de la restauration l'avait comblĂ© de ses faveurs. Reconnu colonel en 1815, il devenait bientĂŽt aprĂšs marĂ©- chal de camp et lieutenant aux gardes-du-corps. Bien vu de M"^ la duchesse d'AngoulĂȘme, choyĂ© par Monsieur, frĂšre du roi, il s'Ă©tait alors mĂȘlĂ© activement Ă  toutes les petites conspirations du pavillon de Marsan contre le ChĂąteau, tenant le duc Decazes pour un sans- culotte, et traitant volontiers Louis XVIII de premier jacobin du royaume. » Aussi l'avĂšnement de Charles X avait-il fait coup sur coup de cet homme si bien pensant un lieutenant-gĂ©nĂ©ral et un marquis. Entre deux faveurs, M. de MaurĂ©ac s'Ă©tait mariĂ©, et mariĂ© fort noblement. Il avait reçu sa femme des mains de M^'' de QuĂ©len lui-mĂȘme une jeune personne trĂšs douce, trĂšs pieuse, un peu su- jette aux extases, trĂšs riche aussi. Soldat de la France, c'est-Ă - dire soldat de Dieu, s'Ă©tait Ă©criĂ© le prĂ©lat en donnant la bĂ©nĂ©diction nuptiale, la main de Celui qui rĂ©compense est Ă©tendue sur vous ! L'Éternel dĂ©jĂ  contemple avec amour toute une lignĂ©e de preux Ă  naĂźtre ; car les mĂ©rites du pĂšre le suivent jusque dans ses enfans. » Un jour pourtant le malheur s'Ă©tait brusquement abattu sur cet heureux de la terre. Jeune encore, le lieutenant- gĂ©nĂ©ral de MaurĂ©ac avait Ă©tĂ© frappĂ© d'apoplexie subite, en pleiri bal, un soir de NoĂ«l, et il n'avait recouvrĂ© connaissance que paralysĂ© pour jan>ais. BientĂŽt la mort entrait dans sa maison, et pen- dant vingt ans elle avait sĂ©vi sans pitiĂ©. Tour Ă  tour le marquis dut prendre le deuil de sa femme, d'une jeune fille et de deux fils, tuĂ©s dans les rangs des carlistes, Ă  la mĂȘme heure, dans le mĂȘme combat. La fm de ces jeunes gens, capitaines aux guĂ©rillas de Cabrera, avait Ă©tĂ© lamentable surpris avec leurs partisans par les troupes de Marie-Christine, ils avaient Ă©tĂ© brĂ»lĂ©s vifs dans une chapelle oĂč ils s'Ă©taient rĂ©fugiĂ©s. Aujourd'hui, de toute la superbe lignĂ©e prĂ©dite, il ne restait debout que le dernier enfant, officier de 8 REVUE DES DEUX MONDES. marine, en ce moment bien loin de France, au milieu des riziĂšres de la Cochinchine, dans les fanges empestĂ©es du MĂ©kong, — mon cher ami RenĂ© de MaurĂ©ac, une Ăąme douce, faible et belle dans le corps maladif d'un nĂ©vrosĂ©, rongĂ© par l'anĂ©mie, Ă©puisĂ© par ses longues croisiĂšres au pays du soleil, de la fiĂšvre et du dĂ©lire... HĂ©las! combien de temps avait-il encore Ă  vivre, celui-lĂ ! Et tandis que la mort emplissait de funĂ©railles cette maison de MaurĂ©ac, la frappant sans merci dans ses plus chĂšres espĂ©rances, elle semblait, comme Ă  plaisir, en Ă©pargner le chef. Le marquis avait pu atteindre sa quatre-vingt-sixiĂšme annĂ©e, — plus de cinq fois ce grand espace d'existence humaine » dont parle Tacite; mais depuis bien longtemps, vieillard attardĂ© dans la vie, M. de MaurĂ©ac n'Ă©tait qu'un lamentable cadavre. ParalysĂ© mainte- nant de tous ses membres, incapable du moindre mouvement, ayant perdu jusqu'Ă  l'usage de la parole, il n'avait plus de vivant en lui que la pensĂ©e. Et cette pensĂ©e s'Ă©chappait de ce corps inerte par deux yeux noirs, qui brillaient, tantĂŽt dĂ©solĂ©s et mouillĂ©s de larmes, tantĂŽt sinistres et chargĂ©s de haine il y avait du dĂ©sespoir et aussi du blasphĂšme dans ce regard... En vĂ©ritĂ©, qu'Ă©tait-il donc tombĂ© de cette main Ă©tendue sur le soldat de la France et de Dieu? » Mes relations intimes avec RenĂ© m'imposaient un devoir de politesse. Je me dirigeai vers l'hĂŽtel de MaurĂ©ac pour inscrire mon nom chez le concierge. Or, pendant que je m'acheminais vers la rue Saint-Dominique, les souvenirs du passĂ© se levaient en foule devant moi. Je revoyais nettement le vieux marquis; je me rappelai tous les dĂ©tails de ma prĂ©sentation Ă  cet Ă©trange malade. Ce soir-lĂ , un soir d'hiver, j'avais dĂźnĂ© Ă  l'hĂŽtel de MaurĂ©ac en tĂȘte-Ă -tĂȘte avec RenĂ©. Durant tout le repas, mon ami ne m'avait parlĂ© que de son pĂšre; et avec quelle respectueuse tendresse! Quel en- thousiasme dans sa voix, tandis qu'il me racontait la vie passĂ©e de l'ancien chef de partisans, les audaces de ses prouesses et les tĂ©mĂ©ritĂ©s de ses coups de main! Le dĂźner achevĂ©, il m'avait in- troduit dans la chambre du malade, et pour la premiĂšre fois je m'Ă©tais trouvĂ© en prĂ©sence du glorieux soldat. J'aperçus un vieil- lard affaissĂ© dans un fauteuil, tout blĂȘme, tout chenu, tout cassĂ©, et qui, de ses yeux mornes, regardait fixement les tisons flambant dans la cheminĂ©e. PrĂšs de lui, un domestique sommeillait sur une chaise. — Mon pĂšre, dit RenĂ©, je vous prĂ©sente M. Victor Rameau, cet ami de collĂšge dont je vous ai parlĂ© bien souvent. M. de MaurĂ©ac leva son regard sur moi^ m'examina et me sourit avec une bienveillance un peu hautaine. Pendant ce temps, RenĂ©, allant et venant, avait ouvert un journal posĂ© sur la table et encore pliĂ© dans sa bande. LA TRESSE BLONDE. 9 — Oh ! cher pĂšre, fit-il tout Ă  coup, voici qui doit vous intĂ©- resser un article sur les armĂ©es de la Bretagne et du Maine, sur vos anciens compagnons d'armes et leurs hauts faits de guerre ! — Les combats des gĂ©ans ! dis-je Ă  mon tour, en saluant le mar- quis. Mais la flamme de ses yeux s'Ă©tait dĂ©jĂ  Ă©teinte, et le sourire de ses lĂšvres venait de se contracter en une grimace. — Victor! poursuivit RenĂ©, puisque Dieu a voulu te doter d'une voix sonore et rĂ©pandre sur toi les dons de l'Ă©loquence,., assieds- toi Ă  cette table, mon ami, et fais-nous lecture de cette chronique. Il alla se placer prĂšs de son pĂšre, posant doucement ses mains sur les deux mains inertes. J'ouvris le journal et commençai de lire. L'article n'Ă©tait qu'un long dithyrambe en l'honneur de la chouan- nerie de l'an vu, une louange enthousiaste des FrottĂ© et des Gadoudal. — Bah! bah! s'Ă©cria RenĂ© en m'interrompant, gloires surfaites!.. Leur M. de FrottĂ© n'a jamais valu Sans-Pareil, et, certes, ce n'est pas Gadoudal qui eĂ»t osĂ© enlever Y Albatros!., ]N 'est-il pas vrai, mon pĂšre? Une plainte aiguĂ«, un cri d'oiseau de proie, lui rĂ©pondit le vieux marquis, ce paralytique clouĂ© sur son fauteuil, s'Ă©tait dressĂ© tout debout. Et il riait, d'un rire sauvage, insensĂ©, effrayant. Mais brus- quement il retomba, s'eflondrant sur lui-mĂȘme ; je le crus mort. BientĂŽt pourtant il revenait Ă  la vie, pour s'ensevelir de nouveau dans le silence et contempler d'un Ɠil stupide la flamme et les cen- dres de son foyer. Depuis cette soirĂ©e, j'en fis la remarque, mon ami ne m'avait plus jamais parlĂ© de son pĂšre. La porte cochĂšre de l'hĂŽtel Ă©tait entre -baillĂ©e ; j'entrai. Dans la cour, malgrĂ© les froidures de la nuit maintenant profonde, un homme se promenait nu-tĂȘte et fumant un cigare. Je m'approchai et reconnus un de mes Ă©lĂšves, le jeune docteur Cordier, qui, depuis plusieurs annĂ©es, habitait prĂšs de M. de MaurĂ©ac, mĂ©decin attachĂ© Ă  sa personne. Il vint Ă  moi, et, avec de grands gestes — Ah! mon cher maĂźtre, s'Ă©cria-t-il, quelle fin bizarre et quelle mort curieuse!.. C'est le retour de son fils qui l'a tuĂ©! — Gomment?.. M. RenĂ© est de retour? — Il est de retour. Hier, dans la nuit, vers une heure, comme j'allais me retirer, M. RenĂ© de MaurĂ©ac est entrĂ© subitement dans la chambre de son pĂšre. Personne ne l'attendait. Il s'est dirigĂ© vers le marquis, lui a saisi les mains et, se tenant debout, l'a regardĂ© sans prononcer une parole. Le vieillard, Ă  son tour, a relevĂ© les yeux et allongĂ© la tĂȘte vers son fils. Et longtemps, trĂšs longtemps, 10 REVUE DES DEUX MONDES. ils se sont ainsi regardĂ©s, face Ă  face, en silence. Tout Ă  coup, de la rue, sont montĂ©s des cris et des chants ; une bande d'Ă©tudians qui faisaient rĂ©veillon passait sous nos fenĂȘtres. Alors, — oh ! cher maĂźtre, c'est incroyable et pourtant c'est absolument vrai, — alors le para- lytique a redressĂ© le front et de ses lĂšvres, muettes depuis tant d'annĂ©es, est sorti un mot NoĂ«l! » a-t-il dit. — Oui, NoĂ«ll.. mon pĂšre; NoĂ«l! » a rĂ©pliquĂ© M. RenĂ© d'une voix frĂ©missante... Et, soudain, le vieillard s'est levĂ©; il a fait trois pas en avant, et, lan- çant un Ă©clat de rire France et honneur! » a-t-il criĂ©. Puis il est retombĂ© lourdement Ă  terre;., il Ă©tait mort!.. Étrange, n'est-il pas vrai? bien Ă©trange ! — Certes!.. Et que dit, que fait M. RenĂ© de MaurĂ©ac? — Ohl vous devriez aller le voir. Il m'inquiĂšte. Depuis vingt- quatre heures, il s'est enfermĂ© prĂšs du corps de son pĂšre, refusant toute nourriture, n'ayant pris aucun repos!.. Oui, il m'inquiĂšte! ajouta le jeune M. Gordier, qui d'un geste expressif se toucha le front. J'entrai dans l'hĂŽtel, dĂ©sireux d'aller serrer la main de mon ami et de lui apporter quelques consolations. Je montai le grand esca- lier de pierre et pĂ©nĂ©trai dans le salon complĂštement obscur. A l'autre extrĂ©mitĂ© de cette piĂšce, j'entrevis une porte close sous la- quelle se rĂ©pandait une mince traĂźnĂ©e de lumiĂšre. C'Ă©tait lĂ , derriĂšre cette porte, que se trouvait la chambre du marquis. Je me dirigeai de ce cĂŽtĂ©, et j'allais frapper pour annoncer ma venue, quand je m'ar- rĂȘtai tout saisi... Quelqu'un parlait dans cette chambre; — mĂȘme, on eĂ»t dit qu'on rĂ©pondait c'Ă©tait comme un bruit de conversa- tion, un dialogue. — Non, oh! non, murmurait une voix suppliante, celle de RenĂ©,., vous vous ĂȘtes calomniĂ©, mon pĂšre!.. Par pitiĂ©, arrachez-moi ce doute,., Ă©pargnez -moi cette Ă©preuve! Je heurtai doucement aussitĂŽt la voix se tut, et un silence pro- fond se fit dans la chambre. Je frappai plus fort pas de rĂ©ponse. Je tentai d'ouvrir la porte elle rĂ©sista, fermĂ©e au verrou. Alors, trĂšs Ă©mu, j'Ă©coutai. La voix s'Ă©leva de nouveau, non plus, cette fois, sup- pliante, mais irritĂ©e et vibrant d'indignation — Oh!., oh! criait-elle,., c'est horrible, monsieur ! c'est infĂąme!., infĂąme!., oui, infĂąme! Que se passa-t-il en moi?.. J'ai honte de l'avouer; mais la peur me saisit, et, m' enfuyant du salon, je sortis Ă  la hĂąte. II. Le lendemain de ce jour furent cĂ©lĂ©brĂ©es Ă  Saint-Thomas-d'Aquin les obsĂšques du marquis de MaurĂ©ac ; cĂ©rĂ©monie fort simple et de LA TRESSE BLONDE. 11 bon goĂ»t, — un monsieur du faubourg Saint-Germain ne pouvant s'en aller vers Dieu dans le vaniteux appareil usitĂ© Ă  la GhaussĂ©e- d'Ântin. Peu de monde; mais un monde trĂšs noble, trĂšs pieux, trĂšs Ă©difiant ; mĂȘme pour donner l'absoute, un prĂ©lat Ă  petit col romain, Ă©vĂȘque in partibus et camĂ©rier du pape. Aucun cortĂšge de troupes aux funĂ©railles de ce lieutenant-gĂ©nĂ©ral, — pour Ă©viter, sans doute, d'ombrager son cercueil des plis de ce drapeau trico- lore tant exĂ©crĂ© par lui et tant combattu pieuse attention d'un fils. J'Ă©tais en retard, trop longtemps retenu chez moi par le soin im- pĂ©rieux de la correction de mes Ă©preuves ; mon mĂ©moire sur les Simulations de la double-vue devait en efiet paraĂźtre, sous peu de jours, dans une de nos gazettes mĂ©dicales. Quand j'arrivai de- vant le porche de l'Ă©glise, la messe Ă©tait terminĂ©e et le convoi funĂšbre se remettait en marclie. La petite place Gribeauval regor- geait de curieux et les voitures de deuil Ă©taient dĂ©jĂ  pleines. OĂč me caser? De guerre lasse, j'allais abandonner la partie et m'en retourner, dĂ©solĂ© d'ailleurs, Ă  mon travail, lorsque j'entendis pro- noncer mon nom — Cher docteur!., bon monsieur Rameau!.. Ici... une place pour vous! En mĂȘme temps se montrait Ă  la portiĂšre d'une voiture de deuil le visage de M. Gorentin Le Barze. J'obĂ©is Ă  son invitation et montai prĂšs de lui. Je connaissais fort peu M. Gorentin Le Barze, bien qu'il m'eĂ»t appelĂ© son cher docteur » et son u bon M. Rameau. » Je le sa- vais trĂšs liĂ© avec mon camarade MaurĂ©ac et pĂšre d'une assez jolie fille, W^ Marie-ThĂ©rĂšse ; mĂȘme, RenĂ© m'avait naguĂšre fait confi- dence de certains projets de mariage doucement caressĂ©s, et j'avais cru deviner qu'un profond amour se cachait, mystĂ©rieux, au fond du cƓur de mon ami. Habitant la Bretagne, oĂč il possĂ©dait de vastes domaines, ce M. Le Barze passait pour riche Ă  millions ; au reste, homme du meilleur monde et fort Ă©rudit, un peu naĂŻf cependant et sentant parfois sa province. Geltisant, voire celtomane, il s'oc- cupait d'archĂ©ologie druidique et s'abandonnait Ă  la passion du dol- men et du menhir. En outre, poĂšte, poĂšte spiritualiste et chrĂ©tien. 11 m'envoyait, d'ordinaire, chacune de ses Ɠuvres, profanes ou sa- crĂ©es tantĂŽt deux gros volumes, dissertation sur deux crĂąnes dĂ©- couverts sous un galgal, — un par volume, — tantĂŽt encore une petite plaquette finement reliĂ©e, vers bretons et vers français chan- tant les mĂ©rites de saint GornĂ©ly, guĂ©risseur des bƓufs et patron de la ville de Garnac. Enfin, candidat politique et membre du con- seil-gĂ©nĂ©ral de son dĂ©partement, M. Gorentin Le Barze Ă©tait un ar- dent lĂ©gitimiste, se posant volontiers en monsieur de la vieille roche, blasonnant son papier Ă  lettres, et trĂšs fier de cet article Le 12 RE7UE DES DECX MONDES. qui prĂ©cĂ©dait son nom, un article disjoint et nobiliaire. Au demeu- rant, un excellent homme. Il n'Ă©tait pas seul dans la voiture. Devant lui s'Ă©tait installĂ©e une autre personne dont la figure ne m'Ă©tait pas inconnue. OĂč l'avais-je donc rencontrĂ©e dĂ©jĂ ?.. C'Ă©tait un homme d'une cinquantaine d'an- nĂ©es, de haute taille, Ă  la face entiĂšrement rasĂ©e, aux yeux noirs s' enfonçant sous d'Ă©pais sourcils, aux longs cheveux grisons rejetĂ©s en arriĂšre. Une redingote de clergyman et une cravate blanche complĂ©taient l'ensemble du personnage. En me voyant monter, il s'inclina et me sourit amicalement ; je lui rendis son salut. Et nous allions lentement, sur le pavĂ© fangeux, sous la neige tombant par flocons, dans la grande rumeur affairĂ©e de la ville. A chaque tournant de rue, j'apercevais la tĂȘte du convoi, et, marchant tout seul derriĂšre le char, front nu et courbĂ© sous la douleur, le pauvre M. RenĂ© de MaurĂ©ac. Comme il me parut changĂ©! La pĂąleur de son visage et l'expression de son dĂ©sespoir me serrĂšrent le cƓur d'une immense compassion. Je le montrai du doigt Ă  mon voisin, M. Le Barze. — Oui, me dit-il tristement, un modĂšle de piĂ©tĂ© filiale !.. Mais aussi, s'Ă©cria-t-il avec emphase, quelle perte pour lui, quel incom- mensurable deuil! Vous autres, messieurs de Paris, vous ignorez ce que fut en son temps, aux grands jours de nos gĂ©ans, le colonel Le Prigent de MaurĂ©ac un hĂ©ros d'HomĂšre ! Ah ! nos paysans la connaissent, son histoire, et nos landes retentissent encore du bruit de ses exploits ! On le chante toujours lĂ -bas, aux pays de Vannes et d'Auray. Sur lui que de ballades et de complaintes 1 J'ai moi-mĂȘme apportĂ© mon humble contingent Ă  ces hymnes de gloire et consacrĂ© quelques vers Ă  ce vaillant. L'homme assis en face de nous tira de sa poche un portefeuille, prit un crayon et se mit Ă  Ă©crire. — Charles de MaurĂ©ac, poursuivit M. Le Barze, fut un preux des vieux Ăąges. A seize ans, il combat Ă  Quiberon ; bientĂŽt compagnon de Cadoudal, son ami et son conseiller, il veut sa part de tous les dangers comme de toutes les gloires ; Ă  trente ans, il est colonel, colonel pour le roi ; et lorsque enfin Bonaparte a lassĂ© la clĂ©mence de Dieu, dĂšs 1813, l'affaire de l'Albatros... — Ahl ah!., votre M. de MaurĂ©ac fut un chouan! interrompit d'une voix de basse- taille le personnage qui prenait des notes,., un homme de sang et de rapines ! Sa rĂ©demption sera pĂ©nible. Il aura fort besoin de nos priĂšres. — Connaissez-vous ce monsieur? me demanda Ă  l'oreille mon voisin devenu tout rouge. Je hochai la tĂȘte pour rĂ©pondre non. Impassible, l'mdividu aux longs cheveux continuait d'Ă©crire. LA TRESSE BLONDE. 13 — Vous ĂȘtes journaliste? lui demandai-je... Sans doute un re- porter chargĂ© du compte-rendu de la cĂ©rĂ©monie funĂšbre? Il se mit Ă  rire — Non, monsieur, non ; je ne subis pas cette Ă©preuve. Tout autre est ma mission... Oui, ma mission I dĂ©clama-t-il, s' emplissant la bouche de ce grand mot... Je tiens des archives il fit une pause, — les archives de la Mort. M, Le Barze se tourna vers moi, tout effarĂ©. Il ne comprenait pas ; moi non plus, d'ailleurs. — Oui, messieurs, ajouta l'inconnu archiviste de la Mort ! J'assiste d'ordinaire aux obsĂšques de tout trĂ©passĂ© de marque ; j'Ă©coute les jugemens rendus sur le dĂ©funt; je recueille l'Ă©loge ou le blĂąme ; j'Ă©tablis mon dossier du Bien et du Mal. Il servira plus tard Ă  mes successeurs en mission pour dĂ©couvrir certaines Ăąmes perdues dans la foule des rĂ©incarnĂ©s. Il ferma son portefeuille, le remit dans sa poche, et, toujours trĂšs souriant — Ainsi donc, messieurs, nous disons feu le marquis de Mau- rĂ©ac, homme de rapines et de sang, ouvrier de guerres civiles, traĂźtre Ă  son pays!.. Ehl eh! la rĂ©incarnation de la pauvre Ăąme sera dure... Peut-ĂȘtre ce beau colonel devra-t-il, quelque jour, porter le mousquet du simple soldat et tomber sous les balles du Prussien ou de l'Anglais, ses bons amis d'autrefois... Amenl Un embarras de voitures venait d'arrĂȘter le cortĂšge ; le macabre personnage ouvrit la portiĂšre, et s'Ă©lança dans la rue. — Qu'est-ce que cela ? me demanda M. Le Barze stupĂ©fait. Je haussai les Ă©paules — Paris est si plein de fous ! rĂ©pondis-je. — Un fou sinistre, cher docteur ! J'approuvai la remarque, et un profond silence s'Ă©tablit entre nous. Au cimetiĂšre, une bien autre surprise m'Ă©tait rĂ©servĂ©e M. Go- rentin Le Barze prononça un discours. Parlant au nom de la patrie bretonne, » il salua d'un adieu plein de larmes la dĂ©pouille du mar- quis de MaurĂ©ac. Un superbe morceau oratoire, ma foi, en belle prose de poĂšte ; un dithyrambe oĂč l'affliction s'exprimait savam- ment par tous les tropes connus de la rhĂ©torique. La pĂ©roraison surtout, en forme de prosopopĂ©e, remua l'auditoire Repose doucement, Ăąme bienheureuse; et nous tes amis, nous ta famille l'orateur adressa un coup d'oeil affectueux Ă  RenĂ©, nous voulons vivre dans la contemplation de tes vertus; que dis-je?.. dans la certitude de ton immortalitĂ© prĂšs de Dieu!.. Oui, ta vie fut un modĂšle et ta mort un enseignement; pour m'ex- ih REVUE DES DEC! MONDESt primer comme le poĂšte, ton dernier soupir fut un soupir illustre !.. NoĂ«l!.. France et Honneur I » as- tu rĂ©pĂ©tĂ© — cri trois fois su- blime d'un soldat, d'un Français, d'un chrĂ©tien!.. France et Hon- neur I Oh! messieurs... m A ce moment, RenĂ© de MaurĂ©ac, qui, la tĂȘte courbĂ©e, immobile et muet, semblait abĂźmĂ© dans la douleur, se redressa d'un sursaut — Assez! par pitiĂ©, assez! bĂ©gaya-t-il; et, d'un geste brutal, il arracha le discours. Une pĂ©nible Ă©motion s'empara de nous tous ; on s'inclina, au plus vite, devant ce dĂ©sespoir un peu intempĂ©rant ; puis chacun s'en re- tourna, qui Ă  ses affaires et qui Ă  ses plaisirs. III. J'avais regagnĂ© la porte des boulevards extĂ©rieurs, quand j'en- tendis dans le brouillard des pas prĂ©cipitĂ©s; on courait aprĂšs moi. Presque aussitĂŽt, quelqu'un me touchait Ă  l'Ă©paule c'Ă©tait RenĂ©. — Je te cherchais, me dit-il... Viens, j'ai Ă  te parler. Un coupĂ© l'attendait ; et, vingt minutes plus tard, nous entrions dans la maison de la rue Saint-Dominique. Me prĂ©cĂ©dant alors, il monta l'escalier et s'arrĂȘta dans le salon. Un feu ardent ronflait dans la cheminĂ©e, et une lampe, allumĂ©e dĂ©jĂ , Ă©clairait de lueurs discrĂštes la vaste et sombre piĂšce. Une vĂ©ritable glaciĂšre, ce grand salon de l'hĂŽtel de MaurĂ©ac, inha- bitĂ© depuis longtemps, suintant l'humiditĂ© et tout empuanti par de fades odeurs de renfermĂ©. De style Louis XVI, il Ă©tait entiĂšrement lambrissĂ© de panneaux sculptĂ©s et peints en blanc. Les meubles qui le garnissaient dataient des premiers jours de la restauration fau- teuils et chaises en Ă©toffe de satin rouge brochĂ© d'argent, canapĂ©s " avec des appliques de cuivre dorĂ©, tabourets Ă  la grecque. PrĂšs de la cheminĂ©e et sous la clartĂ© de la vieille lampe Garcel, une large table Ă  tĂȘtes de sphinx Ă©tait couverte de papiers cartes de visite, lettres ou journaux. Autour du salon et suspendue le long des pan- neaux, je remarquai toute une galerie de tableaux de famille ces messieurs Le Prigent de MaurĂ©ac, prĂ©sidens aux enquĂȘtes, portant perruque Ă  trois marteaux, toge Ă©carlate, hermine mouchetĂ©e, et trĂšs dignes, allongeant une main sur leur mortier de velours ga- lonnĂ© d'or. A droite de la cheminĂ©e, j'aperçus Ă©galement le portrait de la mĂšre de mon ami RenĂ©, une jeune dame de trente ans, brune, sĂšche, assez laide ; tournure insignifiante. Mais Ă  gauche et lui fai- sant pendant, une toile remarquable, signĂ©e Prudhon le mar quis. Assis dans un fauteuil et vĂȘtu Ă  la mode des beaux de 1815 LA TRESSE BLONDE. 15 la haute cravate de mousseline, la polonaise Ă  brandebourgs, la cu- lotte gris perle et les bottes Ă  la Souwarow, M. Charles de MaurĂ©ac montrait en souriant sa pĂąle et superbe figure, qu'Ă©clairaient deux grands yeux noirs. J'allai me placer devant ce portrait et le contem- plai pendant quelques instans. — Que fais-tu? me demanda RenĂ© d'une voix brusque. Viens donc, cher ami, et laisse-moi cela ! De la main il me dĂ©signa un canapĂ© prĂšs du feu et vint s'asseoir Ă  cĂŽtĂ© de moi. — Victor, me dit-il aprĂšs un court silence, les journaux de ce matin sont remplis de ton nom ; je te fĂ©licite de ton succĂšs d'hier. — Mon succĂšs?.. J'avais compris cependant. — Ainsi donc, poursuivit RenĂ©, tu ne crois pas, toi, aux phĂ©no- mĂšnes de la double-vue ! — Parbleu !.. Tu liras mon mĂ©moire; on l'imprime en ce mo- ment. 11 se rapprocha de moi, et me regardant bien en face — Tu n'y crois pas, Victor?.. — Non, certes !.. J'ai formulĂ© cet adage Double-vue, charla- tanisme impudent ou dĂ©rangement cĂ©rĂ©bral I » — Et tu es sĂ»r de ce que tu avances,., absolument sĂ»r? — SĂ»r?.. Un philosophe a dit Quelle certitude ne peut ĂȘtre touchĂ©e par le doute ? 11 se leva et se mit Ă  marcher avec agitation ; bientĂŽt pourtant il s'asseyait de nouveau. Il prit sur la table un paquet de lettres et de cartes et commença de les dĂ©pouiller, tout en causant — Que d'amis, bon Dieu! que d'amis! Non, jamais je ne me serais cru autant choyĂ©!.. Ah! une lettre du ministĂšre de la ma- rine! Il rompit le cachet et parcourut des yeux la missive — VoilĂ  qui va bien! dit-il. On accepte ma dĂ©mission. — Ta dĂ©mission ! — Oui, mon cher. Je suis las de courir le monde ; d'ailleurs, mon sĂ©jour en France est dĂ©sormais nĂ©cessaire. — Ta dĂ©mission,., Ă  ton Ăąge? — Mon Ăąge?.. Trente-cinq ans bien comptĂ©s, Victor, et j'ai la fatigue de tant de choses!.. Fatigue des vomi los-neg ras de l'Ă©qua- teur et du scorbut des pĂŽles; des danses de bayadĂšres et des bai- sers de nĂ©gresses... 11 me saisit le bras, et le serrant avec force — ... MĂȘme, lassitude des voluptĂ©s que procure l'opium I Je tressautai tout Ă©bahi 16 RETDE DES DEUX MONDES. — L'opium?.. Tu ne commets pas, je suppose, un pareil sui- cide ! RenĂ© me lĂącha le bras et reprit l'examen de sa correspondance — Ah! bon Dieu! s'Ă©cria-t-il tout Ă  coup, que me veut celui- lĂ ?.. Regarde. L'objet qu'il me tendit Ă©tait un large carton glacĂ© et gaufrĂ©, pa- reil Ă  une rĂ©clame de commerce contenant raison sociale, indi- cation des marchandises et adresse du marchand. Cet Ă©trange prospectus Ă©tait ainsi rĂ©digĂ© OCCULTISME. — SPIRITUALISME. — TISION DE l'iNFINI. ELIAS. CĂ©lĂšbre les mystĂšres de l'Éternel- Maintenant ; — met en rapport l'humanitĂ© terrestre avec les Esprits et PĂ©resprits de l'Ă©ther ; — adoucit et abrĂšge les Ă©preuves ; — rĂ©vĂšle le grand secret de Vie et de Mort. O Mort dĂ©truite Ă  jamais ! O Mort, oĂč est ta victoire? O Mort y oĂč est ton aiguillon? A Paris, 24, rue Rousselet, — au 3 Ă©tage. Visible chaque soir. — Eh bien! dis-je en rendant la carte; c'est le sieur Elias, un farceur trop connu! 11 a dĂ©traquĂ© bien des cervelles, et, rĂ©cem- ment encore, on a dĂ» lui administrer six mois de prison. — Que faisait-il? interrogea RenĂ©, dont l'Ɠil brilla soudain. — Des jongleries dangereuses!.. Il Ă©voquait les spectres et rap- pelait sur terre les Ăąmes des trĂ©passĂ©s... Un charlatan et un mau- vais drĂŽle ! — Allons donc !.. Et il se trouvait des imbĂ©ciles pour se prĂȘter Ă  un pareil jeu ? — Mon cher, feu Salomon a dit fort bien Le nombre des sots est infini... » Ce genre d'imbĂ©ciles s'appelle Million. RenĂ© saisit le prospectus, le froissa, le cassa et le jeta dans la cheminĂ©e. Le carton rebondit contre l'un des chenets et s'en alla tomber de cĂŽtĂ©, sur la cendre. — Oui, certes, un tel misĂ©rable, s'Ă©cria MaurĂ©ac, mĂ©riterait le bagne Ă  perpĂ©tuitĂ© ! De nouveau, il se leva et reprit le cours de sa marche enfiĂ©vrĂ©e. Par instans il s'arrĂȘtait, et abaissait le regard vers la circulaire d'Elias qui scintillait sous les clartĂ©s de la flamme. LA TRESSE BLONDE. 17 Un domestique entra, nous apportant des journaux du soir. RenĂ© s'en empara, et les parcourut rapidement Ah! fit-il en souriant, le discours de M. Le Barze!.. prononcĂ© Ă  trois heures et imprimĂ© dĂšs midi! Parlez-moi des poĂštes pour bien connaĂźtre le prix de la gloire ! Je fus un peu choquĂ© de ce ton persifleur et de cet air plaisantin Ă  propos d'un aussi douloureux sujet. Quel excellent homme, M. Le Barze! rĂ©pondis-je... On m'a dit que sa fille Ă©tait charmante. TJne faible rougeur se rĂ©pandit sur le visage de RenĂ© Oui, charmante! murmura-t-il. Pauvre Marie-ThĂ©rĂšse!.. Jolie, distinguĂ©e, instruite, — charmante, en effet. Que de fois je l'ai re- vue pendant les longues insomnies de ma vie d'aventures!., et surtout, fit-il en baissant la voix, durant mes terribles nuits de Cochinchine! Absente, et toujours si prĂ©sente! — Eh bien ! que ne l'Ă©pouses-tu ? — Moi? — Oui, toi, M. RenĂ© de MaurĂ©ac... Son pĂšre dĂ©sire cette alliance, et elle aussi, je crois. — Elle aussi, je le sais. 11 se renversa tout alangui dans un fauteuil, et fermant les yeux, joignant les mains — Oh! la noble et douce compagne que j'aurais en elle! Quel beau jour serait celui de telles Ă©pousailles !.. ChĂšre bien-aimĂ©e ; je la vois dĂ©jĂ  s'agenouillant Ă  l'autel; je... Un craquement de la boiserie coupa net sa phrase et remplit le salon d'une plainte Ă©trange, douloureuse, toute pareille Ă  un sanglot. — Quel est ce bruit? demanda RenĂ©, qui vivement redressa la tĂȘte. Je ne pus m'empĂȘcher de sourire ; — Trop de nerfs, mon pauvre ami! Ce salon est restĂ© long- temps inhabitĂ© ; la chaleur a fait dilater ses panneaux, et quelque boiserie a craquĂ©... YoilĂ  tout! Un court silence suivit mon expUcation. — Oui, reprit MaurĂ©ac s'abandonnant derechef Ă  ses pensĂ©es, je quitterais Paris ; je vendrais cet hĂŽtel et m'en irais dans sa chĂšre Bretagne... LĂ , fuyant le monde, bien loin de la foule imbĂ©cile, j'abriterais mon bonheur entre ses bras. Ah! le bonheur, le grand bonheur enfin trouvĂ© dans le grand oubli ! . . Pour la seconde fois, le craquement se fit entendre, plus prolongĂ© et plus lamentable encore. MaurĂ©ac se leva et courut Ă  l'endroit d'oĂč venait le bruit. TOME LXXXVIII. — 1888. 2 IS REVUE DES DEUX MONDES. Je ne m'abusais pas sous l'action de la chaleur, les vieilles boise- ries du salon avaient jouĂ©. Un Ă©cartement s'Ă©tait produit Ă  la jointure d'un panneau, contre la cheminĂ©e, presque sous le portrait du marquis de MaurĂ©ac. Ce panneau avait dĂ» former autreibis un pla- card; mais depuis longtemps, sans doute, il Ă©tait condamnĂ©, car je vis qu'on l'avait clouĂ© avec soin. RenĂ© sonna — Vite, un marteau et un ciseau Ă  froid ! BientĂŽt il se mettait Ă  la besogne, faisant sauter un Ă  un les clous rongĂ©s par la rouille. Le placard s'ouvrit. RenĂ© plongea son bras dans les profondeurs de la cachette, tĂątonna un moment, et sou- dain, poussant un cri, retira un objet qu'il apporta sur la table. C'Ă©tait un mignon petit coffret, ouvrage du premier empire ; une cassette de bois d'acajou, relevĂ©e d'ornemens de cuivre dorĂ© des Amours s'enlaçant dans une guirlande de roses. La clĂ© ne se trou- vait pas Ă  la serrure ; une pesĂ©e violente du ciseau arracha le cou- vercle. Alors, me penchant sur cet Ă©crin, voici ce que j'aperçus Dans la boĂźte capitonnĂ©e de satin rouge, un coussin de velours noir, et, reposant sur le coussin, une longue tresse de cheveux blonds. Lui aussi, RenĂ© de MaurĂ©ac avait vu, et il Ă©tait devenu tout pĂąle. — Dieu!., mon Dieu! balbutia-t-il avec Ă©garement... C'Ă©tait donc vrai ! Il s'empara de la tresse, la plia soigneusement et la mit dans la poche de sa redingote; puis il rejeta le coffret dans sa cachette. — C'Ă©tait donc vrai ! murmura-t-il de nouveau. 11 alla se placer en face du portrait de son pĂšre, et pendant quel- ques minutes le regarda en silence. Tout Ă  coup, je le vis se diriger vers la cheminĂ©e, se courber sur les cendres et saisir une carte que la flamme n'avait pas encore consumĂ©e. — Elias,., fit-il Ă  voix haute,.. rĂ©vĂšle le secret de la Vie et de la Mort. » Celte fois, il dĂ©chira le prospectus et en dispersa les morceaux dans le foyer. La pendule sonna cinq heures. — Viens, me dit-il subitement; j'ai la lĂȘte en feu,., je voudrais prendre l'air... Sortons. IV. La neige ne tombait plus, mais la bise hivernale nous mordait au visage, et nous marchions sur le pavĂ© fangeux, coupant l'humide opacitĂ© du brouillard. — OĂč allons-nous? demandai-je. LA TRESSE BLONDE. 19 — Droit devant nous,., au hasard. RenĂ© appuya son bras sur le mien, et, m'entraĂźnant, descendit la rue Saint-Dominique. Parvenu au coin de la rue Bellechasse, il parut hĂ©siter ; bientĂŽt, cependant, il tournait Ă  gauche et s'enfon- çait dans la morne solitude du quartier de Babylone. Parfois il s'ar- rĂȘtai et respirait Ă  pleins poumons — Oh! l'hiver, disait-il, l'Ăąpre froidure,., quelle voluptĂ© ! Quand un malheureux tel que moi s'est, pendant deux annĂ©es, tordu sous la fournaise du soleil de l'Indo-Ghine, comme il aime un ciel neigeux et une terre glacĂ©e le grand gel de dĂ©cembre ! — Un affreux climat, ces pays d'Indo-Ghine? — Atroce!.. Le jour, les insolations; la nuit, les tortures de l'in- somnie!.. Ah! l'absence de sommeil, les sinistres pensĂ©es, les regrets de ce que l'on aime, les doutes, les soupçons!.. Alors, oh! alors... Il s'arrĂȘta et, dĂ©gageant son bras — C'est ici! me dit-il. Nous nous trouvions dans une ruelle Ă©troite, bordĂ©e de hautes murailles, oĂč, de leur clartĂ© rougeĂątre, quelques rĂ©verbĂšres espacĂ©s piquaient Ă  grand'peine les tĂ©nĂšbres. — Voici bien la rue Rousselet, continua MaurĂ©ac, et voilĂ  le numĂ©ro 24. Pour un marin qui n'a jamais sondĂ© les profondeurs de Paris, cette petite exploration n'est pas mauvaise... Ose donc nier la double-vue ! La maison qu'il me dĂ©signait Ă©tait une bĂątisse Ă  cinq Ă©tages, d'as- sez pauvre apparence. La porte en Ă©tait ouverte. — Ah çà! m'Ă©criai-je, tu ne vas pas chez cet homme, je suppose? Sans me rĂ©pondre, MaurĂ©ac entra. Ébahi, mĂȘme inquiet, je me consultai pendant un instant, puis j'entrai Ă  mon tour. De sa loge, le concierge, un vĂ©ritable gniaf, qui ressemelait de vieilles savates, nous interpella — Que demandez-vous?.. Elias?.. Il ne vous recevra pas au- jourd'hui. RenĂ© passa outre et je le suivis. A l'extrĂ©mitĂ© d'un Ă©troit couloir s'Ă©levait, en serpentant, un escalier de bois aux marches pou- dreuses RenĂ© monta. Des Ă©tages supĂ©rieurs nous arrivait un bruit Ă©trange, toute l'harmonie discordante d'un concert oĂč le son de l'orgue se fĂ»t mariĂ© tantĂŽt Ă  des chants joyeux, tantĂŽt Ă  des gĂ©missemens. Parvenu au paUer de l'entresol, j'apostrophai mon compagnon — Voyons,., ce n'est pas sĂ©rieux! Tu ne fais pas visite Ă  ce char- latan ! Il inclina la tĂȘte en silence. — Est-ce bien le jour d'une telle folie, RenĂ© ? 20 REVUE DES DEDX MONDES. — C'est le jour, dit-il simplement, et il continua de monter. Je m'Ă©tais arrĂȘtĂ©, hĂ©sitant Ă  poursuivre l'aventure j'Ă©prouvai quelque honte. Toutefois, mon doute ne dura qu'un instant la curiositĂ© l'emportait sur mes scrupules. Moi aussi, je dĂ©sirais con- naĂźtre ce trop fameux Elias et surprendre le secret de ses impos- tures!.. Je gravis l'escalier quatre Ă  quatre et rejoignis MaurĂ©ac. Au troisiĂšme Ă©tage, nous fĂźmes halte. A la clartĂ© fumeuse d'un quinquet, je vis une porte peinte en blanc sur laquelle se dĂ©- tachaient en rouge des signes hiĂ©ratiques un serpent enroulĂ© formant un omĂ©ga, et, dans cette circonfĂ©rence, l'image de l'Isis Ă©gyptienne. Une chaĂźne de fer, terminĂ©e par un petit sphinx de cuivre, Ă©tait le cordon de sonnette. RenĂ© la tira violemment aus- sitĂŽt les hymnes cessĂšrent. Il attendit quelque temps , puis derechef secoua la chaĂźne. Enfin, une clĂ© grinça dans la serrure, et l'un des battans de la porte fut timidement entre-bĂąillĂ©. La tĂȘte d'une vieille femme s'allongea vers nous, et des yeux mĂ©fians nous examinĂšrent — Que dĂ©sirez-vous, messieurs? — Elias. — 11 est absent. — Je l'attendrai, riposta MaurĂ©ac, et, poussant la vieille, il pĂ©- nĂ©tra dans l'antichambre. La femme voulut nous barrer le passage — N'entrez pas, criait-elle, le prĂȘtre cĂ©lĂšbre un mystĂšre; n'en- trez pas ! Mais au mĂȘme instant une autre voix se fit entendre — Qu'ils entrent!.. Et vous, que le bras de l'Éternel-Mainte- nant » a conduits jusqu'ici, Ăąmes assoifĂ©es du Vrai, accourez sans crainte 1 V. Un homme venait brusquement d'apparaĂźtre, et j'avais reconnu ce personnage entrevu, le matin, aux obsĂšques du lieutenant-gĂ©- nĂ©ral c'Ă©tait Elias. Il s'inclina, mais avec une politesse un peu hautaine. — Eh quoi ! dit-il, le professeur Victor Rameau parmi nous !.. La Science daignerait-elle interroger la Foi ?. . Il salua ensuite M. de MaurĂ©ac, tout en l'observant avec uhĂš at- tention curieuse; et bientĂŽt RenĂ© dĂ©tournait les yeux, tandis qu'jilias rĂ©primait un sourire. — Vous, monsieur le marquis, lui dit-il alors, soyez aussi le bien- venu... Je vous attendais. Et il nous fit passer dans une autre salle. LA TRESSE BLONDE. 21 — Vous excuserez , messieurs , ce mĂ©chant accueil , reprit-il quand on se fut assis; mais vous m'avez surpris en plein culte. J'initiais une nĂ©ophyte Ă  nos mystĂšres une pauvre Ăąme qui subit sa rĂ©incarnation douloureuse ; misĂ©rable pĂ©cheresse que je m'ef- force d'arracher au pĂ©chĂ© ! Il avait dĂ©bitĂ© ces phrases insensĂ©es avec une assurance de thau- maturge tout Ă  fait risible ; il continua — D'ailleurs, ma bonne vieille servante vit dans une terreur sa- crĂ©e de la police. Elle est bien tyrannique, la police de M. Louis Bonaparte, et ses acolytes, MM. Boittelle et PiĂ©tri, me semblent d'assez pauvres philosophes. INe m'ont-ils pas jetĂ© en prison parmi les escrocs et les voleurs!.. On prĂ©tendait m'abaisser on m'a grandi. Ciim infirmor, iunc potens su?n... Saint Paul en a vu bien d'autres ! Elias fit une pause, tenant toujours son regard fixĂ© sur RenĂ© de MaurĂ©ac. — Au surplus, poursuivit-il, que m'importent leurs maisons cen- trales!.. J'ai bien Ă©tĂ© condamnĂ© Ă  mort!.. Oh! ne vous effrayez pas, — condamnĂ© Ă  mort pour crime politique. Vous voyez en moi un vieil insurgĂ© un de nos rĂ©voltĂ©s contre l'infamie sociale. En juin 18A8, on me ramassa, trouĂ© de balles, derriĂšre les barricades du faubourg Saint- Antoine. J'avais eu faim, messieurs, et j'espĂ©rais trouver du pain au bout de mon fusil illusion de bon jeune homme ! Ma peine fut toutefois commuĂ©e on se montra clĂ©ment. On se contenta de m' envoyer pourrir dans les silos de Lambessa; nous Ă©tions soixante dĂ©portĂ©s dans mon escouade;., plus de quarante s'en allĂšrent colo- niser le cimetiĂšre. Enfin on me gracia... Ohl comme j'ai dĂ©testĂ© alors !.. Quel fiel sur mes lĂšvres et quel venin dans mon cƓur ! Il se tut un moment; la sueur baignait son front, et sa bouche grimaçait en un rictus sauvage. Vite, cependant, il recouvra posses- sion de lui-mĂȘme, et sa voix devint trĂšs douce, toute pĂ©nĂ©trante — Mais aujourd'hui ces rages de porte-guenilles, ces haines de va-nu-pieds sont bien sorties de mon Ăąme... A prĂ©sent, je crois ; je sais maintenant ! Oui, je sais le grand mystĂšre de la vie mortelle, le secret de l'injustice apparente de Dieu, la cause premiĂšre de la pauvretĂ© comme de la fortune. Toute richesse n'est qu'une Ă©preuve; toute misĂšre qu'une expiation. Sans la loi redoutable de la faim, qui de nous voudrait subir le travail; et sans le travail, comment 1 homme pourrait-il s'Ă©lever au dessus de la brute? D'incarnation en incar- nation, l'ĂȘtre humain se purifie sous la douleur et par la souffrance ; ainsi, de creuset en creuset s'affine un mĂ©tal prĂ©cieux... Oui, oui, misĂ©rables les riches, et trop fortunĂ©s les pauvres, — car eux ils sont plus prĂšs de la libĂ©ration suprĂȘme!.. Ah! messieurs, quand brillera le jour bĂ©ni, le jour prochain du triomphe de nos idĂ©es, 22 REVDE DES DEDX MONDES. quelle harmonie, quel amour, quelle fraternitĂ© entre les hommes ! Ose donc, mauvais riche, dĂ©nier Ă  Lazare sa part de ton festin, — toi qui te sais condamnĂ© Ă  mendier Ă  ton tour les miettes de sa table!.. En vĂ©ritĂ©, je vous le dis nous seuls pouvons guĂ©rir le grand cancer social I L'illuminĂ© se leva et se mit Ă  marcher dans la salle, s'exal- tant et trĂšs convaincu. Mais, brusquement, il s'arrĂȘta devant RenĂ©, et s'adressant Ă  lui — D'autres aussi, monsieur de MaurĂ©ac, doivent accourir Ă  nous ceux qui soulFrent et dont, seuls, nous avons le secret de sĂ©cher les pleurs. NaguĂšre, la voix dont parle le prophĂšte se faisait entendre, lamentable le sanglot de Rachel appelant en vain ses enfans. Mais Rachel peut dĂ©sormais sourire parmi ses larmes; car ceux-lĂ  qui n'Ă©taient plus sont encore I Que de mĂšres viennent ici, chaque jour, retrouver les bien-aimĂ©s qu'elles croyaient perdus, recevoir leurs baisers, frissonner sous leurs caresses!.. Et l'on nous persĂ©cute, nous, qui pouvons donner de telles consolations aux cƓurs dĂ©ses- pĂ©rĂ©s et transformer le blasphĂšme en une extase de bonheur ! . . Soudain, il interrompit son homĂ©lie mystique, et, sous le pon- tife, apparut le charlatan. Un tremblement convulsif agita son corps, sa voix devint rauque et ses yeux roulĂšrent terrifiĂ©s — Ah! Dieu, s'Ă©cria-t-il;.. qu'est donc ceci? Dieu!.. Des esprits voltigent, autour de nous... Je les sens, je les entends, je les vois... Une communication va se faire!.. Être formidable, qu'exiges-tu de moi? Alors chancelant et tout pareil Ă  un homme ivre, Elias se dirigea vers une des portes de la chambre, en poussa les deux battans et, d'un geste théùtral, nous invitant Ă  entrer — Messieurs, l'Éternel-Maintenant commande!.. Que vos yeux fermĂ©s s'ouvrent donc Ă  sa lumiĂšre!., qu'ils voient! YĂŻ. La piĂšce oĂč nous venions d'entrer Ă©tait un salon aux meubles prĂ©tentieux chaises et fauteuils de chĂȘne sculptĂ©; du vieux-neuf, de la camelote gothique. Sur la cheminĂ©e, dĂ©corĂ©e comme un autel, se dressait une statuette d'Isis, entre deux brĂ»le-parfums de style grĂ©co-directoire et d'horribles candĂ©labres Ă  gaz. Ils Ă©taient allumĂ©s, et leur clartĂ© fumeuse vacillait dans la demi-obscuritĂ© de la chambre. Je me retournai Elias n'Ă©tait plus avec nous. RenĂ© de MaurĂ©ac cependant s'Ă©tait lourdement affaissĂ© dans un fauteuil. Une bizarre somnolence commençait Ă  le gagner. Ses yeux, toutefois, demeuraient ouverts, et ses prunelles dilatĂ©es re- gardaient fixement devant elles. LA TRESSE BLOADE. 2j — Vois donc... lĂ -bas, contre la muraille, me dit-il tout Ă  coup... Est-ce assez ridicule? Da doigt il me montrait divers tableaux dont les cadres dorĂ©s miroitaient sous le feu du gaz. J'allai voir ce qu'il m'indiquait... C'Ă©tait fort ridicule en effet. Dans ces cadres et sous verre s'Ă©talaient de nombreux textes imprimĂ©s sur vĂ©lin et quelques dessins d'une fantaisie vraiment monstrueuse. Pour la plupart, les textes avaient Ă©tĂ© empruntĂ©s Ă  l'Ɠuvre thĂ©ur- gique des alexandrins. Ici, le demi-chrĂ©tien OrigĂšne; lĂ , les demi- paĂŻans du nĂ©o -platonisme, un Porphyre, un Jamblique, un Proclus et autres adeptes de la MĂ©tensomatose, » — la rĂ©incarnation des ĂȘtres. Certains auteurs modernes Ă©taient citĂ©s Ă©galement Sweden- borg, M. Henri Martin, et surtout le prophĂšte Jean Reynaud, ce doux et naĂŻf rĂȘveur, un exilĂ© du ciel sur la terre. Ces divers thĂ©osophes affirmaient leur foi robuste en l'ascension progressive de la crĂ©ature animĂ©e, depuis l'informe cellule organique jusqu'Ă  l'homme, vers le grand Bien, le grand Beau, le grand Vrai, le Tout infini et fini, l'Impersonnel Ă  la PersonnalitĂ© radiante, le toujours PrĂ©sent dans le passĂ© et l'avenir, — vers l'Éternel -Maintenant. Plus Ă©tranges encore Ă©taient les images qui couvraient la muraille. A cĂŽtĂ© de l'hypothĂšse, la preuve, — et quelle preuve !.. des portraits d'Ăąmes errantes et de pĂ©resprits en peine I Une notice, le plus souvent sinistre, disait le nom et la destinĂ©e de ces vagabonds de l'espace. D'abord, le dessin d'un palais oĂč tous les styles, la coupole du marabout comme la rocaille du vide-bouteilles, se mariaient en un assemblage surprenant. La main d'un mĂ©dium avait Ă©crit et signĂ© au-dessous Maison de la planĂšte Mars, habitacle d'une Ăąme heu- reuse, — Victorien S. fecit. » — A cĂŽtĂ© de son palais, l'Ăąme heu- reuse elle-mĂȘme une façon de forme humaine, revĂȘtue d'une longue robe flottante, un corps sans fm surmontĂ© d'une tĂȘte Ă©norme Ă  la face glabre et aux yeux de bƓuf, un crĂąne hydrocĂ©phale Ă  cri- niĂšre de poĂšte romantique. Au-dessous du portrait, cette autre lĂ©- gende Ame affranchie de la terre. PremiĂšre migration sidĂ©rale Étape vers Dieu. V. S. vidit. » D'autres dessins donnaient les traits postmortels de certaines crĂ©atures condamnĂ©es Ă  la rĂ©incarnation expiatoire ; chacune, avec son nom , portant un numĂ©ro d'ordre d'apparition. Il y avait des pĂ©cheurs, des pĂ©cheresses surtout. Parmi ceux-lĂ , nombre de gens de marque un NĂ©ron, un Louis XV, un M. de Robespierre, — NapolĂ©on 1 Sa lĂ©gende Ă©tait effroyable N° X. NapolĂ©on Bonaparte. Esprit gonflĂ© d'orgueil. Se refuse Ă  subir sa rĂ©incarnation parmi les humbles. Depuis un demi-siĂšcle tournoie dans l'espace, jouet des vents et des tempĂȘtes, poussĂ© du midi au septentrion, et ramenĂ© des glaces de la BĂ©rĂ©sina aux sables 24 RKVDK DJBS DEDX MONOES, de l'Egypte. Quand, flagellĂ© par la bise, il traverse un de ses champs de bataille, chaque brin d'herbe nĂ© d'une poussiĂšre humaine se dresse contre lui et crie vers Dieu. » Les pĂ©cheresses non plus ne manquaient pas Ă  la collection des reines et des favorites royales, des courtisanes et des filles de théùtre. N° XXVII. Comtesse du Barry. — L'Ă©chafaud de la place de la RĂ©volution ne l'a pas suffisamment purifiĂ©e. Se cramponnait Ă  la vie et n'a pas compris la mort. Un second baptĂȘme de sang lui est nĂ©cessaire, » Enfin, au milieu d'un confus amas de draperies, j'entrevis une ignoble figure de gnome, une face de juif hirsute, au nez crochu et au menton en galoche, — apparition fantastique et grimaçante ; puis, au-dessous de l'image, ces mots l'Iscariote. — OrigĂšne a priĂ©, Swedenborg a suppliĂ© cette Ăąme elle-mĂȘme ira vers la lu- miĂšre. Le Juste n'est pas l'Implacable. » En cet instant, un lĂ©ger bruit me fit retourner la tĂȘte Elias Ă©tait devant moi. Il se tenait debout, au milieu de la chambre, un bras appuyĂ© sur l'Ă©paule d'une jeune fille habillĂ©e de blanc; sans doute, l'Ăąme rĂ©incarnĂ©e, » la nĂ©ophyte qu'il initiait Ă  ses mys- tĂšres au moment de notre arrivĂ©e. Elle paraissait ĂągĂ©e de vingt ans Ă  peine, IrĂȘle et petite, assez mignonne, bien que franchement laide et d'une laideur vulgaire une bouche trop large et un nez de gri- sette. Mais de grands yeux noirs trĂšs brillans et d'admirables che- veux blonds donnaient, par leur contraste, une expression bizarre Ă  son visage ; et ces cheveux dĂ©nouĂ©s tombaient, par larges ondu- lations, le long de ses Ă©paules. La figure de la femme Ă©tait d'ailleurs fardĂ©e de blanc, et le bord de ses paupiĂšres crayonnĂ© de bistre lui faisait un regard Ă©norme. Elle s'Ă©tait campĂ©e devant nous, sans aucun embarras, et nous dĂ©visageait effrontĂ©ment; RenĂ© surtout paraissait captiver son attention. Au dehors, l'orgue-harmonium commença de jouer en sourdine, alternant avec des voix d'en- fans ; sa mĂ©lodie nous parvenait trĂšs suave et comme lointaine. Un geste d'Elias interrompit ces chants — Voici la voyante! nous dit-il d'un ton solennel,., une voyante, messieurs, telle qu'en mon long sacerdoce je n'en ai pas ren- contrĂ©e de semblable ! Jamais aucun mĂ©dium n'Ă©gala sa puissante luciditĂ© ! TantĂŽt, elle se dĂ©double et, retraversant la mort, peut vivre Ă  nouveau une de ses vies antĂ©rieures. TantĂŽt, on l'anĂ©antit tout entiĂšre. Alors, elle cesse d'ĂȘtre elle-mĂȘme ; l'esprit d'un autre vient habiter en son corps, et son Ăąme fait place Ă  l'Ăąme Ă©voquĂ©e!.. Anne-Yvonne, mademoiselle Gallo, asseyez- vous ici ! Elias Ă©tendit les mains sur les Ă©paules du sujet, appuya forte- ment, et, rapprochant son visage de celui de la femme LA TRESSE BLONDE. 25 — D"ors ! lui dit-il. La femme laissa tomber son front en arriĂšre, exhalant un profond soupir elle dormait. De nouveau, l'orgue fit entendre ses harmo- nies, coupĂ©es, dĂšs les premiĂšres notes, par le magnĂ©tiseur. — La voyante est prĂȘte... Monsieur le marquis de MaurĂ©ac, que lui voulez-vous demander? Je regardai RenĂ© ; il Ă©tait fort pĂąle. La tĂȘte allongĂ©e vers la fille aux cheveux d'or, il la contemplait d'un Ɠil hagard et comme fas- cinĂ©. A cet appel, il se leva, fit un pas vers le prophĂšte, s'arrĂȘta, parut hĂ©siter, et lui remit enfin un objet qu'il Ă©treignait Ă  pleines mains je reconnus la tresse blonde. — Monsieur de MaurĂ©ac dĂ©sire apprendre sans doute quels ont Ă©tĂ© ces cheveux? poursuivit Elias... Il va le savoir! DĂ©ployant alors la tresse, il la promena sur le front du sujet, sur ses yeux, sur ses lĂšvres, pour la dĂ©poser et l'attacher prĂšs du cƓur. — Anne-Yvonne, fit- il d'une voix impĂ©rieuse,., il faut que tu voies!.. Je commande! Un frisson courut par les membres de la jeune fille endormie, dont la poitrine se souleva, haletante. — Vois ! ordonna de nouveau Elias ;. . je commande ! AussitĂŽt elle se dressa debout. Son visage, tout Ă  l'heure d'une laideur triviale, s'Ă©tait transfigurĂ© maintenant, cette fille Ă©tait vrai- ment belle. Une joie immense, un bonheur indicible, illuminaient la vulgaritĂ© de ses traits. Sa bouche souriait avec amour, son Ɠil rayonnait par longs regards de passion. Elle marcha vers M. de MaurĂ©ac, les bras ouverts, dans le ravissement d'une extase — Le bien- aimĂ©! murmura-t-elle. — Anne-Yvonne, reprit Elias, dĂ©cris-nous ce que tu vois! Une violente Ă©motion contracta la face de la somnambule; sa respiration devint plus saccadĂ©e, plus sifflante encore ; d'un geste frileux, elle ramena ses bras croisĂ©s contre sa poitrine, et toute grelottante — Quel froid et que de neige! Comme le flot dĂ©ferle, lamen- table, sur la grĂšve on croirait entendre un sanglot!.. De la riviĂšre monte une sourde rumeur le grand murmure des glaçons ; et, lĂ - bas, lĂ -bas, derriĂšre la noirceur efi"rayante du bois de sapins, le ponton battu par la vague pousse des gĂ©missemens. L'Ă©pouvantable nuit!.. HĂątons-nous; hĂątons-nous!.. Ah!., le son d'une cloche,., la cloche de NoĂ«l ! NoĂ«l ! c'est le bon et joyeux NoĂ«l aujourd'hui. Oh ! quel pĂ©chĂ© de m'enfuir ainsi loin de l'Ă©glise!.. Et le pauvre enfant qui est malade... si malade, le cher et doux petit! Oh!., oh!., oh!.. Mais non! mĂȘme avant lui, le bien-aimĂ©! Elle s'agenouilla lentement devant RenĂ© de MaurĂ©ac, et lui pre- 26 REVUE DES DEDX MONDES. nant les mains, y dĂ©posa un long et passionnĂ© baiser. Soudain elle se rejeta violemment en arriĂšre, une clameur aiguĂ« sortit de sa bouche — MisĂ©rable!.. Et, de toute sa hauteur» elle tomba sur le plancher. Alors se joua devant moi une effroyable scĂšne, un drame d'agonie et de mort. La femme se dĂ©battait comme dans une Ă©treinte, se tordait comme sous une brĂ»lure. Des larmes coulaient de ses yeux ; elle joignait des mains suppliantes ; ses harlemens sauvages emplissaient le si- lence de la nuit. Peu Ă  peu cependant, les cris devinrent plus faibles et les convulsions moins rapprochĂ©es; le rĂąle s'Ă©trangla dans sa gorge; j'entendis un douloureux soupir; enfin tout cessa. — Elle est morte, dit le thaumaturge, qui se pencha sur le corps... Le marquis de MaurĂ©ac sait-il ce qu'il voulait savoir? RenĂ©, tout blĂȘme, ne jeta qu'un seul mot — Charlatan! Sous le choc de cette injure, Elias se redressa — Ainsi, dit-il froidement, vous n'avez plus rien Ă  demander, puisque vous insultez maintenant? Il fit une courte pause, et, devenu trĂšs solennel — Marquis de MaurĂ©ac, un crime a dĂ» jadis ĂȘtre commis contre cette Ăąme. — Imposteur ! rĂ©pliqua RenĂ©. — Marquis de MaurĂ©ac, s'Ă©cria le prophĂšte d'une voix tonnante, sur votre blason j'ai aperçu du sang ! Un Ă©clat de rire furieux lui rĂ©pondit. Elias marcha vers RenĂ© celui-ci se leva. Allongeant la tĂȘte, les yeux hagards, la bouche ouverte, le buste projetĂ© en avant, il se mit Ă  reculer pas Ă  pas pas Ă  pas l'autre le suivit. C'Ă©tait vraiment terrible Ă  voir. On eĂ»t dit d'une bĂȘte fĂ©roce se dĂ©menant sous le regard du dompteur. Enfin, les poings du prophĂšte s'abattirent lourdement sur Mau- rĂ©ac il tomba, terrassĂ©, Ă  deux genoux. Au dehors, tout se taisait plus d'orgue aux hymnes alternĂ©es; plus de voix chantant des cantiques. Elias rompit le lugubre si- lence ; il se parlait Ă  lui-mĂȘme, semblant adresser quelque oraison jaculatoire Ă  un ĂȘtre invisible et nĂ©anmoins planant au-dessus de nous — 0 toi, disait-il, qui voulus crĂ©er le riche pour l'Ă©preuve et le pauvre pour l'expiation,., faut-il t'obĂ©ir? Oserai-je obliger cette con- science rebelle Ă  faire le bien?.. Oui, je t'entends,., tu m'ordonnes d'appliquer ta loi sainte... Je me soumets 1 Il y avait dans le discours et lĂ© geste de cet homme toute la mise en scĂšne d'un comĂ©dien; il y avait aussi tout le fanatisme d'un sec- taire. LA TRESSE BLONDE. 27 — Marquis de MaurĂ©ac, reprit-il, tes yeux ont dĂ©sirĂ© voir et ils ont vu,., ton cƓur a souhaitĂ© connaĂźtre; il doit savoir Ă  prĂ©sent. — HĂ©las 1 — Écoute donc, cher fils, Ă©coute et comprends!.. Moa Dieu, rÉternel-Maintenant, t'a poussĂ© jusqu'ici pour te contraindre au de- voir» Un lien mystĂ©rieux t'unit dans le passĂ© des Ăąges Ă  cette rĂ©in- carnĂ©e qui tout Ă  l'heure se tordait expirante devant toi. Pauvre crĂ©ature, de nouveau elle court Ă  sa perdition son cƓur est si dĂ©- bile, si misĂ©rable sa conscience ! Sauve-la, mon fils, en te sauvant toi-mĂȘme... Dans cette existence d'aventures et de tentations qui est la sienne, elle doit fatalement succomber prĂ©serve-la de sa chute ; donne-toi tout entier Ă  cette Ɠuvre de rĂ©demption. Elle est seule ici-bas sois donc sa famille, deviens son honneur. Toi et elle; elle et toi, — tant que tu vivras tes jours de passage sur la terre!.. Peut-ĂȘtre les prĂ©jugĂ©s du monde te condamneront; peut-ĂȘtre aussi te rĂ©prouvera la morale selon les hommes... Qu'importe! Mais lui, l'Éternel-GrĂ©ateur, te sourira parce que tu auras gardĂ© pour son amour une de ses crĂ©atures. 11 saisit les mains de RenĂ©, qui tout aussitĂŽt fut agitĂ© d'un long tressaillement — Marquis de MaurĂ©ac, continua le prophĂšte, je commande!.. Tu vois cette femme, de son nom d'aujourd'hui Anne-Yvonne Gallo?.. Je veux qu'elle devienne ton Ă©preuve terrestre, comme tu dois ĂȘtre, — toi, — sa rĂ©demption ; -que tu souffres par elle, comme elle par toi!.. Tu vas la suivre pas Ă  pas dans sa vie. Tu ressen- tiras pour elle toutes les dĂ©sespĂ©rances de la passion dĂ©daignĂ©e, toutes les Ăąpres tortures des dĂ©sirs inassouvis. Tu l'aimeras, tu l'aimeras, — repoussĂ© sans pitiĂ© par elle,., jusqu'au jour, mon fils, oĂč vaincu dans ton orgueil familial, mais vainqueur de cet orgueil mĂȘme, tu la choisiras pour compagne, pour Ă©pouse; oĂč devant tous, tu lui donneras ton nom! — tĂ©moignant ainsi et proclamant que Dieu l'a faite ton Ă©gale, marquis, de par les lois de l'enfantement, de la maladie et de la mort! Se courbant ensuite vers la femme toujours inanimĂ©e, il lui posa un doigt sur le front. A l'instant, celle-ci souleva la tĂȘte, puis le buste, et se mit debout, pareille Ă  un automate sous le jeu d'un mouvement. — Et toi, lui dit le thaumaturge, pauvre crĂ©ature que m'adressa la pitiĂ© de mon Dieu, j'ignore si je pourrai longtemps encore veiller sur ta faiblesse ; car je ne sais point, hĂ©las ! ce que demain me prĂ©pare la malignitĂ© des hommes. Mais, dĂšs aujourd'hui, ma fille, je te veux prĂ©server de toi-mĂȘme... Tu vois celui-ci il est riche, il est noble,., il va chercher sans doute Ă  t'induire en tentation tu le repousseras. Tu fuiras devant ses poursuites ; tu auras le dĂ©- 28 REVDE DES DEDX MONDES. goĂ»t de ses dĂ©sirs, la terreur de son amour. Si tes bras s'ouvrent pour lui, ce ne sera qu'en tremblant et dans la chambre nuptiale... Alors, mais seulement alors, redevenue toi-mĂȘme, tu pourras agir selon ton vouloir, ou selon ta mission. J'ai dit I Elias se tut durant quelques secondes, les observant l'un et l'autre. Et soudain la colĂšre lui empourpra la face ; une fois encore, sa voix rĂ©sonna dans le silence, mais vibrante, impĂ©rieuse, pleine d'inflexions menaçantes — Oh! j'entends, s'Ă©cria-t-il, oui, j'entends la rĂ©volte qui dĂ©jĂ  gronde en vos cƓurs!.. Eh bien! je vais mater toute rĂ©bellion... Esclaves de ma volontĂ©, il faut que vous croyiez ĂȘtre libres,., que tu penses, toi, librement obĂ©ir aux impulsions de ton amour et de ta conscience; toi, aux rĂ©pulsions de ta chair et de ton honneur!.. Donc, je vous enlĂšve la mĂ©moire. Je vous dĂ©fends, — comprenez bien, — je vous dĂ©fends mĂȘme de vous souvenir de moi. . . J'exige que vous oubliiez jusqu'Ă  mon nom!,. Allez, et que tout s'accomplisse! A ces mots, le bruit Ă©clatant d'un gong retentit brusquement; brusquement les lumiĂšres s'Ă©teignirent, et je demeurai plongĂ© dans une obscuritĂ© profonde. Pendant d'assez longs instans, je tĂą- tonnai dans ces tĂ©nĂšbres, cherchant une issue; en mĂȘme temps, j'ap- pelais RenĂ©, mais il ne me rĂ©pondait pas. Enfin, une porte s'ouvrit, et la vieille servante du prophĂšte se montra sur le seuil, un flam- beau Ă  la main. — Le mystĂšre est terminĂ©, me dit-elle; Ă  prĂ©sent, monsieur, il faut vous retirer. Je regardai autour de moi plus d'Elias, ni de voyante ; » point de MaurĂ©ac non plus. J'Ă©tais seul, absolument seul, dans la chambre. — Eh bien 1 oĂč donc est mon ami? demandai-je fort Ă©tonnĂ©. — Votre ami? rĂ©pliqua la vieille,., il est parti dĂ©jĂ . — Parti 1 — Oui, monsieur; sans doute par la porte rĂ©servĂ©e Ă  l'offi- ciant. Et, du doigt, elle me dĂ©signait une tapisserie que je n'avais point aperçue et qui masquait une ouverture pratiquĂ©e dans la muraille. — HĂątez-vous ! continua la femme ; il ne doit pas ĂȘtre bien loin et vous pourrez encore le rejoindre. Je m'Ă©lançai vers l'escalier. Dans la rue, aux clartĂ©s de la neige, j'entrevis une ombre qui fuyait en courant c'Ă©tait bien RenĂ© ; il semblait poursuivre une voiture qui s'Ă©loignait rapidement. Je l'ap- pelai; mais, lui, pressa le pas, et bientĂŽt il disparaissait, s'enton- çant dans le brouillard de cette nuit de dĂ©cembre. LA TRESSE BLONDE. 29 YII. Or, la soir de ce jour, je fus le tĂ©moin, — j'allais dire le hĂ©ros, — d'une aventure, banale en elle-mĂȘme, mais qui plus tard devait m'amener Ă  faire d'Ă©tranges suppositions. RentrĂ© dans mon appartement de la rue du Bac, furieux contre le sans-gĂȘne de M. RenĂ©, je trouvai, m'attendant en mon cabinet, une lettre, et, dans cette lettre, un billet de spectacle. C'Ă©tait un envoi gracieux de mon confrĂšre le docteur Lantz, mĂ©decin de cinq Ă  six théùtres parisiens, spĂ©cialiste pour les maladies du larynx, la Providence de tous les sopranos ou contraltes en mal de gorge ; sa- vant un peu superficiel et bien excellent homme. Il m'adressait son propre fauteuil pour la troisiĂšme reprĂ©sentation d'une piĂšce nou- velle une BĂ©vue de fin d'annĂ©e, la grande vogue du jour, » au dire de certains journaux, — PĂ©kin Ă  Paris, La soirĂ©e Ă©tait fort avancĂ©e; toutefois, Ă©nervĂ© par les funĂšbres Ă©motions de ce jour et dĂ©sireux de me distraire, je dĂźnai prompte- ment et m'habillai. J'ai, d'ailleurs, toujours aimĂ© les petites calem- bredaines dramatiques ; vaudevilles, opĂ©rettes ou parades. J'estime qu'elles fatiguent peu le cerveau et qu'elles sont la prĂ©paration d'un bon sommeil. Celle-lĂ  se jouait sur une scĂšne bĂątie bien loin de mon cher faubourg Saint-Germain, aux Folies-Comiques, lĂ -bas, dans les parages turbulens du boulevard du Temple. Il Ă©tait plus de neuf heures quand j'arrivai devant la façade du théùtre brillam- ment illuminĂ©e. — DĂ©pĂȘchez-vous, me dit l'ouvreuse ; le second acte est dĂ©jĂ  com- mencĂ©... Premier fauteuil, Ă  gauche en entrant, prĂšs de l'or- chestre. Et la dame au bonnet rose ajouta — Vous ĂȘtes, monsieur, Ă  cĂŽtĂ© des auteurs. J'allai prendre ma place, discrĂštement et sans bruit ; en effet, le deuxiĂšme acte venait de commencer. Ma longue habitude de la synthĂšse et de l'analyse me permit de reconstruire rapidement l'exposition de cette Ɠuvre dramatique. Le prĂ©texte Ă  flons-flons choisi par les auteurs Ă©tait notre glorieuse et rĂ©cente expĂ©dition de Chine. A l'acte prĂ©cĂ©dent, un mandarin, M. PĂ©kin quelle invention! avait dĂ» tomber amoureux d'une can- tiniĂšre de zouaves, personnification audacieuse de mon pays, l'avait enlevĂ©e, et, conquis lui aussi par sa conquĂȘte, s'en Ă©tait allĂ© vers Paris s'initier Ă  la civilisation dans les Ă©blouissemens de la Ville- LumiĂšre. Tout d'abord le Mentor en jupons avait conduit son TĂ©lĂ©- 30 REVUE DES DEUX MONDES. maque au bal Mabille. C'Ă©tait ce lieu de dĂ©lices que j'avais sous les yeux, avec sa forĂȘt de palmiers de zinc et ses girandoles de noix de coco. Dans la salle, l'orchestre faisait rage, et derriĂšre la rampe frĂ©tillait une bacchanale Ă©chevelĂ©e. Des danseuses en crinolines Ă©courtĂ©es se dĂ©hanchaient, levaient la jambe, exhibaient toutes les beautĂ©s du cancan, — cette danse nationale de la France, ont tou- jours prĂ©tendu les Allemands. PrĂšs de moi, les auteurs se tenaient immobiles un monsieur trĂšs vieux, septuagĂ©naire Ă  cheveux blancs et Ă  lunettes, un monsieur trĂšs jeune, ayant encore sur les joues le tendre duvet de la vingtiĂšme annĂ©e. SileniĂźieux, ils savouraient les dĂ©licatesses littĂ©raires de leur Ɠuvre. Cependant, cette premiĂšre scĂšne, habile prĂ©paration Ă  l'arrivĂ©e du mandarin, venait de s'achever. Choristes, danseuses et figurans s'Ă©taient groupĂ©s Ă  droite et Ă  gauche du théùtre la grande porte du fond s'ouvrit, et le hĂ©ros de la piĂšce, M. PĂ©kin, apparut au der- nier plan. Mais presque aussitĂŽt une hĂ©sitation se produisit parmi les acteurs, et le chef d'orchestre demeura l'archet en l'air quel- qu'un avait manquĂ© son entrĂ©e. L'auteur septuagĂ©naire s'agita dans son fauteuil, et se penchant vers l'auteur ĂągĂ© de vingt ans — Allons, encore un cheveu ! » lui dit-il ; voilĂ  le Bal Mabille qui est en retard 1 Le jeune monsieur laissa tomber son monocle et riposta — La petite Mignon-ChĂ©rie?.. Tu sais, bon papa, qu'on ne peut jamais compter sur elle... Une mazette 1 C'est toi qui nous l'as im- posĂ©e. Bon papa rĂ©pondit — Il faut encourager la jeunesse. Elle a sans doute trop rĂ©veil- lonnĂ© Ă  la NoĂ«l... La voici ! Le bras du chef d'orchestre s'abaissa, et la musique reprit son rigodon le Bal Mabille, M'^"" Mignon-ChĂ©rie, entrait en scĂšne. Je braquai ma lorgnette sur cette nouvelle Ă©toile, et j'aperçus une pe- tite femme maigrelette, en jupes trĂšs courtes, un bonnet de Folie sur la tĂȘte. Mais aussitĂŽt je fis un haut-le-corps stupĂ©fait, j'avais reconnu la nĂ©ophyte d'Elias, l'Ăąme rĂ©incarnĂ©e, la voyante, l'expia- tricel.. Était-ce possible?.. De quelle farce carnavalesque avais-je donc Ă©tĂ© la dupe?.. Et je haussai les Ă©paules, confus de mon Ă©mo- tion un peu crĂ©dule de tout Ă  l'heure. Les flons-flons avaient recommencĂ©. Le Bal Mabille donnait la bienvenue au noble Ă©tranger ; » Paris saluait PĂ©kin en couplets de facture. — Pourvu, mon Dieu I grommela l'auteur septuagĂ©naire, qu'elle les fasse porter, » ces couplets-lĂ  I LA. TRE?SE BLONDE. 31 — Un des clous de la piĂšce ! murmura l'auteur juvĂ©nile. — Un petit fredon, jeune homme, qui doit faire son tour de France ! D'une voix fausse et blanche, M"'^ Mignon-ChĂ©rie nasillait Je suis l'attrait de la grand'ville, C'est moi le joyeux Bal Mabille... Elle s'arrĂȘta brusquement, roula des yeux effarĂ©s, et son regard demeura fixĂ© sur un des coins de la salle. Il y eut un moment de surprise. Au parterre, dĂ©jĂ  l'on murmurait Oh ! oh!., elle ne sait pas son rĂŽle!.. » La jeune actrice fit un effort visible pour re- prendre possession d'elle-mĂȘme ... Monsieur le Chinois. . . Elle s'interrompit encore. ... Le Cochinchinois... lui criait le souffleur. Nouveau silence du Bal Mabille ; nouveaux rires moqueurs de la salle. PrĂšs de moi, l'auteur Ă  cheveux blancs courbait le front jusque sur le pommeau de sa canne ; l'autre, le jouvenceau, tenait tĂȘte Ă  l'orage; impassible, trĂšs beau... Enfin, toute bouleversĂ©e et bal- butiant d'une façon inintelligible, M"* Mignon-ChĂ©rie acheva son fameux couplet, — un couplet dans le grand style, alors fort Ă  la mode, du Roi barbu,., bu qui s avance . . . Monsieur le Chinois, O vous que le plaisir amĂšne, Entrez dans mon do,., mon dodo,., mon domaine. Une bordĂ©e de sifflets partit des hautes galeries le paradis n'Ă©tait pas content... Et voilĂ  que, poussant une clameur d'Ă©pou- vante, agitant les bras, se rejetant en arriĂšre, la pauvre fille s'abattit sur le plancher. AussitĂŽt le rideau tomba ; et peu aprĂšs le rĂ©gisseur, un joli mon- sieur cravatĂ© de blanc et portant Ă  son habit la rosette du Nicham, se montrait derriĂšre la rampe — Mesdames et messieurs, notre camarade, M'^^ Mignon-ChĂ©rie, vient de se trouver mal... On demande un mĂ©decin. 32 REVUE DES DEUX MONDES. Il se tournait de mon cĂŽtĂ©, vers la stalle qu'aurait dĂ» occuper le docteur Lantz. Un instant plus tard, j'Ă©tais dans les coulisses. Sur la scĂšne rĂ©gnait une confusion vraiment comique. On avait relevĂ© M"^ Mignon-ChĂ©rie pour la dĂ©poser dans un fauteuil. Je m'approchai d'elle. La syncope Ă©tait complĂšte; mĂȘme, je constatai une contracture de tous les membres, — un cas bizarre de cata- lepsie. Je prescrivis en hĂąte quelques remĂšdes. Les camarades en- touraient la malade, et le directeur, un petit juif barbu, M. David Hertzog, arpentait furieusement les planches — Une recette de quatre mille francs I hurlait-il ;.. et il va falloir rendre l'argent !.. Non, non ! qu'on la porte dans sa loge et conti- nuons ! Mais le rĂ©gisseur dĂ©corĂ© du Nicham, qui suivait le maĂźtre, cha- peau bas, rĂ©pondait — Impossible, monsieur le directeur !.. elle est de la premiĂšre du trois et de la cinquiĂšme du quatre. — Des coupures et un raccord ! — Impossible!., impossible 1 Qui nous fera les imitations de MĂ©- lingue et chantera le rondeau de la VĂ©mis aux navets ? — Tout l'attrait de la piĂšce ! Et M. le directeur reprenait sa marche enfiĂ©vrĂ©e. Cependant un mieux sensible venait de se produire chez la malade. Elle rouvrit les yeux et, allongeant un bras vers la salle — LĂ !., lĂ  !.. bĂ©gaya-t-elle... Il est lĂ !.. Le petit juif David Hertzog courut vers le trou du rideau — Qui... lĂ ? demanda-t-il, et quoi... lĂ ? M"^ Mignon-ChĂ©rie se redressa faiblement, et, d'une voix Ă©tran- glĂ©e, toujours sous l'Ă©treinte de l'Ă©pouvante.. — LĂ  !.. au fond du théùtre !.. dans une baignoire,., l'homme ! M. David Hertzog appela son rĂ©gisseur — Monsieur Guzman ! toi qui ne connais pas d'obstacles, va donc voir quel est le bonhomme qui fait si peur Ă  cette enfant. Puis il ajouta — Toutes les mĂȘmes, ces petites !.. On se brouille avec son bel ami et l'on redoute les coups... de dĂ©sespoir! — A propos, Hertzog ! demanda un courriĂ©riste » de journal, joli monsieur frisĂ©, Ă  figure insolente,., quel nom porte sa com- mandite ? — SociĂ©tĂ© anonyme, seigneur Arlequin I Un rire joyeux salua cette joyeusetĂ© directoriale ; elle-mĂȘme, la jeune femme se mit Ă  ricaner. Elle semblait tout Ă  fait guĂ©rie Ă  prĂ©sent, M" Mignon ; car, se levant et s'approchant de l'imprĂ©sa- rio fils d'IsraĂ«l LA TRESSE BLONDE. 33 — Ni... ni, c'est fini! Messeigneurs, en avant la musique ! Le rĂ©gisseur dĂ©corĂ© du Nichana, ce beau M. Guzman, Ă©tait de retour — Je n'ai rien remarquĂ©, dit-il. Toutes les baignoires sont pleines, sauf une, — le sept. Un monsieur y est entrĂ© pendant le second acte ; il vient de partir. — Au rideau ! cria M. Hertzog en agitant une cloche... Docteur, recevez nos remercĂźmens. Moi, durant tout ce brouhaha, je n'avais point cessĂ© d'examiner la malade. Je commençais Ă  douter de ma mĂ©moire. En vĂ©ritĂ©, il me semblait bien la reconnaĂźtre, mais si vaguement! Non, ce n'Ă©tait ni la tournure ni l'expression du visage de la somnambule entrevue tout Ă  l'heure... Et pourtant, ce regard, cette laideur provocante, surtout, — oui, surtout, — ces cheveux blonds?.. TrĂšs anxieux, je voulus en avoir le cƓur net. Je me penchai sur l'Ă©paule de l'actrice, et, d'une voix insinuante — J'ai dĂ©jĂ  eu le plaisir de vous apercevoir, mademoiselle? Elle se retourna et me toisa, surprise, mĂȘme impertinente — Moi, monsieur?.. OĂč ça? — Aujourd'hui, rue Rousselet chez Elias, le prophĂšte Elias. La jeune femme jeta un Ă©clat de rire, et, avec un geste trivial — Rue Rousselet?.. Elias?.. Un prophĂšte?.. Connais pas!.. Gom- ment dites-vous?.. Elias!.. Oh! lĂ ! lĂ ! en voilĂ  un nom ! Et derechef le rire la gagna... Fort bien ! j'Ă©tais fixĂ©; une res- semblance incertaine m'avait pour un moment induit en erreur; mais, d'elle-mĂȘme, l'illusion venait de se dissiper. Je regagnai ma place, et la Revue se termina sans encombre. M" Mignon reparut Ă  la premiĂšre du trois » et Ă  la cinquiĂšme du quatre; » elle imita M. MĂ©lingue et chanta les gloires de la VĂ©nus aux navets. Ce fut pour cette enfant une revanche Ă©clatante, un succĂšs vĂ©ritable, un triomphe. Le parterre trĂ©pignant lui fit bisser plusieurs couplets; les messieurs Ă  gardĂ©nia allongĂšrent leurs mains gantĂ©es et l'applaudirent Ă  quatre doigts ; dans une loge d'avant-scĂšne, des demoiselles eurent la convulsion du rire, et un prince moldave envoya des bouquets avec sa carte de visite... La piĂšce, d'ailleurs, Ă©tait absolument inepte. Cette nuit-lĂ , je dormis sans mauvais rĂȘves. Le lendemain, je recevais une triste nouvelle. Mon frĂšre, consul en Egypte, Ă©tait malade et se trouvait en danger de mort il m'ap- pelait Ă  cris dĂ©sespĂ©rĂ©s. Fort Ă©mu, je me hĂątai de partir le jour mĂȘme, et, Ă  sept heures du soir, le train express m'emportait vers TOME Lxxxvin. — 1888. 3 3 A REVUE DES DEUX MONDES. Marseille. Je quittais Paris sans avoir pu rendre visite Ă  mon ami, M. de MaurĂ©ac. DEUXIEME FRAGMENT. VIII. Mon voyage se prolongea plus que de raison, et je demeurai ab- sent durant prĂšs de sept mois. J'eus le bonheur de rendre mon frĂšre Ă  la santĂ© ; mais sa convalescence fut lente, et, pendant bien des nuits, je dus m'installer Ă  son chevet. Enfin, quand tout danger eut dis- paru, je m'abandonnai sans contrainte Ă  l'Ă©tude et Ă  la contempla- tion de cette merveilleuse Egypte. Je remontai le Nil jusqu'Ă  la seconde cataracte, fouillant les hypogĂ©es, maniant les momies, et je rapportai une joyeuse collection de ces petits bons dieux en usage chez les anciens hommes. De retour Ă  Paris, dans la derniĂšre semaine de juillet, je m'en- fermai chez moi. J'avais hĂąte de reprendre l'impression de mon travail, cet Essai sur les simulations de la double-vue, interrompu depuis si longtemps. Ce livre, d'ailleurs, s'Ă©tait considĂ©rablement accru dans ma pensĂ©e ; le plan s'en Ă©tait modifiĂ© et le cadre Ă©largi la brochure primitive allait maintenant former deux gros vo- lumes. Mes conclusions, toutefois, restaient plus que jamais les mĂȘmes guerre aux charlatans, mĂ©pris au charlatanisme ! Fran- çais, je voulais Ă©crire un livre pour la France, cette terre nour- riciĂšre du bon sens et de l'imagination pondĂ©rĂ©e. Certes, un pareil ouvrage devait m'ouvrir le chemin de l'Institut. DĂšs les premiers jours de mon arrivĂ©e, j'avais Ă©tĂ© soulever le marteau Ă  la porte de l'hĂŽtel de la rue Saint-Dominique. LĂ , M. Baptiste, un concierge modĂšle, m'avait appris l'absence de RenĂ© — OĂč est-il?.. » Et ce discret M. Baptiste de rĂ©pondre avec un geste vague — M. le marquis est en voyage. » J'habitais donc, depuis une quinzaine dĂ©jĂ , ma rĂ©clusion volontaire, en la seule compagnie de mes Ă©preuves, quand un matin la poste me remit une lettre portant le timbre de la ville d'Auray Morbihan cette lettre m'Ă©tait adressĂ©e par MaurĂ©ac Mon cher camarade, m'Ă©erivait-il , notre sieur Baptiste, — comme eĂ»t dit un roi de France, — m'apprend ton retour Ă  Paris tu reviendrais d'Egypte, paraĂźt-il!.. Ainsi, tu as pu t' arracher aux sĂ©ductions des femmes-momies et aux embrassemens des divinitĂ©s Ă  tĂȘte de chien ! Jamais, j'en fais l'aveu, je ne t'aurais supposĂ© un tel courage !.. Mais trĂȘve de balivernes! et parlons de choses sĂ©rieuses. LA TRESSE BLONDE. Se Je me marie. J'Ă©pouse la plus adorable des jeunes filles, une femme de grand cƓur et de haute intelligence, aimante et bonne. Tu l'as dĂ©jĂ  nommĂ©e, n'est-ce pas? c'est M"^ Le Barze. Je suis heu- reux, profondĂ©ment heureux ! Huit jours encore me sĂ©parent de l'instant bĂ©ni oĂč la bien-aimĂ©e sera tout Ă  moi huit jours,., hĂ©las! pour mon impatience, l'Ă©ternitĂ© entiĂšre ! Ah! que de fois je me prends Ă  dire avec un poĂšte ce poĂšte s'appelle M. Corentin Le Barze et il est mon beau-pĂšre! RapiditĂ© des jours, que tu me parais lente! Oui, je suis heureux, car j'aime et me sens aimĂ©... Mais toi» Victor, ne veux-tu point aussi prendre part Ă  mon bonheur, — toi, mon plus vieil ami, toi, mon cher camarade ? Sans aucun doute !.. D'ailleurs, ta fuite prĂ©cipitĂ©e en Egypte, sans m'adresser mĂȘme tes adieux, mĂ©rite un chĂątiment, une expiation, selon la doctrine des prĂȘtres d'Isis ! Donc, Ă  la rĂ©ception de la prĂ©sente, tu prendras le train de Bretagne ; arrivĂ© Ă  la station d'Auray, tu descendras de voiture ; sur le quai de la gare on t'enlĂšve, et, de grĂ© ou de force, on t'em- mĂšne au chĂąteau de BruyĂšre, propriĂ©tĂ© de M. Corentin Le Barze. LĂ , on te sĂ©questre, et, dans huit jours, tu comparois par-devant M. le maire, comme tĂ©moin de mariage du sieur RenĂ© de MaurĂ©ac, ton compagnon d'enfance... Viens! viens! Post-scriptum, — De grandes rĂ©jouissances archĂ©ologiques vont avoir lieu Ă  BruyĂšre avant, pendant et aprĂšs les Ă©pousailles. On fouillera des galgals, on violera des sĂ©pultures, on dĂ©couvrira des crĂąnes, — dolichocĂ©phales peut-ĂȘtre!.. Encore une fois, viens 1 » Mon premier mouvement, en recevant cette lettre, ne fut point assurĂ©ment le bon je pestai contre l'importun qui prĂ©tendait m'ar- racher Ă  mon travail... Malheureux livre, si souvent interrompu, quand, hĂ©las! pourrais-tu paraĂźtre?.. La rĂ©flexion vint tĂŽt calmer cet accĂšs de mĂ©chante humeur. Oui, je devais partir; tout m'en faisait une obligation. Il ne m'Ă©tait pas loisible, aprĂšs ma fuite en Egypte, » comme disait RenĂ©, de me dĂ©rober Ă  sa demande si affectueuse; c'eĂ»t Ă©tĂ© me brouiller Ă  jamais avec lui. Au surplus, l'annonce des rĂ©jouissances archĂ©ologiques » Ă©tait bien pour adoucir l'ennui d'une telle corvĂ©e. Quoi ! on allait fouiller des gal- gals, exhumer des crĂąnes, — dolichocĂ©phales peut-ĂȘtre !. . J'ai tou- jours aimĂ© si passionnĂ©ment l'anthropologie! — Et je me liĂątai d'en- voyer une dĂ©pĂȘche annonçant ma venue prochaine. Deux jours plus tard, au matin, je montai en wagon ; j'arrivai Ă  Nantes dans la soirĂ©e, et bientĂŽt la locomotive m'emportait sur le 36 REVUE DES DEnX MONDES. chemin de Vannes, Auray et Quimper... Oh! les sauvages tristesses des paysages du Morbihan! les vastes landes hĂ©rissĂ©es d'ajoncs; la fougeraie verte diaprĂ©e de jaune, — friches dĂ©solĂ©es d'oĂč les granits Ă©mergent, pareils Ă  des rĂ©cifs sur un ocĂ©an au repos!.. Et tout en contemplant, au clair de lune, les ondoiemens de ces plaines tourmentĂ©es, je composais une prĂ©face. Mais peu Ă  peu la mono- tonie du spectacle, les bercemens de la voiture, peut-ĂȘtre aussi la cadence de mes phrases, me jetĂšrent en langueur ; je fermai les yeux et m'assoupis. A l'arrĂȘt de Vannes, je fus tirĂ© de ce demi-sommeil. Sur le quai de la gare, une bande de jeunes officiers riait, parlait bruyamment et faisait du scandale. L'un d'eux ouvrit la portiĂšre de mon wagon, et appelant un de ses camarades — Henri!., compartimenta peu prĂšs vide,., un seul voyageur, et un monsieur,., tu pourras fumer Ă  l'aise. Puis, prenant des notes de fausset aigu, imitant un soprano de femme Entre dans ton do,., ton dodo,., ton domaine, Mon beau capitaine! — Quelle ineptie! s'Ă©cria toute la bande. — Et quels cabotins ! ajouta une grosse voix, joyeuse et sonore. En mĂȘme temps, un monsieur dĂ©corĂ© de la LĂ©gion d'honneur montait dans ma voiture. — Au revoir et Ă  bientĂŽt ! lui dirent ses amis. 11 les salua d'un geste familier, pendant que le train se remettait en marche... C'Ă©tait un homme d'une trentaine d'annĂ©es, courtaud et trapu, dĂ©jĂ  un peu gros, Ă  la figure laide et brĂ»lĂ©e par le soleil, mais trĂšs Ă©nergique ses cheveux coupĂ©s ras et sa moustache taillĂ©e en brosse dĂ©nonçaient un officier. Il se carra dans un coin du wagon, allongea ses bottes sur la banquette, puis tirant un cigare de son Ă©tui, sans m'adresser un mot de politesse, commença de fumer. Et tandis qu'il emplissait l'Ă©troit compartiment des odeurs de sa nico- tine, ce monsieur chantonnait. BontĂ© divine! je les reconnaissais tous, ces fredons, ces ponts-neufs, ces faridondaines — les hor- reurs musicales et littĂ©raires entendues aux Folies-Comiques! ., Oui, l'auteur septuagĂ©naire, le bon papa, » avait Ă©tĂ© prophĂšte la poĂ©sie &Çi\PĂ©kin Ă  Paris faisait son tour de France; en ce moment, l'Ă©pidĂ©mie devait sĂ©vir Ă  Vannes ! Une demi-heure aprĂšs, le train s'arrĂȘtait en gare ; j'Ă©tais arrivĂ© Ă  Auray. M. de MaurĂ©ac m'attendait sur le dĂ©barcadĂšre, et je tombai dans ses bras. LA TRESSE BLONDE. IX. — Ahl mĂ©chant homme, disait-il, tout en me pressant les mains,. â–ș Ăąme volage, cƓur oublieux, enfin je te tiens ! — Salut, monsieur de MaurĂ©ac! fĂźt derriĂšre nous une voix de^ basse-taille. Je me retournai et aperçus mon fumeur mĂ©lomane. — C'est vous, Henri? dit sĂšchement RenĂ©, qui aussitĂŽt nous prĂ©- senta l'un Ă  l'autre — Mon cher Victor, le capitaine Le Barze, mon futur beau-frĂšre... M. le professeur Rameau, le meilleur de mes amis. — Ah! ah! le voilĂ  donc, ce fameux M. Rameau dont le mar- quis de MaurĂ©ac nous parle si souvent! s'Ă©cria d'un ton jovial le capitaine Le Barze. EnchantĂ© de votre visite! Nous avons, je crois,, voyagĂ© tout Ă  l'heure ensemble. J'aurais dĂ» deviner votre nom.. Un savant I cela se reconnaĂźt de loin, et j'en ai pratiquĂ© un qui vous ressemblait fort; un professeur aussi, M. Durand .. oh! un. vrai savant, dĂ©corĂ© du ruban violet, le tire-bottes, » comme nous l'appelons au rĂ©giment. Il habitait Souk-Ahras,prĂšsdeGuelmay quand j'Ă©tais lieutenant au 3 zouaves... Ah ! le brave homme! Je dĂ©clarai au capitaine que j'ignorais jusqu'Ă  l'existence de son M. Durand, et que d'ailleurs je n'avais jamais visitĂ© Souk-Ahras. — Bah!.. Tant pis, monsieur Rameau!., Un assez vilain trou, mais une bonne petite garnison. Moi, je vous parle d'il y a dix ans. En ce temps-lĂ , on pouvait encore s'y amuser un brin rosser le juif, brimer les mercanti et bazarder lescaboulots oĂč l'on avait des dettes. Mais aujourd'hui... macach! Quinze jours d'arrĂȘt, si vous osez seu- lement donner une chiquenaude Ă  un huissier!.. A Paris, ils appel- lent cela coloniser ! — Victor, me dit RenĂ©, confie-moi ton billet de bagages ; je vais faire porter ta malle dans la calĂšche. Pendant ce temps, mon beau- frĂšre te racontera ses aventures de garnison; cela peut ĂȘtre long! Il avait prononcĂ© ces quelques mots d'un ton de persiflage et sur une note moqueuse. Mais M. Henri Le Barze ne releva pas la plaisanterie ; il me prit familiĂšrement le bras, et, tous deux, nous sortĂźmes de la gare. — Vous connaissez beaucoup M. de MaurĂ©ac? me demanda ex abrupto le capitaine. — Oui, beaucoup, et depuis nombre d'annĂ©es. — Ah!.. Un honnĂȘte homme, n'est-ce pas?.. Oh! pardon pour cette question saugrenue ! Je ne suis point, moi, un monsieur des salons de Paris; je n'ai pas frĂ©quentĂ© le Jockey. Je suis un soldat, 3^ REVDE DES DEUX MONDE?. t mon boudoir n'a jamais Ă©tĂ© que la chambrĂ©e. EngagĂ© Ă  dix-huit ans, monsieur, toujours en Afrique, au milieu des Arbi, » ou bien faisant campagne en GrimĂ©e, chez les Kabyles, en Italie; j'ai maintenant trente-six ans et l'on vient de me nommer capitaine. C'est fort beau, sans doute... Oui, mais je suis un peu rude, un peu fruste, un vrai sauvage; bon garçon, nĂ©anmoins!.. Voulez- vous un cigare? Je refusai, ayant toujours nourri des prĂ©ventions contre la nico- tiane solanĂ©e. Il tira de son Ă©crin une superbe pipe d'Ă©cume, la bourra et l'alluma. Quant Ă  moi, je fis provision de patience Ă©vi- demment, il allait me narrer ses amours avec Cadidja ou bien ses prouesses contre des BĂ©ni quelconques. — Voyez-vous, cher monsieur, poursuivit ce cruel bavard, il s'agit du bonheur de ma sƓur; et moi, je l'aime, ma sƓur. Une Ăąme si candide, si douce, si charmante une petite sainte du paradis ! Je suis pour elle un vrai papa, bien qu'Ă  peine son aĂźnĂ© de dix ans. Il le faut bien ! Mon pauvre pĂšre, le meilleur des hommes, a toute la naĂŻvetĂ© d'un enfant ! Sans moi, la chĂšre petite serait entrĂ©e dĂ©jĂ  en religion!.. Mais le moyen de veiller sur le bonheur d'une jeune fille, quand on est capitaine de turcos et qu'on vit Ă  plus de six cents lieues d'elle, lĂ -bas, sous le gourbi, » en plein Tugurt? — Tugurt, capitaine?.. Ah! vous avez poussĂ© jusqu'Ă  Tugurt!.. Une antique colonie romaine; la patrie de saint Augustin, je crois. Il me regarda de travers, grogna quelque juron entre ses dents, et, faisant le plaisantin — J'ignore, monsieur le savant!.. Mais, Ă  dĂ©faut de saint, il y a lĂ -bas un caĂŻd qui est une fameuse pratique ; il vole et se grise on en a fait un officier de la LĂ©gion d'honneur. A Paris, ils ap- pellent cela civiliser!.. De grĂące, restons sĂ©rieux ; je parle sĂ©rieu- sement, moi! Il se tut un moment, et reprit — Enfin, vous l'affirmez, c'est un honnĂȘte homme, votre ami. Bien ! . . Moi, quand je reçus la lettre de mon pĂšre m'annonçant le mariage de ma petite Marie -ThĂ©rĂšse, je demandai un congĂ©, et me voici Ă  BruyĂšre depuis quelques jours... Savez-vous que je le trouve un peu Ă©trange, votre camarade, M. RenĂ© de MaurĂ©ac, et que j'eusse prĂ©fĂ©rĂ© pour ma chĂ©rie quelque chose de moins noble, de moins distinguĂ©, de moins officier de marine, de moins marquis?., un brave garçon tel que moi, par exemple, fils de ses Ɠuvres, et, — comme disait la cantiniĂšre devenue l'Ă©pouse d'un marĂ©chal de France, — n'ayant que lui seul pour ancĂȘtres!,.. Mais bah! on s'Ă©tait rencontrĂ© Ă  Lorient, aux soirĂ©es du prĂ©fet maritime; on s'Ă©tait retrouvĂ© dans maintes parties de campagne; les paroles Ă©taient Ă©changĂ©es; on Ă©tait fiancĂ© depuis longtemps dĂ©jĂ . D'ail- LA TRESSE BLONDE. Ă©9 leurs, mon excellent pĂšre, un simple bourgeois pourtant, est fĂ©ru de royalisme et entichĂ© de noblesse Mon gendre, M. le marquis deMaurĂ©ac!.. » une phrase qui rĂ©sonne bien dans ce pays-ci; un SĂ©same » qui vous ouvre les portes des chĂąteaux les mieux fer- mĂ©s!.. Et puis, Marie-ThĂ©rĂšse l'aime, votre marquis; mais lui, l'aime-t-il vraiment? Tout en parlant, le capitaine m'avait entraĂźnĂ© hors l'enceinte de la gare, vers les premiĂšres maisons d'Auray. De prochaines rĂ©jouis- sances se prĂ©paraient Ă©videmment pour la petite ville bretonne» car les murs Ă©taient couverts d'affiches annonçant une grande fĂȘte et un concert donnĂ© avec le concours des principaux artistes de la capitale. — Oui, s'Ă©cria M. Henri Le Barze poursuivant son interroga- toire, M. de MaurĂ©ac l'aime-t-il vraiment, ma chĂšre et douce Marie?.. Tenez, monsieur ! depuis huit jours au plus que je suis Ă  BruyĂšre, j'ai reçu dĂ©jĂ  maintes lettres anonymes! Certes, je mĂ©- prise une lettre anonyme et le gredin qui la peut Ă©crire. Mais il y Ă©tait question de ma sƓur; on y racontait certaines amours de M. de MaurĂ©ac et le scandale d'une liaison quasi publique!.. Mon Dieu Ăź je suis homme; je suis officier, trĂšs peu rigoriste et pas du tout bĂ©gueule. J'ai cru devoir, cependant, parler Ă  votre ami; j'ai dĂ©- sirĂ© causer avec mon futur beau-frĂšre. Eh bien ! au lieu de rire et d'avouer, il s'est emportĂ© ; il m'a jouĂ© la comĂ©die de l'homme qui ne veut pas comprendre!.. Pourquoi?.. Moi, je n'aime guĂšre ces hypocrisies elles cachent toujours un secret dĂ©sir de ne point rompre avec la maĂźtresse ! Il m'entraĂźnait toujours, Ă©levant le ton et s'irritant Ă  ses propres discours — Alors, j'ai voulu en avoir le cƓur net! Je me suis fait prĂ©- senter Ă  la DulcinĂ©e... Elle est en ce moment Ă  Vannes, — oui, Ă  Vannes!., Ă  quelques lieues de BruyĂšre!.. Pourquoi encore?.. — Et je l'ai vue!.. Ah! cher monsieur, quelle ignominie!., quelle... — Victor! cria M. de MaurĂ©ac, qui nous cherchait depuis un bon moment, oĂč donc Ă©tiez-vous? Les bagages sont dans la voiture. Partons. — Nous reprendrons l'entretien, me dit le capitaine; je dĂ©sire Ă©claircir ce mystĂšre! Une calĂšche attelĂ©e de deux chevaux s'avança vers nous. — Monte, cher ami! me dit RenĂ© en ouvrant la portiĂšre. — Pardon! fit d'une voix sĂšche le capitaine Le Barze, permettez que je fasse moi-mĂȘme les honneurs de chez moi ! Il m'invita du geste Ă  prendre place ; MaurĂ©ac s'assit Ă  mes cĂŽtĂ©s, M. Le Barze en face de nous; et bientĂŽt nous roulions sur le Ă O RETUE DES DEUX MONDES, pavĂ© d'Auray. La voilure franchit le vieux pont bĂąti sur le Loch, et, tournant Ă  droite, s'engagea dans un chemin de traverse. La route, naalaisĂ©e et raboteuse, serpentait suivant les mĂ©andres de la riviĂšre, tantĂŽt coupant Ă  travers de maigres varennes, tantĂŽt s'enfonçant dans l'obscuritĂ© des sapiniĂšres. Une contrainte glacĂ©e rĂ©gnait entre nous. Le premier, M. Henri Le Barze rompit ce pĂ©- nible silence — L'Anglais est-il enfin parti? demanda-t-il. — Il ne partira jamais ! rĂ©pliqua RenĂ©, qui, s'adressant Ă  moi €omme tu vas ĂȘtre content, cher ami!.. Nous allons te servir rs melior gĂȘner is humani. Or le sĂ©nat Ă©tait restĂ© en grande partie paĂŻen. Ces grands corps aristocratiques sont toujours conservateurs ; celui-lĂ  surtout, qui tirait toute son illustration du passĂ©, devait ĂȘtre contraire aux nou- veautĂ©s. On y professait ouvertement la maxime qu'en toute chose les anciens ont toujours raison, et que, toutes les fois qu'on change, c'est pour faire plus mal. » Avec une telle disposition d'esprit, on comprend que le sĂ©nat n'ait pas Ă©tĂ© favorable aux innovations de Constantin et qu'il soit restĂ© longtemps fidĂšle Ă  la religion, comme aux usages, des aĂŻeux. Cependant, vers le milieu du iv siĂšcle, on remarque que plusieurs grandes familles commencent Ă  ĂȘtre Ă©bran- lĂ©es dans leur loi. C'est par les femmes que la haute sociĂ©tĂ© de Rome, jusque-lĂ  si obstinĂ©ment paĂŻenne, a Ă©tĂ© entraĂźnĂ©e au chris- tianisme. Les femmes, celles surtout de cette aristocratie intelli- gente et lettrĂ©e, se sentaient attirĂ©es vers la nouvelle religion par l'intĂ©rĂȘt qu'elles prenaient aux grandes questions qu'agitait alors l'Ă©glise. Personne ne leur contestait le droit de les discuter. Les plus grands docteurs de ce temps, saint JĂ©rĂŽme et saint Augustin, ne se montrent jamais surpris d'ĂȘtre consultĂ©s par elles sur les pro- blĂšmes les plus obscurs de la thĂ©ologie, et ils mettent une complai- sance infatigable Ă  leur rĂ©pondre. On peut dire hardiment que de nos jours, oĂč c'est un lieu-commun de proclamer leur droit Ă  tout connaĂźtre et Ă  se mĂȘler de tout, elles n'occupent pas dans nos po- lĂ©miques politiques et religieuses la place qu'elles avaient prise au iv^ siĂšcle. Elles trouvaient donc, dans le christianisme, une satis- faction pour leur esprit comme pour leur Ăąme, et il n'est pas sur- prenant qu'elles s'y soient jetĂ©es avec tant d'ardeur. Une fois con- \ On peut Ă©tudier Ă  ce sujet l'ouvrage intĂ©ressant que M. LĂ©crivain vient de pu- blier sur le SĂ©nat romain depuis DioclĂ©tien, Ă  Rome et Ă  Constantinople. ÉTUDES d'histoire RELIGIEUSE. 67 quises, elles entraĂźnĂšrent leurs maris et leurs proches. AprĂšs ces grandes Romaines, les LĂ©a, les MĂ©lanie, les Paule, qui Ă©taient de la race Ă©nergique des GornĂ©lie et des Porcia, vinrent les Anicius, les Toxotius, les Pammachius, et peu Ă  peu toute la noblesse suivit. Mais ce mouvement commençait Ă  peine Ă  l'Ă©poque qui nous occupe. Non-seulement alors les paĂŻens Ă©taient encore fort nom- breux dans l'aristocratie romaine, mais il semble qu'ils Ă©taient de- venus plus dĂ©vouĂ©s Ă  leurs dieux, plus attachĂ©s Ă  leurs croyances, depuis qu'ils les sentaient menacĂ©s. Les inscriptions attestent qu'il y eut Ă  ce moment une recrudescence de dĂ©votion parmi ces grands seigneurs; sur les monumens qu'ils nous ont laissĂ©s, leur piĂ©tĂ© s'Ă©tale avec complaisance et prend mĂȘme quelquefois des airs pro- vocans. En face des empereurs chrĂ©tiens, et comme pour les bra- ver, ils se parent de tous les sacerdoces dont ils ont Ă©tĂ© revĂȘtus ; ils tiennent Ă  nous faire savoir qu'ils sont hiĂ©rophantes d'HĂ©cate, prĂȘtres d'Hercule, de Liber, d'Isis, d'Attis, de Mithra; ils paraissent heureux de nous rappeler les mystĂšres auxquels ils sont initiĂ©s et les sacrifices solennels qu'ils ont accomplis. En 1618, quand Paul V voulut bĂątir la façade de Saint-Pierre, on trouva, dans une fosse profonde, un amas de dĂ©bris provenant d'autels brisĂ©s et martelĂ©s. Ces autels Ă©taient destinĂ©s Ă  conserver le souvenir de tauroboles qu'on avait cĂ©lĂ©brĂ©s en cet endroit sous Valentinien P"^ et Gratien. Nous pouvons lire encore les noms et les titres des gens qui se sont soumis Ă  ce baptĂȘme de sang pour effacer leurs fautes ils appar- tiennent aux plus illustres familles ; ce sont des consuls, des gou- verneurs de province, des prĂ©fets de Rome. Hs paraissent animĂ©s d'une piĂ©tĂ© ardente, et se servent de termes mystiques qui ne sont pas ordinaires aux anciens cultes. L'un d'eux implore les dieux gardiens de son Ăąme et de son esprit, dis animƓ mentisque custo- dibuii ; l'autre nous dit qu'il vient de naĂźtre Ă  une vie nouvelle qui ne doit pas finir, in Ɠternum renatus. — Quand on songe que ces sacrifices s'accomplissaient sur la colline du Vatican, au-dessus de la catacombe de Saint-Pierre, en face de la basilique que Constantin venait d'Ă©lever en l'honneur du prince des apĂŽtres, on ne peut pas mĂ©connaĂźtre que c'Ă©tait une sorte de dĂ©fi audacieux que l'ancienne religion adressait Ă  celle qui voulait prendre sa place. H. Les paĂŻens de Rome avaient donc un centre ils se ralliaient autour du sĂ©nat. Ils avaient de plus des chefs c'Ă©taient les plus importans parmi les sĂ©nateurs, ceux qui, dans la noble assemblĂ©e, tenaient les premiĂšres places. J'en compte trois Ă  ce moment, qui 0S REVUE DES DEUX MONDES. avaient ceci de commun qu'ils Ă©taient fort attachĂ©s Ă  la vieille reli- gion, qu'ils remplissaient les plus hautes charges de l'Ă©tat, et que, comme tous les paĂŻens zĂ©lĂ©s, ils affichaient une vive admiration pour l'ancienne littĂ©rature. Ils ne se contentaient pas de l'aimer, ils la cultivaient ; ce n'Ă©taient pas seulement des lettrĂ©s dĂ©licats, mais des Ă©crivains cĂ©lĂšbres. Si l'on excepte la poĂ©sie, qui convenait moins Ă  des grands seigneurs et Ă  des politiques, ils se parta- geaient Ă  tous les trois le domaine des lettres. L'un Ă©tait plutĂŽt un philosophe, l'autre un historien, le troisiĂšme un orateur. Il me semble que leur caractĂšre particulier et le rĂŽle qu'ils ont jouĂ© dans l'histoire de leur temps rĂ©pond au genre spĂ©cial d'Ă©tudes qu'ils avaient choisi. Le philosophe s'appelait Prsetextat Vettius Agorius Praetextatus. Il Ă©tait un peu plus ĂągĂ© que les deux autres, et devait ĂȘtre nĂ© vers le milieu du rĂšgne de Constantin. L'empereur Juhen, qui connais- sait son zĂšle pour le paganisme, en fit un proconsul d'AchaĂŻe. Sous Valentinien, qui, comme on l'a vu, laissait chacun libre dans ses croyances, il garda sa charge, et mĂȘme il profita de l'influence qu'elle lui donnait pour sauver les mystĂšres d'ÉIeusis, qui sem- blaient en pĂ©ril. On pouvait en effet leur appliquer une loi de Valentinien contre les sacrifices nocturnes; mais PrƓtextat ayant dĂ©clarĂ© au prince que, si on les supprimait, il ne valait plus la peine de vivre, on fit pour eux une exception. Devenu ensuite prĂ©fet de Rome, ses fonctions le rendirent l'arbitre d'une lutte violente qui s'Ă©leva entre les chrĂ©tiens. A la mort du pape LibĂšre, deux prĂȘtres, Ursinus et Damase, se disputĂšrent sa succession. La que- relle en vint au point qu'on se battit dans les Ă©glises, et qu'au dire d'Ammien on releva un jour sept cents cadavres sur le pavĂ© d'une basilique. Pra3textat mit fin au conflit par l'exil d'Ursinus. Je me figure qu'il devait sourire quand il recommandait aux chrĂ©- tiens de se traiter avec moins d'inhumanitĂ© et de s'aimer un peu plus les uns les autres il Ă©tait plaisant pour un paĂŻen d'ĂȘtre chargĂ© de leur prĂȘcher les vertus chrĂ©tiennes. On sait du reste qu'il ne se faisait pas faute de les railler Ă  l'occasion, et que notamment il se moquait volontiers du luxe qu'Ă©talaient les chefs de l'Ă©glise et des beaux revenus qu'ils trouvaient dans la piĂ©tĂ© des fidĂšles. Saint JĂ©rĂŽme rapporte qu'il disait un jour au pape Damase Ici l'ora- teur, pour donner plus de force Ă  ses paroles, les met dans la bouche de Rome elle-mĂȘme Il me semble que Rome est devant vous et qu'elle vous parle en ces termes Princes excellons, pĂšres de la patrie, respectez la vieillesse oĂč je suis parvenue sous cette loi sa- crĂ©e. Laissez -moi mes antiques solennitĂ©s; je n'ai pas lieu de m'en repentir. Permettez-moi, puisque je suis libre, de vivre selon mes usages. Ce culte a mis tout l'univers sous mes lois ; ces sacrifices, ces cĂ©rĂ©monies saintes, ont Ă©cartĂ© Hannibal de mes murs et les Gau- lois du Capitule. N'ai-je donc Ă©tĂ© sauvĂ©e alors que pour me voir ou- tragĂ©e dans mes vieux jours? Quoi que ce soit qu'on me demande, il est trop tard pour le faire. Ne serait-il pas honteux de changer Ă  mon Ăąge? » On pense bien que Symmaque ne manque pas de se plaindre des dĂ©crets de Gratien qui ont supprimĂ© les appointemens des prĂȘtres et confisquĂ© les revenus des temples ; — c'Ă©tait, on l'a vu, l'atteinte la plus grave qu'on eĂ»t portĂ©e au paganisme. — Quand il les attaque, il devient pressant, hardi, presque violent; il a l'accent des orateurs de la droite, Maury ou CazalĂšs, quand ils dĂ©fendent les biens du clergĂ© devant l'assemblĂ©e nationale, et em- ploie les mĂȘmes argumens. II affirme que ce qu'un prince a donnĂ©, un autre ne peut pas le reprendre ; c'est une spoliation qu'aucune loi n'autorise; il n'est pas juste de refuser aux collĂšges sacerdo- taux le droit de recevoir les legs qu'on veut bien leur faire ; il est criminel de s'emparer de ceux qu'on leur a faits et qui leur appar- tiennent ; les mauvais princes sont les seuls qui ne respectent pas la volontĂ© des mourans. a Eh quoi! ajoute-t-il, la religion romaine est-elle mise hors du droit romain? Quel nom donner Ă  cette usur- 80 REYDE DES DEUX MONDES. pation des fortunes particuliĂšres auxquelles la loi dĂ©fend de tou- cher? Les affranchis sont mis en possession des biens qu'on leur a lĂ©guĂ©s ; on ne conteste pas mĂȘme aux esclaves les avantages qu'un testament leur assure; et les ministres des saints mystĂšres, les nobles vierges de Vesta, sont seuls exclus du droit d'hĂ©rĂ©ditĂ© ! Que leur sert-il de dĂ©vouer leur chastetĂ© au salut de la patrie, d'ap- puyer l'Ă©ternitĂ© de l'empire sur le secours du ciel, d'Ă©tendre sur vos armes et sur vos aigles la salutaire influence de leurs vertus, et de faire pour tous les citoyens des vƓux efficaces, si nous ne les laissons pas jouir mĂȘme du droit commun? Gomment pouvez -vous souffrir que, dans votre empire, on gagne plus Ă  servir les hommes qu'Ă  se dĂ©vouer aux dieux? » Ce n'est pas seulement un crime odieux, c'est une faute dont l'Ă©tat portera la peine. La rĂ©publique en souffrira, car il ne peut pas lui servir d'ĂȘtre ingrate. » On l'a bien vu par la famine qui vient de dĂ©soler une partie du monde. Symmaque en sait la cause, et il est heureux de nous la dire Si la moisson a manquĂ©, la faute n'en est pas Ă  la terre; nous n'avons rien Ă  reprocher aux astres ; ce n'est pas la nielle qui a dĂ©truit le blĂ©, ni l'ivraie qui a Ă©touffĂ© la bonne herbe c'est le sacrilĂšge qui a dessĂ©chĂ© le sol, sacrilegio annus exaruit, » Les dieux ont vengĂ© leurs temples et leurs prĂȘtres. Symmaque a l'occasion, dans le cours de son rapport, de faire Ă  plusieurs reprises sa profession de foi elle a Ă©tĂ© fort remarquĂ©e et mĂ©rite de l'ĂȘtre. Il faut reconnaĂźtre qu'elle prĂ©sente un ca- ractĂšre d'Ă©lĂ©vation et de grandeur qui aurait un peu surpris les dĂ©- vots de l'ancien temps. C'est celle des paĂŻens Ă©clairĂ©s de cette Ă©poque, qui voulaient mettre d'accord leurs croyances religieuses et leurs opinions philosophiques. Ils s'en servaient volontiers dans leurs polĂ©miques avec les chrĂ©tiens, et il leur semblait qu'elle pou- vait offrir aux deux cultes un moyen de s'entendre, ou du moins de se supporter. Symmaque commence par Ă©tablir la lĂ©gitimitĂ© de la religion nationale Chacun a ses usages, chacun a son culte, La Providence divine {mens divina assigne Ă  chaque citĂ© des pro- tecteurs diffĂ©rons. De mĂȘme que chaque mortel reçoit une Ăąme en naissant, de mĂȘme Ă  chaque peuple sont attribuĂ©s des gĂ©nies par- ticuliers qui rĂšglent leurs destinĂ©es. » Ainsi les dieux qu'adore chaque nation ne sont que des serviteurs ou des dĂ©lĂ©guĂ©s de la di- vinitĂ© suprĂȘme, et, dans ce systĂšme, l'unitĂ© divine n'est pas com- promise par la multiplicitĂ© des dieux locaux. Mais Symmaque va plus loin; il laisse entendre qu'en rĂ©aUtĂ© toutes les religions se confondent, et qu'elles ne sont que des formes diverses d'un mĂȘme sentiment. Reconnaissons, dit- il, que cet ĂȘtre, auquel s'adressent les priĂšres de tous les hommes, est le mĂȘme pour tous. Nous con- ÉTUDES d'histoire RELIGIEUSE. SI templons tous les mĂȘmes astres ; le mĂȘme ciel nous est commun ; nous sommes contenus dans le mĂȘme univers. Qu'importe de quelle maniĂšre chacun cherche la vĂ©ritĂ©? Un seul chemin ne peut suffire pour arriver Ă  ce grand mystĂšre, uno itinere non potest perveniri ad tam grande secretum, » Et, au moment de finir, il tient Ă  mettre le trĂŽne du jeune prince sous la protection de tous ces dieux qu'il a tĂąchĂ© de rĂ©unir et de concilier Puissent toutes les religions employer leurs forces secrĂštes Ă  vous soutenir , surtout celle qui a fait la grandeur de vos pĂšres ! Pour qu'elle puisse vous dĂ©fendre, laissez-nous la pratiquer. » V. Le rapport de Symmaque fut Ă©coutĂ© avec une grande faveur. Le conseil impĂ©rial comprenait des chrĂ©tiens et des paĂŻens ; tous, sans distinction de culte, furent d'accord que les rĂ©clamations Ă©taient justes, et qu'il fallait accorder ce qu'on demandait. L'em- pereur seul rĂ©sista. Valentinien n'avait que quatorze ans, et il est vraisemblable que les conseillers gouvernaient l'empire sous son nom. Il leur laissait sans doute la direction des affaires politiques et militaires; mais pour les choses religieuses, il ne subissait pas leurs volontĂ©s. ÉclairĂ© par sa foi, Ă©coutant ses scrupules, il n'hĂ©sita pas Ă  se prononcer contre l'opinion gĂ©nĂ©rale avec une fermetĂ© qui ne lui Ă©tait pas ordinaire. 11 reprocha aux chrĂ©tiens leur faiblesse, et rĂ©pondit nettement aux paĂŻenĂą qu'il ne rĂ©tablirait pas ce que son frĂšre avait supprimĂ©. Mais on pouvait craindre qu'il changeĂąt de sentiment, et que le sĂ©nat, appuyĂ© par tous les politiques de l'empire, finĂźt par avoir raison de la rĂ©sistance de ce jeune homme. C'est alors que, pour maintenir le prince dans ses rĂ©solutions, pour l'empĂȘcher de cĂ©der aux rĂ©clamations des paĂŻens, exprimĂ©es dans un si beau langage et soutenues par un parti si puissant, saint Ambroise entra ouverte- ment dans la lutte. Tout le monde connaĂźt l'histoire de l'Ă©vĂȘque de Milan. On sait qu'il descendait d'une des grandes familles de Rome, celle Ă esAu- ;r/H', Ă  laquelle appartenait aussi Symmaque, en sorte que les deux adversaires, dans ce grand dĂ©bat, Ă©taient assez proches parens.. Fils d'un prĂ©fet des Gaules, on l'avait nommĂ© de bonne heure gou- verneur de l'Italie septentrionale, et il s'y Ă©tait fait remarquer par son Ă©quitĂ©, son dĂ©sintĂ©ressement, la nettetĂ© de sa parole, la dĂ©ci- sion de son caractĂšre. L'empire comptait sur lui pour les plus hauts, emplois, quand un hasard le donna Ă  l'Ă©glise. A la mort de leur Ă©vĂȘque, les habitans de Milan ne pouvaient pas s'entendre sur le TOME LXXXVIII. — 1888. 6 82 REVUE DES DEDX MONDES. choix de son successeur. Les esprits Ă©taient fort animĂ©s et l'on allait en venir aux mains, quand le gouverneur, Ambroise, se prĂ©senta dans l'assemblĂ©e pour rĂ©tablir l'ordre. Il s'exprima avec tant de fermetĂ© et de bonne grĂące, que tout le monde en fut charmĂ©. Aussi une voix s'Ă©tant Ă©levĂ©e par hasard pour dire Qu'il soit notre Ă©vĂȘque! » tous le rĂ©pĂ©tĂšrent. AprĂšs quelque rĂ©sistance, Am- broise cĂ©da, et le choix populaire fut sanctionnĂ© par les applaudis- semens de toute la chrĂ©tientĂ©. Courage, homme de Dieu, lui Ă©crivait saint Basile; c'est le Seigneur lui-mĂȘme qui vous a choisi parmi les juges de la terre pour vous faire asseoir dans la chaire des apĂŽtres venez combattre le bon combat! » Ambroise y Ă©tait merveilleusement prĂ©parĂ© par sa vie antĂ©rieure. Il ne sortait pas d'un cloĂźtre, oĂč d'ordinaire on fait mal l'apprentissage de la vie; il avait appris le monde en vivant dans le monde; il connaissait les affaires pour les avoir pratiquĂ©es. 11 Ă©tait de cette race des grands administrateurs de l'empire, esprits graves et sages, nourris des maximes du droit ancien, respectueux de l'autoritĂ©, dĂ©vouĂ©s au maintien de l'ordre. Il porta dans le gouvernement de l'Ă©glise cette nettetĂ© de vues, cette dĂ©cision, ce sens de la rĂ©alitĂ© et de la vie qu'il avait pris dans l'administration des provinces. C'Ă©tait le digne adversaire de Symmaque, et les deux religions qui se disputaient l'empire allaient se combattre dans la personne de leurs deux plus illustres reprĂ©sentans. DĂšs que saint Ambroise apprit la dĂ©marche du sĂ©nat et le succĂšs qu'elle avait manquĂ© d'obtenir, il s'empressa d'Ă©crire une premiĂšre protestation, dans laquelle il ne pouvait pas rĂ©pondre en dĂ©tail aux argumens du prĂ©fet de Rome, puisqu'il ne les connaissait pas en- core. 11 se contentait de rappeler au prince son devoir, et le faisait en termes Ă©nergiques et impĂ©rieux. AssurĂ©ment, c'est un sujet sou- mis, mais il a le sentiment qu'il est l'interprĂšte d'un pouvoir supĂ©- rieur Ă  celui des rois, a Tous ceux qui vivent sous la domination romaine, dit-il, servent l'empereur; mais l'empereur doit lui-mĂȘme servir le Dieu tout-puissant. » Comme il parle au nom de ce maĂźtre souverain, il ne prie pas, il commande; il n'implore pas, il menace Soyez sĂ»r que, si vous dĂ©cidez contre nous, les Ă©vĂȘques ne le souf- friront pas. Vous pouvez aller dans les Ă©glises; vous n'y trouverez pas de prĂȘtre pour vous y recevoir, ou vous en trouverez qui vous en dĂ©fendront l'accĂšs. Que leur rĂ©pondrez-vous quand ils vous di- ront L'autel de Dieu refuse vos prĂ©sens, car vous avez relevĂ© l'au- tel des idoles ?» — C'est, on s'en souvient, ce qu'il a fait lui-mĂȘme, Ă  la porte de l'Ă©glise de Milan, lorsque aprĂšs le massacre de Thes- salonique il en refusa l'entrĂ©e Ă  ThĂ©odose. Une fois qu'on lui eut communiquĂ©, comme il le demandait, la ÉTUDES d'histoire RELIGIEUSE. 83 requĂȘte de Symmaque, il y rĂ©pondit Ă  loisir. La rĂ©ponse est longue, plus longue que l'attaque, oĂč l'on remarque une savante et habile concision, quelquefois mĂȘme traĂźnante et confuse, mais vive partout et souvent Ă©loquente. Sans me piquer de suivre exactement une ar- gumention oĂč la suite fait dĂ©faut, je me contenterai de rĂ©sumer les raisons que saint Ambroise oppose Ă  son adversaire. Ces raisons sont souvent de simples plaisanteries. Symmaque prĂ©tend que Rome redemande une religion sous laquelle elle a tou- jours Ă©tĂ© victorieuse , qui l'a sauvĂ©e des Gaulois et l'a dĂ©livrĂ©e d'Hannibal. Mais les Gaulois ont brĂ»lĂ© Rome ; et, s'ils n'ont pas pris le Capitule, ce n'est pas le grand Jupiter, c'est une oie qui les en a empĂȘchĂ©s Ubi tune erat Jupiter? an in anserc loquebatur? On dit que les dieux ont protĂ©gĂ© Rome contre Hannibal ; mais , s'ils sont venus celte fois Ă  son secours , il faut avouer qu'ils l'on fait de mauvaise grĂące et qu'ils n'y ont guĂšre mis de diligence. Pour- quoi ont-ils attendu pour se dĂ©clarer jusqu'aprĂšs la bataille de Cannes ? Que de sang n'auraient-ils pas Ă©pargnĂ© en se dĂ©cidant un peu plus vite ! D'ailleurs Carthage Ă©tait paĂŻenne comme Rome ; elle adorait les mĂȘmes dieux et avait droit Ă  la mĂȘme protection. Il faut choisir si l'on prĂ©tend que ces dieux ont Ă©tĂ© vainqueurs avec les Romains, il est impossible de nier qu'ils aient Ă©tĂ© vaincus avec les Carthaginois. Enfin, Ă  la fameuse prosopopĂ©e de Symmaque , qui avait produit un grand effet, saint Ambroise croit devoir en oppo- ser une autre — c'est une lutte de rhĂ©torique; — il fait, lui aussi, parler Rome, mais d'une façon trĂšs diffĂ©rente. A quoi sert, dit-elle aux Romains, de m'ensanglanter chaque jour par le stĂ©rile sacrifice de tant de troupeaux? ce n'est pas dans les entrailles des victimes, mais dans la valeur des guerriers, que se trouve la victoire... Pour- quoi me rappeler sans cesse aux croyances de nos pĂšres? Je hais le culte de NĂ©ron. J'ai regret de mes erreurs passĂ©es; je ne rougis pas de changer dans ma vieillesse avec le monde entier. Il n'y a point de honte Ă  passer dans un meilleur parti; il n'est jamais trop tard pour apprendre. » Symmaque, on s'en souvient, s'Ă©tait fort apitoyĂ© sur le sort des Vestales ; il avait parlĂ© avec attendrissement de ces nobles filles qui vouent leur virginitĂ© au salut de l'Ă©tat, et, par l'influence de leurs vertus, attirent les secours du ciel sur les armes de l'empe- reur. » Saint Ambroise pense qu'il faut beaucoup rabattre de ces Ă©loges. D'abord il fait remarquer qu'elles ne sont que sept ce n'est guĂšre de trouver dans tout l'empire sept jeunes filles qui fassent vƓu de chastetĂ© et renoncent aux joies de la famille pour se vouer au culte des dieux. D'ailleurs, elles n'y renoncent pas tout Ă  fait et ne font pas des vƓux perpĂ©tuels. EntrĂ©es Ă  dix ans au service de Sh REVUE DES DEUX MONDES. Vesta, elles doivent y rester trente ans. Ce temps Ă©coulĂ©, elles sont libres et peuvent se marier. La belle religion, dit saint Ambroise, oĂč l'on ordonne aux jeunes filles d'ĂȘtre chastes et oĂč l'on permet aux vieilles femmes d'ĂȘtre impudiques 1 » Sans compter qu'on ne se fie guĂšre Ă  leur vertu, puisqu'on Ă©prouve le besoin de les Ă©pouvan- ter de menaces terribles pour les maintenir dans le devoir elles doivent ĂȘtre chastes, sous peine d'ĂȘtre enterrĂ©es vives. Saint Am- broise pense que ce n'est pas tout Ă  fait ĂȘtre honnĂȘte que de l'ĂȘtre par crainte. » Enfin , si l'on punit sĂ©vĂšrement les coupables , on comble de distinctions et de faveurs celles qui se conduisent bien. Dans leur palais du forum, elles mĂšnent une existence somptueuse; on les promĂšne dans Rome sur des chars magnifiques ; elles ne pa- raissent en public que couvertes de robes de pourpre et de bande- lettes d'or. Tout le monde se lĂšve en leur prĂ©sence pour leur faire honneur ; elles ont partout , mĂȘme au théùtre et au cirque , des places rĂ©servĂ©es et les meilleures. A ces prĂȘtresses de Vesta, si ri- ches, si honorĂ©es, saint Ambroise oppose les vierges chrĂ©tiennes. Celles-lĂ  s'engagent pour la vie , et elles gardent fidĂšlement leur vƓu, quoiqu'elles soient libres de le violer ; elles ne sont pas sept seulement, comme les Vestales; elles remplissent les villes, elles peuplent les solitudes. Elles n'ont pas besoin, pour se consacrer Ă  Dieu, qu'on leur prodigue la fortune et les privilĂšges; au contraire, ce sont les misĂšres et les privations qui les attirent. Elles portent la robe de bure, elles se nourrissent plus mal que les esclaves, elles remplissent les emplois les plus vils. A cĂŽtĂ© de ces quelques femmes de grande famille, vertueuses par peur ou par ambition, et qui sont l'aristocratie de la virginitĂ©, les autres forment ce que saint Am- broise appelle la populace delĂ  pudeur, videte plebem jmdoris l » On pense bien qu'ayant cette opinion des Vestales, saint Ambroise ne peut pas supposer que le ciel se soit mis en peine de les ven- ger. Aussi refuse-t-il de croire que la famine de l'annĂ©e prĂ©cĂ©dente ait Ă©tĂ© infligĂ©e Ă  l'empire pour le punir des dĂ©crets de Gratien ; et sa grande raison, c'est qu'elle n'a pas durĂ©, et qu'Ă  une annĂ©e stĂ©rile vient de succĂ©der une annĂ©e bĂ©nie. Jamais les rĂ©coltes n'ont Ă©tĂ© plus belles. Et pourtant les dĂ©crets sont toujours en vigueur ; les prĂȘtres continuent Ă  ne pas recevoir de salaire ; les biens des tem- ples ne leur ont pas Ă©tĂ© rendus, et le sĂ©nat demande toujours l'au- tel de la Victoire ! Si l'on prĂ©tend que la disette Ă©tait un indice de la colĂšre des dieux , il faut bien reconnaĂźtre que l'abondance qui l'a suivie montre qu'ils se sont apaisĂ©s et ne rĂ©clament plus aucune satisfaction. Jusqu'ici, saint Ambroise n'a guĂšre employĂ© que les argumens des apologistes ordinaires. Ces plaisanteries tantĂŽt lĂ©gĂšres, tantĂŽt ÉTUDES d'histoire RELIGIEUSE. 85 profondes, dont il se sert si volontiers, Ă©taient d'usage dans la po- lĂ©mique chrĂ©tienne, et l'on en trouve des modĂšles ailleurs. Mais voici qui est plus nouveau et qu'il ne tient de personne. Il se trouve que la discussion l'amĂšne Ă  soutenir des principes auxquels l'Ă©glise n'a pas toujours fait un bon accueil et qu'on est d'abord un peu surpris de rencontrer chez un Ă©vĂȘque. On a vu que Symmaque est l'homme du passĂ© ; il veut qu'on reste fidĂšle aux anciennes croyances, il regarde comme un crime de rien changer aux vieux usages. Na- turellement saint Ambroise dĂ©fend l'opinion contraire. Le passĂ© n'est pas son idĂ©al; il croit que rien n'est parfait en naissant et que tout gagne Ă  durer. Si les changemens dĂ©plaisent, si l'on se fait une loi de retourner toujours en arriĂšre, pourquoi s'arrĂȘter en route? Il faut aller jusqu'au bout, revenir aux origines du monde, Ă  la barbarie, au chaos; il faut prĂ©fĂ©rer Ă  nos arts, au bien-ĂȘtre dont nous jouissons, aux connaissances que nous avons acquises, le temps oĂč l'homme ne savait pas se construire une maison ni ense- mencer les champs, oĂč il vivait sous les grands arbres et se nour- rissait du gland des chĂȘnes ; il faut mĂȘme, pour ĂȘtre logique, des- cendre encore plus loin, jusqu'Ă  ce moment oĂč la lumiĂšre n'existait pas encore et oĂč l'univers Ă©tait plongĂ© dans les tĂ©nĂšbres. Nous re- gardons l'apparition du soleil comme le premier bienfait de la crĂ©a- tion ; pour Symmaque, c'est le premier pas vers la dĂ©cadence. Par ces raisonnemens exprimĂ©s d'une façon subtile et frappante, saint Ambroise veut nous amener Ă  penser qu'il ne faut pas condamner sans retour toutes les innovations, et nous prĂ©parer ainsi Ă  la plus grande de toutes, l'introduction du christianisme. Le monde, dit-il, aprĂšs avoir longtemps errĂ©, a changĂ© de route pour arriver Ă  la maturitĂ© et Ă  la perfection que ceux qui l'en blĂąment accusent la moisson parce qu'elle ne mĂ»rit pas les premiers jours, qu'ils re- prochent Ă  la vendange de nous faire attendre jusqu'Ă  l'automne, qu'ils se plaignent de l'olive parce qu'elle est le dernier fruit de l'annĂ©e! » Et il conclut en ces termes N'est-il pas vrai qu'avec le temps tout se perfectionne? Ce n'est pas Ă  son lever que le jour est le plus brillant; c'est Ă  mesure qu'il avance qu'il Ă©clate de lu- miĂšre et qu'il enflamme de chaleur. » VoilĂ  la thĂ©orie du progrĂšs trĂšs nettement formulĂ©e cette fois, l'Ă©glise l'invoque Ă  son profit ; mais le xviii* siĂšcle l'ayant retournĂ©e contre elle, elle a Ă©tĂ© amenĂ©e Ă  s'en mĂ©fier et mĂȘme Ă  la combattre comme une erreur cou- pable. Une autre opinion de saint Ambroise mĂ©rite aussi d'ĂȘtre remar- quĂ©e. Symmaque avait soutenu que c'Ă©tait un devoir pour l'Ă©tat de payer les prĂȘtres. En effet, du moment que l'Ă©tat et la religion sont indissolublement liĂ©s ensemble, les prĂȘtres deviennent des fonction- 86 REVDE DES DEUX MONDES. naires comme les autres et ont droit aux mĂȘmes avantages. Il ne peut donc pas comprendre pourquoi le trĂ©sor public a cessĂ© tout d'un coup de rĂ©tribuer leurs services. Saint Ambroise lui rĂ©pond qu'aprĂšs tout, le paganisme est traitĂ© comme les autres religions de l'empire, que les prĂȘtres chrĂ©tiens ne reçoivent pas non plus de salaire, que les Ă©glises n'ont pas plus de droit que les temples Ă  re- cueillir des hĂ©ritages; et mĂȘme il affirme qu'on est plus sĂ©vĂšre pour elles, et qu'on veille avec plus de soin Ă  les empĂȘcher de s'en- richir. Si une veuve chrĂ©tienne donne sa fortune aux prĂȘtres des temples, le testament est bon 1 ; il est mauvais, si elle la laisse aux ministres de son Dieu. » C'est une injustice, mais saint Am- broise ne s'en plaint pas gleterre, dans la Revue du 15 avril 1888. 2 The Strange adventures of Lucy Smith, by Philips, 1887. LES NOUVEAUX ROMAKS AKGLAIS. 107 mode avec assaisonnement de pĂ©ripĂ©ties Ă©tranges et de paysages inĂ©dits. Avant tout, ils sont sympathiques, les trois aventuriers partis ensemble de Durban Allan Quatermain, vieux chasseur d'Ă©lĂ©phans; le parfait gentleman, sir Henry Gurtis, et le capitaine Good, de l'armĂ©e navale. Leur but est de rechercher un voya- geur disparu; ils ne le rencontreront qu'Ă  la fin, aprĂšs avoir dĂ©- couvert, au risque de leur vie, dans une partie de l'Afrique inac- cessible jusque-lĂ  aux hommes blancs, le fameux trĂ©sor de Salomon, gardĂ© par des montagnes couvertes de neige, les mamelles gĂ©antes de la reine de Saba, que prĂ©cĂšdent cent trente milles de dĂ©sert. Les ruines d'une citĂ© qui ne serait autre qu'Ophir gisent Ă  peu de distance ; il ne faut donc pas s'Ă©tonner de la beautĂ© d'une route qui, Ă  demi disparue sous les sables et les matiĂšres refroidies d'antiques Ă©ruptions de lave, apparaĂźt tout Ă  coup aussi belle que celle du Saint-Gothard, avec laquelle les ingĂ©nieurs modernes lui trouveraient de grandes ressemblances. Mais, avant d'arriver Ă  cette route, les trois intrĂ©pides compagnons sont souvent bien prĂšs de pĂ©rir de faim, de soif et de froid. On les suit avec un mĂ©lange d'enthousiasme et d'angoisse au milieu des horreurs de leur odys- sĂ©e. Un indigĂšne de haute mine, qui n'est autre, maJgrĂ© son long exil parmi les Zoulous, que le roi lĂ©gitime de Kakuanaland, un roi dĂ©possĂ©dĂ© dĂšs son enfance, s'est joint Ă  eux et leur sera d'un grand secours. Tous cependant pĂ©riraient dĂšs leur arrivĂ©e au milieu de populations fĂ©roces, qui sacrifient sans pitiĂ© les Ă©trangers, s'ils ne rĂ©ussissaient Ă  passer pour des magiciens invulnĂ©rables, grĂące Ă  l'effet des armes Ă  feu et autres sorcelleries trĂšs naturelles, grĂące aussi Ă  la vĂ©nĂ©ration qu'inspirent le monocle et le faux rĂątelier de Good, surpris au moment mĂȘme oĂč il faisait sa toilette, Ă  demi rasĂ©, les jambes nues et sans autre vĂȘtement qu'une chemise de flanelle. L'obligation oĂč il se trouve de garder cette apparence burlesque pour ĂȘtre fidĂšle Ă  son rĂŽle une fois adoptĂ© n'est pas le moindre Ă©lĂ©ment de gaitĂ© du rĂ©cit ; jamais on n'a autant parlĂ© de trousers en Angleterre; le temps oĂč ils Ă©taient des inexpressibles semble passĂ©, la pruderie britannique est venue Ă  composition. Sans le pantalon de Good, nous aurions du reste trop de tragĂ©die, les tableaux sanglans de sacrifices humains alternant sans trĂȘve avec des combats, qui, n'Ă©taient les fusils des trois aventuriers, nous reporteraient Ă  V Iliade. Finalement, Ignosi, le prince exilĂ©, remonte sur le trĂŽne de ses pĂšres et invite ses amis anglais Ă  puiser dans les richesses de cette caverne d'Aladdin, lachambredu trĂ©sorde Salomon. Une sorciĂšre, peut-ĂȘtre contemporaine de ce grand roi, l'effroyable Gagool, les introduit au plus profond de l'empire de la Mort, » dont elle seule connaĂźt les issues mystĂ©rieuses ; puis, par une noire 108 REVUE DES DEUX MONDES. perfidie, les y laisse enfermĂ©s au milieu des monceaux de diamans et de monnaie d'or frappĂ©e de caractĂšres hĂ©braĂŻques. Cet Ă©pisode est le point culminant de l'Ă©motion ; mais, qu'on se rassure, il y a quelque part un chemin souterrain, et nos aventuriers, trop heu- reux de sortir sains et saufs, regagnent finalement la libre Angle- terre. Seul Quatermain, en sa qualitĂ© de trafiquant, s'est chargĂ©, en cette conjoncture extrĂȘme, de cinq ou six pierres qui reprĂ©sen- tent une fortune. MalgrĂ© ses enfantillages que l'on n'a pas le temps d'apercevoir, tant l'intĂ©rĂȘt se soutient, en grandissant toujours, ce rĂ©cit d'aven- tures est l'un des meilleurs que nous ayons lus. Malheureusement, l'auteur voulut donner une suite Ă  son chef-d'Ɠuvre. Or, chacun sait que les suites sont presque toujours des tentatives manquĂ©es. Allan Quatermain a le tort d'ĂȘtre en deux volumes, avec beaucoup de remplissage, et de nous faire toucher du doigt, en les rĂ©pĂ©tant Ă  satiĂ©tĂ©, les procĂ©dĂ©s assez vulgaires auxquels une fois nous nous Ă©tions laissĂ© prendre. Tout d'abord, on n'est pas fĂąchĂ© de se re- trouver en face du mĂȘme trio de personnages, victorieux des malĂ©- fices de Gagool, et rentrĂ©s dans un home oĂč ils s'ennuient. Le dĂ©- mon des voyages leur parle de nouveau Ă  l'oreille ; ils retournent au pays des Gafres pour une expĂ©dition plus difficile encore. De l'Ăźle de Lamu au nord de Zanzibar, les explorateurs se rendent au mont Kenia et ensuite au mont Lakakisera, Ă  la dĂ©couverte d'une race blanche qui habite plus loin des territoires inconnus. Nous ne faisons aucune difficultĂ© pour les accompagner jusqu'au dernier point navigable de la riviĂšre Tana, oĂč nous assistons Ă  un combat inĂ©gal et d'autant plus intĂ©ressant entre les braves gens de la mis- sion Ă©cossaise, chez lesquels on reçoit une hospitalitĂ© aussi cor- diale que dans les vrais Highlands, et une bande nombreuse de Masai sanguinaires qui ont enlevĂ© la petite-fille du ciergyman; mais lĂ  s'arrĂȘte notre plaisir. Nous n'aimons guĂšre le voyage involontaire qui suit, sur la riviĂšre souterraine oĂč flamboie dans l'obscuritĂ© une colonne de feu Ă  chapiteau en forme de rose. Ce Styx africain con- duit les voyageurs en pleine fĂ©erie, au milieu des chimĂ©riques habitans du Zu-Vendi, gouvernĂ©s par deux reines jumelles, l'une blonde et belle comme le jour, l'autre brune et belle comme la nuit, sauvagesses de keepsĂ ke, qui deviennent toutes les deux amoureuses du brave capitaine Gartis, lequel, aprĂšs maintes tribu- lations, finit par Ă©pouser celle qui ressemble le plus Ă  une An- glaise, et par devenir roi de cette rĂ©gion du centre de l'Afrique, oĂč il introduira la Bible et Ă©lĂšvera en gentleman un fils qui nous donnera peut-ĂȘtre un jour il n'y a pas de raison pour que cela finisse une suite Ă  la suite des Mines de Salomon, Ge qui nous a LES NOUVEAUX ROMANS ANGLAIS. 109 rendu peut-ĂȘtre dur Ă  l'excĂšs pour Allan Quatermain, c'est l'in- convenance du rĂŽle attribuĂ© dans ses pages au Français de la troupe, un certain Alphonse, cuisinier de son Ă©tat, ridicule, avec sa petite taille et ses grosses moustaches, vantard, hĂąbleur et pol- tron au demeurant. On voudrait en vain nous faire croire que cette caricature lourdement crayonnĂ©e, sans verve et sans esprit, doit ser- vir de pendant Ă  celles des jeunes misses dont les longues dents et les pieds invraisemblables dĂ©fraient depuis des siĂšcles les plaisan- teries gauloises. Il y a lĂ  un parti-pris tout autrement offensant et qui peut-ĂȘtre mettra fin Ă  la faveur avec laquelle les premiĂšres pro- ductions de M. Rider Haggard ont Ă©tĂ© accueillies chez nous. ‱ Si les aventures d' Allan Quatermain sont trop longues et d'une couleur locale fort douteuse, que dire de celles de She, qui em- brassent des milliers d'annĂ©es et ne sont pas prĂšs de finir, pour peu que les rĂ©incarnations continuent. C'est Ă  notre avis un pur galimatias, qui a le tort suprĂȘme d'ĂȘtre prĂ©tentieux autant qu'il est vide. Un beau jeune Anglais, Ă  cheveux jaunes, du nom de LĂ©o Vincey, possĂšde par hĂ©ritage un fragment de poterie ancienne sur lequel est relatĂ©e l'histoire de la princesse Ă©gyptienne Amenartas, appartenant Ă  la race royale des Pharaons, pour l'amour de laquelle le Grec Kal- likrates, prĂȘtre d'Isis, rompit autrefois ses vƓux. Poursuivi par la vengeance de la dĂ©esse outragĂ©e, il prit la fuite, gagna la cĂŽte de Lybie et atteignit les cavernes de KĂŽr, oĂč il eut Ă  choisir entre le trĂ©pas et la furieuse passion d'une reine blanche, magicienne puis- sante, qui avait connaissance de toutes choses, et dont la beautĂ© surhumaine ne devait jamais mourir. Il resta fidĂšle Ă  Amenartas, et son cadavre ne sortit jamais des cavernes de KĂŽr. LĂ©o Vincey, des- cendant de Kallikrates, ressemble trait pour trait Ă  cet aĂŻeul infor- tunĂ©. Il part pour l'Afrique, et, sur une cĂŽte inexplorĂ©e jusque-lĂ , au nord des chutes du ZambĂšse, trouve, rĂ©gnant sur un peuple de nĂšgres sanguinaires, une femme blanche mystĂ©rieuse, enveloppĂ©e de la majestĂ© d'une vie sans fin, qui n'est autre qu'Ayesha, Elle, la rivale d'Amenartas; ombre fĂ©minine de l'Ă©ternitĂ©, elle garde en- core dans son sein l'orage des passions humaines. Soudain, Elle reconnaĂźt l'objet de son amour, et, dĂ©terminĂ©e Ă  le retenir cette fois, elle entreprend de lui faire traverser les flammes de vie d'oĂč l'on sort inaccessible Ă  la vieillesse. Pour lui donner l'exemple, elle s'y jette la premiĂšre; mais tout Ă  coup ses prĂ©rogatives l'abandonnent Elle se transforme en momie. Amenartas est vengĂ©e. Peut-ĂȘtre M. Rider Haggard lui-mĂȘme serait-il assez embar- rassĂ© de nous donner la clĂ© de cette allĂ©gorie, Ă©crite d'un style tantĂŽt pompeux et tantĂŽt nĂ©gligĂ©. Nous l'engageons Ă  laisser de cĂŽtĂ© la sorcellerie africaine, Ă  se complaire un peu moins aussi 110 REVUE DES DEUX MONDES. dans les scĂšnes sanglantes de rixes et de tortures, et Ă  revenir enfin aux personnages humains vivant dans des conditions ordinaires, ou tout au moins vraisemblables, fĂ»t-ce au milieu de paysages exotiques. Telle est cette intĂ©ressante Jes^, dont le pĂ©chĂ© ressemble beaucoup Ă  celui de Madeleine, Comme dans le roman de Mℱ^Garo, Ɠuvre Ă©mouvante qui a Ă©tĂ© imitĂ©e bien des fois, mais non pas Ă©galĂ©e, l'hĂ©roĂŻne de M. Rider Haggard se sacrifie avec une gĂ©nĂ©- rositĂ© dans laquelle il entre trop d'imprudence et trop d'orgueil pour qu'elle puisse longtemps se soutenir. Vaillante, exaltĂ©e, sĂ»re d'elle-mĂȘme Ă  l'excĂšs, Jess laisse l'homme qu'elle adore Ă  sa sƓur cadette, amoureuse, elle-mĂȘme, de cet ex-officier de l'armĂ©e anglaise, devenu Ă©leveur d'autruches dans le Transvaal. Jamais John Neil ne saurait ce qu'elle Ă©prouve, si les circonstances ne les plaçaient ensemble, seuls tous les deux, en face d'un pĂ©ril mortel. Vous rappelez-vous l'une des nouvelles les plus passion- nĂ©es de George Sand, la scĂšne brĂ»lante oĂč Melchior en pleine tem- pĂȘte, voyant le naufrage imminent, saisit entre ses bras celle qu'il lui est dĂ©fendu d'aimer, et s'abĂźme avec elle dans les voluptĂ©s qui devaient leur charmer la mort, mais qui, le navire Ă©tant sauvĂ© par miracle, les conduisent Ă  la dĂ©mence et au suicide? La situation est analogue, mais ici l'aveu vient de Jess. Se croyant sĂ»re de pĂ©- rir avec le fiancĂ© de sa sƓur, elle s'abandonne Ă  la passion irrĂ©sis- tible que, follement, elle cru pouvoir dompter. Cette fois aussi, le salut surgit Ă  l'improviste, un salut qu'elle maudirait s'il ne lui res- tait le pouvoir de se sacrifier encore, en tuant de sa main Franck Muller, un ennemi qui menace le bonheur et le repos de cette sƓur trop aimĂ©e. AprĂšs quoi elle meurt d'Ă©puisement et d'un broken heart. La fin est vraiment trop arrangĂ©e Ă  souhait il faut que Jess disparaisse, il faut que le hasard lui fasse rencontrer son amant avant d'expirer, et tout cela, en effet, a lieu sans grand souci de la vraisemblance. Dans les Ă©tranges paysages du Transvaal, l'impos- sible, aprĂšs tout, choque moins qu'ailleurs, et puis on pardonne beaucoup de choses Ă  M. Rider Haggard en faveur de son premier chapitre, oĂč le combat d'une autruche contre un jeune officier, qui n'aurait pas le dessus si une charmante demoiselle ne lui prĂȘ- tait main forte, est racontĂ© de la façon la plus pittoresque. Les figures de Cafres, de Boers, de mĂ©tis, de Hottentots, sont toutes bien posĂ©es et suffisamment caractĂ©ristiques. Nous avions toujours cru pourtant que les vieux colons hollandais de l'Afrique du Sud formaient une population hospitaliĂšre et patriarcale. M. Rider Haggard en fait, au contraire, un tableau peu flatteur. Rappelons-nous qu'il est Anglais, et que le moment qu'il entreprend de peindre est celui oĂč ses compatriotes, battus par les Boers, se virent forcĂ©s d'Ă©vacuer leurs possessions. Il y a un peu d'histoire contemporaine dans ce LES NOUVEAUX ROMANS ANGLAIS. 111 rĂ©cit palpitant, d'oĂč se dĂ©tache un beau caractĂšre de femme, tout ardeur et toute spontanĂ©itĂ©. Le hĂ©ros est bien nul pour ĂȘtre aimĂ© Ă  la fois par deux jolies filles, mais une certaine pĂ©nurie explique le cas excessif que Jess et Bessie font de ce garçon paisible qui, sans prĂ©mĂ©ditation et sans malice, passe de la blonde Ă  la brune, Ă©pouse l'une consciencieusement et continue tout bas Ă  regretter l'autre. Du reste, en d'autres lieux mĂȘme que le Transvaal, l'amour ne se mesure pas au mĂ©rite, et l'on aime presque toujours la crĂ©a- ture de son imagination. Nous ne chercherons donc pas de mau- vaise querelle Ă  M. Rider Haggard, et nous le prierons au contraire de s'en tenir Ă  la voie qu'il a inaugurĂ©e en Ă©crivant Jessi. C'est lĂ  qu'il trouvera dorĂ©navant ses vĂ©ritables succĂšs. La mine de Salo- mon est Ă©puisĂ©e il n'y a plus rien Ă  en tirer. III. Au sortir de la riviĂšre souterraine qui conduit Ă  l'empire quasi fabuleux de Zu-Vendi, au sortir des cavernes de KĂŽr et de toute cette fĂ©erie africaine qui ne s'appuie pas, quoi qu'en dise son brillant Ă©vocateur, sur de bien sĂ©rieuses autoritĂ©s, on se retrouve avec plai- sir dans les fraĂźches campagnes anglaises, observĂ©es avec une sym- pathie si profonde et si sincĂšre par M. Thomas Hardy, l'Ă©crivain qui, depuis George Eliot, nous a donnĂ© l'impression la plus juste et la plus intĂ©ressante de la vie rustique. Cette vie-lĂ  offre bien moins de poĂ©sie en Angleterre que chez nous ; d'abord le costume local manque, les paysans ont l'air d'ouvriers mal vĂȘtus ; et puis le mor- cellement de la propriĂ©tĂ©, s'il fait tort ailleurs Ă  la beautĂ© du pay- sage, s'il empĂȘche le superbe dĂ©veloppement des forĂȘts, s'il ne souffre rien de comparable Ă  l'aspect aristocratique du comtĂ© de Kent tout entier, qui ressemble Ă  un parc immense, ce morcellement Ă©ga- litaire, rĂ©sultat des rĂ©volutions, implique une joyeuse indĂ©pendance dont le reflet se retrouve sur les visages et dans les mƓurs. Les cultures chez nos voisins sont moins variĂ©es, le ciel surtout est moins riant, le climat moins favorable Ă  la gaĂźtĂ©, la nature trop civilisĂ©e, trop perfectionnĂ©e, trop utilisĂ©e par l'industrie, la reh- gion enfin n'a aucune de ces pompes extĂ©rieures qui s'harmoniseet si bien avec la floraison des aubĂ©pines, avec l'heure des semailles ou celle des moissons ; elle fait du dimanche le jour le plus morne, le plus silencieux de la semaine. Pour toutes ces raisons et pour d'autres encore qui tiennent au caractĂšre et aux habitudes des classes infĂ©rieures, Ă  leur esprit lourd, Ă©minemment pratique et terre Ă  terre, le roman champĂȘtre est bien plus difficile Ă  Ă©crire en Angleterre qu'en France, oĂč les divers patois ont des tournures savoureuses, expressives, que l'on chercherait en vain dans la 112 REVUE DES DEUX MONDES. bouche mĂȘme des personnages d'Adam Bede. Bien entendu, nous ne parlons pas ici de l'Ecosse, qui a sa langue, ses usages, sa cou- leur Ă  part, mais de la campagne anglaise proprement dite, domaine de George Eliot et de M. Hardy. The Woodlanders nous font faire connaissance avec la vie forestiĂšre. Great Hintock et Little Hintock ne doivent pas ĂȘtre loin du rivage mĂ©ridional que l'on atteint en suivant une route de diligence abandonnĂ©e qui part de Bristol ; ils sont situĂ©s dans une rĂ©gion de grands bois qui alter- nent avec des vergers, et leur population fournit les acteurs d'un drame qui, entrecoupĂ© d'idylles charmantes, n'a que le tort de laisser dĂ©border en trois volumes plus d'Ă©pisodes surajoutĂ©s qu'il n'en faudrait pour dĂ©frayer l'intĂ©rĂȘt de trois romans distincts. M. Hardy n'est pas en progrĂšs, loin de lĂ , depuis qu'a paru le beau livre, Far from the madding crowd 1. Il tombe de plus en plus dans une insupportable diifusion. Trois volumes pour nous expliquer que la fille du marchand de bois Melbury a payĂ© bien cher l'Ă©ducation distinguĂ©e que son pĂšre lui a fait donner au loin, puisque son mariage avec Giles Winterborne, un paysan sublime, qui ne comprend plus ses mots de dictionnaire, » en devient im- possible, c'est vraiment trop. Les fatalitĂ©s de l'isolement intellectuel livrent GrĂące Melbury au seul Ă©gal qu'elle ait dans le pays, Ă  Fitz- piers, jeune mĂ©decin sans principes qui la trompe et finalement en- lĂšve la dame du chĂąteau. Naturellement, la dĂ©laissĂ©e retrouve un ami dans le pauvre Winterborne. Avec la gĂ©nĂ©rositĂ© quasi chevale- resque qu'il apporte dans tous ses actes, l'homme de la nature, l'humble forestier meurt pour GrĂące, pour son honneur, pour son salut. On est assez dĂ©goĂ»tĂ©, Ă  la fin, de voir l'objet d'un pareil dĂ©- voĂ»ment se rĂ©concilier avec Fitzpiers ; ceci est un sacrifice aux lec- teurs timorĂ©s qu'a pu scandaliser la scĂšne hardie qui devrait clore le roman, lorsqu'on prĂ©sence du cadavre de Giles Winterborne, GrĂące chĂątie d'un mot vengeur son indigne mari elle s'est donnĂ©e Ă  Giles, elle a Ă©tĂ© sa maĂźtresse. La jeune femme fait d'autant plus fiĂšrement cette dĂ©claration qu'elle n'a en rĂ©alitĂ© rien Ă  se repro- cher, sauf un excĂšs de vertu quelque peu Ă©goĂŻste. The Woodlanders sont composĂ©s avec nĂ©gligence et renfer- ment plus d'une scĂšne puĂ©rile et maladroite ; mais quel joli ro- man en un volume on tirerait de ces neuf cents pages indi- gestes ! L'histoire de la vente des cheveux de Marty South, le silencieux sacrifice de ce cƓur simple, ferait Ă  lui seul une nouvelle touchante, en y joignant la mort du vieux South, cette espĂšce de Sylvain qui croit son existence attachĂ©e Ă  celle du gros arbre dont i Voir, dans la Revue du 15 dĂ©cembre 1875, le Roman pastoral en Angleterre, par M. LĂ©on Boucher. LES NOUVEAUX ROMANS ANGLAIS. 113 la chute devient, en effet, le signal de son dernier soupir. A re- cueillir aussi comme une perle, la scĂšne quasi shakspearienne de la nuit de la Saint-Jean, quand les garçons guettent derriĂšre chaque taillis les jeunes filles parties folĂątres pour interroger l'oracl^^, ces surprises, ces poursuites, le jeu coquet qui finit si mal entre le docteur et l'effrontĂ©e Suke Damson ; cette futaie Ă©clairĂ©e par la lune oĂč, fidĂšles Ă  une tradition lĂ©gendaire, les amoureux se fuient et se rejoignent, est un adorable dĂ©cor, et combien pathĂ©tique le tableau de la fin, Marty au cimetiĂšre ! En maint autre endroit se montrent aussi frappantes que jamais les rares qualitĂ©s du roman- cier ce sentiment de la nature qui se passe de longues descriptions, dĂ©couvrant toujours le dĂ©tail juste et caractĂ©ristique, un mĂ©lange discret de poĂ©sie et de rĂ©alisme, la verve comique jaillissant de l'observation minutieuse et spirituelle, la grĂące ou la grandeur idyl- lique prĂȘtĂ©e aux travaux des champs, la fnesse des poriiails. Res- serrĂ©, condensĂ©, ce livre aurait une vĂ©ritable valeur. Tel qu'il est, il semble ennuyeux; l'action se perd dans les dĂ©tails accumulĂ©s. Nous engagerions volontiers M. Hardy Ă  s'armer d'une serpe et d'une cognĂ©e pour donner de l'air, pour ouvrir des sentiers, pour mĂ©nager des Ă©chappt^es dans cette belle forĂȘt trop touffue qui lui est fami- liĂšre, et qu'il nous ferait aimer davantage en abrĂ©geant un peu la route sur laquelle il faut le suivre. Bien peu de promeneurs vont jusqu'au bout, tant la course est longue et souvent monotone. La prolixitĂ© oĂźi se noie le talent reconnu de M. Hardy fait apprĂ©- cier davantage le tour sobre, ferme et concis d'un autre talent, fĂ©minin celui-lĂ , et qui en est Ă  son coup d'essai, mais le coup d'es- sai est un coup de maĂźtre. On a prononcĂ© encore, Ă  propos d' Une TragĂ©die au village 1, le nom de George Eliot ; certainement, il se- rait facile d'Ă©tablir des points de comparaison entre ce p- lit roman, qui n'est guĂšre qu'une nouvelle, et les premiers rĂ©ciisoĂč l'auteurdes ScĂšnes de la vie clĂ©ricale greffa le langage des paysans sur son style si pur et si Ă©levĂ©. Gomme dans les livres d'Eliot encore, la pitiĂ©, une pitiĂ© plus large que les femmes ne la conçoivent d'ordinaire, car elle s'Ă©tend aux pires consĂ©quences de la misĂšre et de l'abandon, la pitiĂ© jointe au sentiment profond de la justice se dĂ©gage d'un drame de tous les jours, simplement exposĂ©. L'hurnbie hĂ©roĂŻne est une pauvre orpheline, une dĂ©licate enfant des villes, recueillie chez des parens rigides, fermiers dans l'Oxfoidshire, qui se mĂ©fient de sa gentillesse, ayant sans cesse prĂ©senta l'esprit, si 1 on peut, appeler esprit cet entendement obtus, que sa mĂšre a jadis mal tournĂ© Par leurs mauvais traitemens, leurs soupçons injurieux, ces puritains 1 A Village tragedy, by Margaret L. Woods. London, 1887; Bentley and Son. TOME Lxxxvni — 1888. i. 8 114 REVUE DES DEUX MONDES. de village la jettent comme malgrĂ© elle dans les bras du seul ĂȘtre au monde qui lui ait jamais tĂ©moignĂ© de l'affection, le laboureur Jess, un rustre assez stupide, mais profondĂ©ment honnĂȘte, que l'ignorance et la pauvretĂ© empĂȘchent seules de lĂ©gitimer sur-le- champ ses amours, des amours qu'aurait pu illustrer Bastion Le- page. Cette pastorale tout entiĂšre est d'un rĂ©alisme qui Ă©tonne, quand on connaĂźt le rang social et l'Ă©lĂ©gante personnalitĂ© de son au- teur; les moutons n'y portent point de rubans roses, les amou- reux y sont muets dans leur tendresse autant que les arbres, les plantes et les ĂȘtres, Ă  peine plus conscieas, avec lesquels ils par- tagent les bienfaits inĂ©galement rĂ©partis de la mĂšre nature; » la rudesse des physionomies et des propos, l'implacable pharisaĂŻsme de certains church-goers, la brutalitĂ©, l'avarice, l'entĂȘtement bestial des paysans, les prĂ©jugĂ©s Ă©troits et cruels d'une petite bourgeoisie campagnarde, rien de tout cela n'est voilĂ© ni adouci. Annie supporte patiemment les humiliations dont on l'abreuve, tant qu'elle a auprĂšs d'elle son brave compagnon, mais la veille mĂȘme du jour oĂč ils vont enfin se marier, un accident horrible enlĂšve Jess. L'enfant qui va naĂźtre n'a plus de pĂšre, l'abandonnĂ©e ne voit pour lui et pour elle d'autre ressource que le suicide. Elle l'a commis d'intention, quand Dieu, plus clĂ©ment que les hommes, la dĂ©livre. Et qui donc blĂąmera cette malheureuse d'avoir voulu mourir? Certes, ce n'est pas M'* Woods; elle a pour les misĂ©rables le sentiment si admirablement rendu par l'Acker- mann anglaise, miss Mary Robinson, dans une de ses poĂ©sies 1, ce sentiment qui conduit Ă  se demander devant une prostituĂ©e du dernier ordre Qui donc rĂ©pondra pour le crime? Est-ce elle, l'amant, ou les frĂšres?.. Ou moi qui n'ai pas fait un geste? » L'au- teur de A Village tragedy ne se prononce ni pour ni contre ses personnages, les laisse s'expliquer, et se borne Ă  les faire vivre d'une vie si intense que leurs passions, leurs peines, les fatalitĂ©s dont ils sont victimes s'imposent Ă  notre imagination comme si nous en Ă©tions tĂ©moins. Annie a traversĂ© les pires Ă©preuves, mais enfin l'hĂŽpital et l'Ă©pouvantable workliouse lui seront Ă©pargnĂ©s. L'anneau de Jess au doigt, ce pauvre anneau qu'il rapportait de la ville quand le train l'a Ă©crasĂ©, elle Ă©chappera au jugement du monde, qui ressemble fort dans un village Ă  ce qu'il est ailleurs, avec la grossiĂšretĂ© apparente de plus. Peut-ĂȘtre sera-t-il admis, lĂ  oĂč elle va, que la fidĂ©litĂ©, le dĂ©voĂ»ment rĂ©ciproques, la soufiVance sup- portĂ©e en commun, Ă©tablissent un lien sacrĂ© entre deux ĂȘtres; mais c'est ce que refusent de reconnaĂźtre l'huissier, un libertin dans son 1 Le BĂčv,c Ă©missaire. PoĂ©sies de miss Mary Robinson, traduites de l'anglais par .M. James Darmesteter. paris, 1888; Lemerre. LES NOUVEADX ROMANS ANGLAIS, H5 temps, la blanchisseuse, qui a eu des malheurs effacĂ©s par ses noces tardives, la femme du vicaire, charitable pourtant, mais qui prĂ©pare Ă  regret du bouillon pour les pĂ©cheresses, et tous ces fermiers, Ă  cheval sur la respectahiiity, qui n'ont eu d'amour ici- bas que pour l'Ă©pargne sordide, pour ce qui se vend au marchĂ©, pour leurs dindons, pour la terre. Les moindres traits sont d'une vĂ©ritĂ© poignante; nous n'en reprocherons que quelques-uns Ă  M'^* Woods, ceux qui rendent inutilement rĂ©pulsive la figure de l'idiot, moins originale d'ailleurs que les autres. Nous avions dĂ©jĂ  vu de ces ĂȘtres, infĂ©rieurs Ă  la bĂȘte par leurs appĂ©tits haineux, jouer le rĂŽle aveugle du destin dans des romans qui ne valent pas celui-ci. lY. Encore ime Ɠuvre de dĂ©but, une Ɠuvre de femme, qui est en mĂȘme temps une Ɠuvre supĂ©rieure the Silence of dean Mait- land, par Maxwell Gray; seulement, on retombe ici dans ce que les collectionneurs de documens humains appellent le vieux jeu, » c'est-Ă -dire que l'imagination joue son rĂŽle dans l'arrangement de ce drame, fondĂ© pourtant, assure-t-on, sur la pure vĂ©ritĂ©. Quant Ă  cela, du reste, peu nous importe ; les mots c'est arrivĂ©, » ne de- vraient avoir de prestige que pour l'enfance. PassĂ© cet Ăąge, on sait bien que l'art consiste Ă  chercher et Ă  choisir dans la vĂ©ritĂ© vĂ©cue ce qui est du domaine des Ă©motions intellectuelles; c'est ce qu'a fait sans doute Maxwell Gray, avec des prĂ©occupations de moraliste et de psychologue qui sĂ©parent son livre, tout Ă©mouvant qu'il soit, du genre sensationnel auquel, sur le simple Ă©noncĂ© du sujet, on le soupçonnerait d'appartenir. Cyril Maitland, celui qui doit devenir un jour le grand doyen de Belminster dĂ©cidĂ©ment les romanciers en veulent Ă  ces person- nages infiniment vĂ©nĂ©rables d'ordinaire, les deans, l'Ă©loquent, le prestigieux Cyril Maitland, n'Ă©tait encore que diacre quand sa vertu, austĂšre cependant et poussĂ©e jusqu'Ă  l'ascĂ©tisme, s'est fondue au feu de la tentation. Il a oubliĂ© une minute ses devoirs de clergyman et ses fiançailles avec l'aimable miss Everard; il s'est laissĂ© gagner par la passion que sa beautĂ© d'archange et le charme qui le servira si bien plus tard pour la conduite des Ăąmes inspirent Ă  une fille du peuple ardente et superbe, Anna Lee. AprĂšs quoi, il reçoit les der- niers ordres, Ă©pouse celle qui est son Ă©gale par l'Ă©ducation, et se per- suade sans trop de peine qu'en pourvoyant aux besoins d'un enfant qui va naĂźtre, il effacera ses torts; mais il a comptĂ© sans la colĂšre du vieux Lee, qui, ayant dĂ©couvert la faute de sa fille, poursuit le sĂ©ducteur, le provoque et le contraint presque au meurtre^ car Cyril 116 REVUE DES DEUX MONDES. Ă©tait en Ă©tat de lĂ©gitime dĂ©fense. On trouve Benjamin Lee mort dans un bois, l'enquĂȘte s'ouvre, etce n'est pas le vĂ©ritable assassin qui est arrĂȘtĂ©, mais son plus intime ami, son camarade d'universitĂ©, son futur beau-frĂšre, le docteur Everard, contre lequel les preuves paraissent s'accumuler d'une façon Ă©crasante. Et Cyril hĂ©site Ă  parler, et le be- soin qu'il a de l'estime des hommes l'arrĂȘte, et le malheureux Eve- rard est condamnĂ©, sur le faux tĂ©moignage d'Anna Lee, qui veut sauver celui qu'elle aime encore, Ă  vingt ans de travaux forcĂ©s. Seule, Lilian, la sƓur jumelle de Cyril, a foi, malgrĂ© les apparences, dans l'innocence d'Everard; patiente et dĂ©vouĂ©e, elle l'attendra, et le jour oĂč il revient brisĂ©, vieilli, aprĂšs un chĂątiment immĂ©ritĂ©, elle sera lĂ , prĂȘte Ă  lui tendre les bras, Ă  devenir sa femme comme elle l'avait promis. Cyril est alors sur le point de passer Ă©vĂȘque de Warham, le siĂšge le plus important de l'Angleterre ; il a montĂ© triomphale- ment tous les degrĂ©s de la hiĂ©rarchie ecclĂ©siastique, il a satisfait cette soif de considĂ©ration qui est le trait dominant de son carac- tĂšre ; ses vertus, ses talens sont cĂ©lĂšbres ; ses remords sont depuis longtemps Ă©touffĂ©s chez lui sous des sophismes qui lui font donner le pas aux devoirs de sa vocation sur ceux de sa conscience. Que faudra- 1- il pour le prĂ©cipiter du haut de ce trĂŽne de mensonge? Un regard de celui qu'il a perdu, un regard de pitiĂ©, un mot de misĂ©- ricorde. Everard pardonne, et, devant cet acte vĂ©ritablement Ă©van- gĂ©lique, le triple airain dont s'enveloppait le cƓur du prĂȘtre indi- gne tombe, et ce cƓur se brise, Ă  moins que vous ne prĂ©fĂ©riez croire que l'opium, dont il use souvent, aide Ă  la mort subite du doyen, qui, aprĂšs avoir confessĂ© publiquement sa faute devant le clergĂ©, devant le peuple, dans une scĂšne magnifique et grandiose dont la cathĂ©drale de Belminster est le théùtre, reste immobile d'une immobilitĂ© qui est celle de la mort, la tĂȘte appuyĂ©e au rebord de cette chaire oĂč sa voix Ă©loquente vient de retentir pour la derniĂšre fois. Tel est en substance ce sujet qui eĂ»t tournĂ© si aisĂ©ment au mĂ©lo- drame. On peut se reprĂ©senter sans peine ce que miss Braddon en eĂ»t fait, tandis que, sous la plume de Maxwell Gray, l'Ɠuvre vaut surtout par l'Ă©tude des caractĂšres, aussi solides, d'un dessin aussi juste et aussi serrĂ© que si le rĂ©cit oĂč ils se meuvent n'Ă©tait pas romanesque, — qualitĂ© devenue trĂšs rare, par parenthĂšse, dans les romans de nos jours. Qu'un jeune clergyman, vouĂ© Ă  la plus haute piĂ©tĂ©, mĂȘme Ă  des macĂ©rations excessives, Ă©prouve une fois la vĂ©ritĂ© du mot de Pascal Qui fait l'ange fait la bĂȘte, » qu'une dĂ©faillance passagĂšre ait pour lui des consĂ©quences incalculables, il n'y a lĂ  rien que de banal et d'assez vulgaire ; ce qui nous intĂ©resse, c'est la maniĂšre dont sa chute est prĂ©parĂ©e dĂšs ce premier chapitre, qui s'ouvre avec tant LES NOUVEAUX ROMANS ANGLAIS. 117 d'ampleur sur un morceau si rĂ©el de la campagne anglaise oĂč se groupent, Ă  l'arriĂšre-plan, ces comparses auxquels George Eliot excel- lait Ă  donner la couleur et la vie. Maxwell Gray, lui aussi, possĂšde une puissance rare pour faire manƓuvrer la foule des personnages secondaires qui se mĂȘlent naturellement Ă  l'action et donnent leur avis sur ce qui se passe mieux que ne ferait l'auteur. Un trait insi- gnifiant en apparence, une remarque jetĂ©e incidemment, suffisent Ă  nous mettre au fait, appelant notre attention sur le grain de sĂ©nevĂ© qui va se dĂ©velopper, pousser dfs branches. C'est dans ce dĂ©ve- loppement que rĂ©side tout l'intĂ©rĂȘt. Une sĂ©duction, une erreur judi- ciaire, voilĂ , certes, des matĂ©riaux bien souvent employĂ©s; mais comme le jeu des passions les renouvelle ! Quelle poignante Ă©tude de l'orgueil dans l'Ăąme d'Anna Lee, par exemple! D'abord ce n'est que l'innocent orgueil de sa beautĂ© ; ce sentiment, qui la rend si rĂ©- servĂ©e, si respectueuse d'elle-mĂȘme avec ses pareils, la livre sans dĂ©fense Ă  l'homme d'une condition supĂ©rieure qui la traite en dame ; c'est l'orgueil encore qui lui dicte un excĂšs de dĂ©sintĂ©ressement quand elle veut Ă©lever son fils sans le secours de personne, et son abnĂ©gation quand elle se relire du chemin de l'infidĂšle pour le laisser se marier, et son endurcissement dans le crime aprĂšs le faux tĂ©moignage qui envoie Everard au bagne. Mal et bien, tout chez elle sort d'une mĂȘme passion qui la gouverne. D'autre part, quel est le point faible de Cyril? L'amour de la vaine louange, le besoin d'ĂȘtre apprĂ©ciĂ©, vĂ©nĂ©rĂ©. Cette faiblesse apparaĂźt dĂšs ses premiĂšres paroles de la façon la plus naturelle et la plus excusable Ă  la fois ; elle est presque justifiĂ©e par de grands talens,de hautes aspirations. De lĂ , cependant, toutes les indignitĂ©s de sa vie; de lĂ  le plaisir qu'il prend Ă  l'adoration aveugle d'Anna Lee, de lĂ  l'espĂšce de cruautĂ© dont il fait preuve envers elle aussitĂŽt que la crainte du scandale s'empare de lui, de lĂ  son silence devant la condamnation de son meilleur ami, de lĂ  ses longues annĂ©es de ministĂšre sacri- lĂšge. Il est faible, faible autant qu'est fort l'innocent qui fut sa vic- time et qui, lui, bien qu'il n'ait rien d'un ange, bien qu'il ne soit qu'un honnĂȘte homme, accomplit au bagne une mission sublime, en Ă©levant vers le bien, par ses paroles et ses exemples, la pensĂ©e des coupables qui l'entourent. 11 a traversĂ© l'enfer du dĂ©sespoir et du doute, ce n'est que par la lutte qu'il est arrivĂ© Ă  la rĂ©signation, Ă  la puissance de comprendre que l'on peut remplir au fond d'une prison une tĂąche aussi belle que le serait n'importe quelle responsabilitĂ© honorable, acceptĂ©e Ă  la face du monde. Celle qui l'aime et qui croit en lui, cette Lilian qui reprĂ©sente dus ewig iveibliche de Goethe, V Ă©ternel fĂ©minin qui nous attire au ciel, lui a dit Les desseins de Dieu sont insondables; il vous a placĂ© oĂč vous ĂȘtes avec des inten- 118 REVUE DES DEUX MONDES. tions aussi dĂ©terminĂ©es que celles qui lui font placer un roi sur son trĂŽne, le prĂȘtre Ă  l'autel, ou la fleur au soleil. » C'est Everard, expiant pour un autre et travaillant dans l'abjec- tion Ă  une Ɠuvre de salut, qui est en rĂ©alitĂ© le prĂȘtre. La gloire de Cyril retombe au contraire sur sa tĂȘte en charbons ardens. Tout le bien qu'il fait depuis des annĂ©es ne lavera jamais chez lui cette petite tache Ă©largie dans la luxure et dans le sang, et que l'hypo- crisie rend indĂ©lĂ©bile. En vain se croit-il nĂ©cessaire Ă  la grandeur de l'Ă©glise, en vain se persuade-t-il que ses expĂ©riences, bien qu'ignominieuses pour lui, sont utiles aux Ăąmes, puisqu'elles l'ai- dent Ă  les diriger, son prestige de voyant, d'inspirĂ©, de prophĂšte, n'est que mensonge. Artiste, il l'est assurĂ©ment, et virtuose mer- veilleux, mais il n'est que cela. De ses souffrance, de son repen- tir, il fait de l'Ă©loquence, de la poĂ©sie, de la littĂ©rature. Jamais il n'est plus persuasif que quand il parle en ses sermons des joies de l'innocence qu'il a perdue, des dĂ©lices de la paix qu'il ne connaĂźt plus, du crime de Judas qui est le sien. Pure virtuositĂ©,., il se souvient, il utilise, — il se donne Ă  lui-mĂȘme l'illusion d'une pĂ©nitence stĂ©rile. Un signe de la vigueur du caractĂšre anglais, c'est le dĂ©dain que la plupart des Ă©crivains et des pensem's de ce pays tĂ©moignent pour le repentir sentimental. Comme le faisait remarquer un pĂ©nĂ©trant commentateur de Shakspeare 1, l'auteur du Roi Jean et de Ri- chard m nous intĂ©resse aux forts qui ont commis le mal en sachant ce qu'ils voulaient ; il laisse sans rĂ©compense humaine les bons qui trouvent ailleurs, plus haut, en eux-mĂȘmes, le prix de leur vertu, et, certainement, toute autre moreJe distributive est mesquine au- tant qu'elle est fausse; — mais le repentir ne se rencontre que chez ceux de ses personnages qu'il nous conduit Ă  mĂ©priser. Ce re- pentir, en effet, est-il autre chose que l'attribut de la faiblesse, quand il ne prend pas la forme active de la rĂ©paration ? Accepter les consĂ©quences de nos actes et en triompher jusqu'Ă  rede- venir maĂźtres de notre destinĂ©e, voilĂ  tout le devoir. La morale de Maxwell Gray est inflexible, aussi Ă©loignĂ©e de cet hugotisme qui s'apitoie systĂ©matiquement sur le galĂ©rien, la prostituĂ©e et autres victimes des prĂ©jugĂ©s, que de ce jĂ©suitisme qui admet les expia- tions secrĂštes, les pĂšlerinages en terre sainte entrepris sous le cilice par ces bons chevaliers du moyen Ăąge, lesquels, aprĂšs avoir violĂ© la plupart des commandemens, revenaient absous et mouraient en odeur de saintetĂ© ; le ChrysostĂŽme de Belminster leur ressemble, jusqu'au moment oĂč il comprend bien tard qu'il n'y a que la vĂ©ritĂ© 1 RĂ©pertoire de Shakspeare, lectures et commentaires, par Jane Brown. LES ROMANS ANGLAIS. 119 qui serve. Sans doute, on pourra trouver quelque chose d'un peu voulu et qui ressemble trop Ă  une leçon dans le contraste de la fausse vocation de Maitland et du vĂ©ritable apostolat d'Everard, mais l'impression en est puissante. Pour les Anglais de bonne et franche race, il faut que, coupable ou vertueux, le personnage sympathique d'un roman soit fort. Paul Ftrroll, le hĂ©ros homicide du roman de ce nom, a tuĂ© sa femme afin d'en Ă©pouser une autre ; nul ne songe Ă  le lui reprocher; il semble en lisant qu'il avait le droit d'Ă©carter tout ce qui s'opposait Ă  un pareil amour, et de ne laisser subsister sous le ciel qnelle et lui, s'il le fallait pour assurer leur bonheur; mais ceux qui excusent, qui respectent Paul Ferroll, con- damneraient le scepticisme Ă©lĂ©gant ou la non moins Ă©lĂ©gante nĂ©- vrose de certains hĂ©ros de M. Bourget. Aussi les nouveaux society novelists ont-ils soin de prĂȘter Ă  leurs personnages reprĂ©hensi- bles, pour les faire accepter, un excĂšs d'audace inconciliable avec l'Ă©pithĂšte d'effete, qui rĂ©sume tous les pires rĂ©sultats de la sensua- litĂ©, de la mollesse, de l'Ă©puisement, et que si volontiers on nous applique. Evidemment, the Silence of dean Maitland n'est pas une de ces Ɠuvres d'art Ă  la mode chez nous, et qui dĂ©daignent de rien prouver. Il est rempli d'enseignemens qui semblent quelquefois dĂ©tachĂ©s de la Morale en actions, par exemple le dialogue entre Everard sorti de prison et le juge qui l'a condamnĂ©. Tout ce per- sonnage d'Everard est trop parfait; pas le moindre petit dĂ©faut Ă  sa ouirasse; mais en Angleterre, personne ne s'en plaindra, non plus que de l'imperturbable sublimitĂ© de Lilian. Notre genre de rĂ©alisme serait peut-ĂȘtre disposĂ© Ă  tourner en ridicule l'Ă©ternelle jeunesse, l'Ă©ternelle beautĂ© que cette admirable fille apporte en rĂ©- compense Ă  l'objet de son Ă©ternel amour, lorsque celui-ci sort du bagne avec des mains de maçon et l'empreinte de toutes les souf- frances sur son visage vieilli. Peut-ĂȘtre aurait-il tort. Qui donc n'a eu l'occasion de remarquer le privilĂšge que gardent certaines femmes exceptionnellement pures et bienfaisantes d'Ă©chapper Ă  l'effet des annĂ©es? Qui donc n'a hĂ©sitĂ© Ă  dĂ©terminer l'Ăąge de certains visages au teint calme, au sourire d'enfant, qu'Ă©claire un regard limpide oĂč se reflĂštent les tendresses contenues ? Quelques grands peintres ont fixĂ© l'image de cette beautĂ© indestructible qui laisse pa- raĂźtre l'Ăąme, et l'immatĂ©rialitĂ© d'un type anglais particulier, essen- tiellement virginal, se prĂȘte au miracle en question. S'il est rare, c'est que le miracle intime de l'amour qui Ă©claire et qui transfi- gure est assez rare aussi. Inclinons-nous devant Lilian, quand elle ne serait que le symbole de ce qu'il y a de noble chez la femme. L'idĂ©al de la perversitĂ© fĂ©minine nous est offert assez souvent ailleurs pour faire compensation. / 120 REVUE DES DEUX MONDES. Il est probable que les futurs traducteurs du Dean Maitland n'hĂ©siteront pas Ă  pratiquer de larges coupures dans les scĂšnes d'intĂ©rieur, qui alternent avec les Ă©vĂ©nemens dramatiques comme pour nous en reposer; certes, on pourrait abrĂ©ger un peu les services religieux et prendre moins souvent le thĂ© chez ces vĂ©nĂ©ra- bles patriarches, les vieux Maiiland, dans le plus charmant des presbytĂšres de campagne ; mais nous ne voudrions voir disparaĂźtre aucun des personnages de ces tableaux intimes, depuis lord Ingram Swaynstone, un spĂ©cimen, commun en Angleterre, dĂ©jeune homme accompli au physique, d'une bonne humeur qui tient Ă  la rĂ©gula- ritĂ© des digestions, Ă  l'Ă©quilibre parfait du systĂšme nerveux que ne trouble aucun fardeau intellectuel trop lourd, jusqu'au chat Marc- Antoine, cette imposante divinitĂ© domestique Ă©tudiĂ©e avec autant de soin dans sa nature intime et ses habitudes que sa seigneurie elle-mĂȘme. Le chien a souvent jouĂ© en littĂ©rature un rĂŽle impor- tant, mais jamais encore le chat n'avait reçu de pareils honneurs, quoique Daniel Deronda renferme, dessinĂ©e avec amour, la silhouette de l'angora Hafiz. Gens et bĂȘtes contribuent tous, pour leur part trĂšs dĂ©fmie, Ă  la conduite de l'action dans le roman de Maxwell Gray. Il n'y a de hors-d'Ɠuvre que le rĂ©cit, facile Ă  supprimer tout entier, de l'Ă©va- sion manquĂ©e d'Everard; mais ne regretterions-nous pas bien des Ă©pisodes touchans ou ingĂ©nieux l'entrevue fortuite du tugiiif avec sa sƓur, la femme de Cyril, qui ne le reconnaĂźt pas; l'espf^ce de vague divination qui vient, au contraire, Ă  la jeune veuve de son frĂšre, lorsqu'elle voit ce vagabond qui ressemble Ă  l'Ă©poux, prĂ©sent Ă  sa pensĂ©e dans la mort d'une façon aussi intense que dans la vie; bien d'autres dĂ©tails encore qui font monter aux yeux du lecteur le plus blasĂ© cette larme dont se moquent comme d'un hommage vulgaire, n'ayant rien Ă  faire avec l'art, ceux qui ne savent pas la provoquer? MalgrĂ© ses longueurs, ses inĂ©galitĂ©s, ses dĂ©faillances, the Silence of demi Maiiland reste un ouvrage remarquable, et il ne faut pas mĂ©dire de l'Ă©tat d'une littĂ©rature romanesque qui a produit dans la mĂȘme annĂ©e, sous la plume de trois femmes, une robuste machine de cette sorte, un Ă©chantillon de rĂ©alisme Ă©mu et sincĂšre, tel que A Village tragedy, et un bijou d'art ciselĂ© Ă  la Gel- lini, comme Amour dure. De pareils pis-aller permettent d'attendre avec patience un Ă©vĂ©nement, une rĂ©vĂ©lation de premier ordre, une nouvelle Jane Eyre, un second Adam Bede. Th. Bentzon. LES IDÉES POLITIQUES EN ALLEMAGNE AU XIX' SIECLE GERVINUS ET DAHLMANN. Briefwechsel zwischen Jacob und WUhelm Grimm, Dahlmann und Gervinus, Ă©ditĂ© par Edouard Ippel. Berlin, 188ĂŽ. — II. Dahlmann, Kleine Schriften und Beden. Stuttgart, 1886. — III. Anton Springer, Friedrich Christoph Dahlmann. Leipzig, 1870-72. — IV. H. von Treitschke, Historische und PĂ»litische AufsĂątze, b' Ă©dition. Leipzig, 1886; Deutsche Geschichte im XIX'^^" Jahrhundert, tome m. Leipzig, 1885. L'Allemagne, depuis vingt ans, a subi des changemens si profonds, si retenlissans, et qui ont eu dans toute l'Europe un contre-coup si terrible, que, par un effet de contraste inĂ©vitable, la pĂ©riode de son histoire immĂ©diatement antĂ©rieure se trouve rejetĂ©e dans une sorte de pĂ©nombre. Cette pĂ©riode est terne et ne prĂ©sente rien de bien saillant. Au lieu de catastrophes imprĂ©vues, de coups de théùtre foudroyans, elle n'offre au regard que des luttes obscures et sans Ă©clat. La politique des gouvernemens est oppressive, hĂ©sitante, tor- tueuse. L'esprit public passe par des alternatives d'activitĂ© et de torpeur, d'espoir et de dĂ©couragement qui paraissent Ă©galement stĂ©riles. LĂ  pourtant se prĂ©parait sourdement la crise qui allait 122 REVDE DES DEUX MONDES. Ă©clater. Pour comprendre les Ă©vĂ©nemens de 1866, pour s'expliquer que la domination de la Prusse ait Ă©tĂ© si facilement acceptĂ©e et supportĂ©e, il faut avoir vu de prĂšs les sentimens et les passions di- verses dont l'Allemagne Ă©tait agitĂ©e de 1815 Ă  1860. Le tableau n'en serait pas facile Ă  tracer. Si on le veut fidĂšle, qu'on ne le cherche pas dans VHisioire d'Allemagne au XIX° siĂšcle, que M. de Treitschke publie actuellement, et dont trois volumes ont dĂ©jĂ  paru. M. de Treitschke est trop bon Prussien pour parler des af- faires allemandes en historien impartial. 11 s'efforce surtout de prĂ©- senter les faits de façon que la Prusse apparaisse toujours, Ă  la fm du rĂ©cit, justifiĂ©e ou glorifiĂ©e, selon le cas. Mais celte succession d'apologies et de panĂ©gyriques met le lecteur en dĂ©fiance, et M. de Treitschke manque ainsi son but. Interrogeons plutĂŽt la corres- pondance des frĂšres Grimm, de Dahlmann et de Gervinus, qui vient d'ĂȘtre publiĂ©e. Dans ces lettres Ă©crites sans arriĂšre-pensĂ©e, et qui n'Ă©taient point destinĂ©es Ă  voir le jour, nous trouverons l'ex- pression sincĂšre des idĂ©es, des sentimens et des dĂ©sirs politiques de leurs auteurs. Dahlmann et Gervinus nous serviront de types, le premier reprĂ©sentant plutĂŽt les conservateurs, le second les libĂ©- raux allemands. Tous deux ont jouĂ© un rĂŽle important dans cette pĂ©riode qui s'Ă©tend de 1830 Ă  1848 ; tous deux ont siĂ©gĂ© au parle- ment de Francfort, dont Gervinus a provoquĂ© la rĂ©union de toutes ses forces. Ils sont au premier rang parmi les hommes de lettres, les savans et les professeurs, qui crurent alors avoir une mission po- litique. Ils firent de leur mieux pour la remplir. Gervinus, dont les premiers travaux donnaient de grandes espĂ©rances, Ă©tait de vingt ans plus jeune que Dahlmann. 11 lui dut d'ĂȘtre appelĂ© de trĂšs bonne heure Ă  l'universitĂ© de Gottingen, oĂč Dahlmann lui-mĂȘme enseignait avec ses amis les frĂšres Grimm. BientĂŽt, malgrĂ© la diversitĂ© des Ăąges et des caractĂšres, une intimitĂ© Ă©troite s'Ă©tablit entre les quatre savans. Elle rĂ©sista Ă  l'Ă©preuve de la sĂ©paration, lorsque plus tard les frĂšres Grimm furent fixĂ©s Ă  Berlin, Dahlmann Ă  Bonn et Gervinus Ă  Heidelberg. De leur correspondance et de leurs Ɠuvres nous es- saierons de dĂ©gager d'abord le but politique qu'ils se proposaient, puis les moyens qu'ils ont employĂ©s pour l'atteindre; enfin, nous examinerons Ă  quel rĂ©sultat ont abouti leurs efforts. Mais, aupara- vant, il nous faut rappeler les questions irritantes qui se posaient, ou plutĂŽt s'imposaient alors aux meilleurs esprits de l'Allemagne. 1, AprĂšs les grandes secousses du commencement du siĂšcle, lorsque la dĂ©faite de NapolĂ©on fut certaine, le congrĂšs de Vienne se donna LES IDÉES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 123 la mission de rĂ©organiser TAllemagne. La tĂąche Ă©tait singuliĂšre- ment ardue. On put craindre, Ă  plus d'une reprise, que la diplo- matie n'en dĂ©sespĂ©rĂąt, et lorsqu'il s'agit, par exemple, de rĂ©gler le sort de la Saxe et des autres alliĂ©s de NapolĂ©on en Allemagne, la guerre parut sur le point d'Ă©clater. Les partisans les plus dĂ©terminĂ©s du passĂ© ne songeaient pas Ă  restaurer tel quel l'Ă©tat politique de l'Allemagne avant 1791. Personne ne prĂ©tendait rĂ©tablir les princi- pautĂ©s ecclĂ©siastiques, et les rĂ©clamations des princes mĂ©diatisĂ©s, toutes vives qu'elles Ă©taient, avaient peu de chances d'ĂȘtre enten- dues. Les intĂ©rĂȘts mĂȘmes des vainqueurs s'y opposaient. Il leur Ă©tait dĂ©jĂ  assez difficile de concilier leurs prĂ©tentions rivales. Mais il fal- lait aussi tenir compte des sentimens de la nation, au moins dans toute l'Allemagne du Nord, qui avait couru aux armes en 1813. BouleversĂ©e par tant de guerres, meurtrie et finalement exaspĂ©rĂ©e par la main puissante, mais rude, de NapolĂ©on, elle sortait de la lutte avec des dĂ©sirs impĂ©rieux et des ambitions qu'elle ne se con- naissait pas au xYiii'^ siĂšcle. Avant tout, elle voulait ĂȘtre une. Jus- qu'en 1806, l'unitĂ© avait existĂ©, sous la forme Ă  peu prĂšs fictive, ilj^est vrai, du saint-empire romain germanique. » Mais bien avant la rĂ©volution française, cette fiction n'en imposait plus Ă  personne, ni &[i Allemagne ni hors d'Allemagne. Elle ne dissimulait plus ki division rĂ©elle des Ă©tats allemands, et le sentiment public voulait qu'elle n'eĂ»t pas Ă©tĂ© Ă©trangĂšre aux dĂ©faites et aux humiliations que la nation avait subies. Aussi, Ă  ce moment dĂ©cisif oĂč l'Allemagne va ĂȘtre reconstituĂ©e, les principaux publicistes se tournent vers le congrĂšs rĂ©uni Ă  Vienne. Au nom du peuple allemand, ils rĂ©clament Ă  grands cris l'unitĂ© nationale. Le cĂ©lĂšbre Mercure du Rhin, que l'on appelait la cinquiĂšme grande puissance, » supplie Ă©loquem- ment les hommes d'Ă©tat qui tiennent le sort de l'Allemagne entre leurs mains de lui donner l'empereur qu'elle attend, qu'elle im- plore. En mĂȘme temps, l'Ă©cole romantique, Ă©prise du moyen Ăąge, se complaisait dans l'histoire hĂ©roĂŻque des empereurs du xii et du xiii siĂšcle, et rĂ©veillait dans l'imagination populaire des souvenirs mal effacĂ©s. I-, Les diplomates du congrĂšs de Vienne ne devaient point satisfaire ces aspirations. Le rĂ©tablissement d'un grand empire allemand Ă©tait peut-ĂȘtre au-dessus de leurs forces, Ă  coup sĂ»r il n'Ă©tait pas dans leurs intentions. Sans parler des autres obstacles, la Prusse se re- fusait absolument Ă  reconnaĂźtre la souverainetĂ© effective en Alle- magne d'un empereur qui n'eĂ»t pas Ă©tĂ© le roi de Prusse. De son cĂŽtĂ©, le prince de Metternich ne se souciait pas d'accepter pour son maĂźtre une souverainetĂ© purement nominale, qui, pensait-il, eĂ»t Ă©tĂ© une source d'embarras sans compensation. Le mauvais vouloir, bien qu'inspirĂ© par des raisons diffĂ©rentes, Ă©tait donc Ă©gal chez 12A REYDE DES DEDX MONDES. la Prusse et chez l'Autriche. AprĂšs des nĂ©gociations et des intrigues interminables, l'Allemagne dut prendre la forme d'une confĂ©dĂ©ra- tion d'Ă©tats souverains, assemblage pĂ©nible, sans unitĂ© rĂ©elle, sans cohĂ©sion intime et sans prestige Ă  l'extĂ©rieur. Pour comble, l'acte fĂ©dĂ©ral, comme autrefois le traitĂ© de Westphalie, Ă©tait signĂ© et garanti par les grandes puissances. Elles se trouvaient ainsi investies du droit d'intervenir, le cas Ă©chĂ©ant, dans les affaires intĂ©rieures de l'Alle- magne. Tout, dans cette constitution, semblait calculĂ© pour froisser un patriotisme naturellement ombrageux. L'Autriche, qui en Ă©tait le principal auteur, devait regretter plus tard d'avoir fermĂ© l'oreille aux vƓux sincĂšres et spontanĂ©s d'une grande partie de la nation. Elle s'aliĂ©na ainsi beaucoup d'Allemands, qui auraient dĂ©sirĂ© voir la couronne impĂ©riale revenir Ă  la maison d'Autriche, et qui eussent prĂ©fĂ©rĂ© son hĂ©gĂ©monie Ă  celle de la Prusse car cette derniĂšre puis- sance avait une vieille rĂ©putation de perfidie et de rapacitĂ© brutale, surtout dans l'ouest et dans le sud de l'Allemagne. Elle y Ă©tait Ă  la fois haĂŻe et redoutĂ©e. La dĂ©ception fut cruelle, et il Ă©tait inĂ©vitable que le mĂ©conten- tement se fĂźt jour. L'Autriche et la Prusse rivalisĂšrent de rigueur pour le rĂ©primer, et elles y parvinrent sans trop de peine. Mais Metlernich et ses alliĂ©s se donnaient en toute occasion pour les en- nemis de la rĂ©volution, pour les dĂ©fenseurs de l'ordre et de la lĂ©gi- timitĂ©. Par suite, protester contre leur Ɠuvre devint la marque d'un dangereux esprit. De la sorte, tous ceux qui Ă©taient mal satisfaits de la constitution imposĂ©e Ă  l'Allemagne se trouvĂšrent, souvent malgrĂ© eux, rangĂ©s parmi les ennemis de l'ordre et les partisans de la rĂ©volution. Pourtant les plus libĂ©raux d'entre eux repoussaient les idĂ©es rĂ©volutionnaires. Beaucoup mĂȘme Ă©taient fonciĂšrement conservateurs. Hegel, par exemple, qui disait Ă  Victor Cousin Vous avez de la chance, vous autres Français, vous ĂȘtes une nation ! » Hegel n'avait rien du rĂ©volutionnaire, ni mĂȘme du libĂ©ral. 11 avait approuvĂ© sans rĂ©serve le rĂ©gime de NapolĂ©on, et il Ă©crivait encore, en 1831, que le systĂšme prussien de gouvernement Ă©tait fort en avance sur les institutions politiques de l'Angleterre. Mais la Prusse et l'Autriche entretinrent une Ă©quivoque dont elles profitaient. Qui- conque dĂ©sira ou rĂ©clama l'unitĂ© de l'Allemagne tut suspect de libĂ©ralisme. En fait, le dĂ©sir d'ĂȘtre une grande nation Ă©tait devenu, dans la partie cultivĂ©e et instruite du peuple allemand, une prĂ©occu- pation constante regret poignant pour le passĂ©, espĂ©rance pas- sionnĂ©e pour l'avenir. L'Allemagne avait appris Ă  s'estimer trĂšs haut. Herder d'abord, mais surtout Fichte, dans ses Discours Ă  la nation allemande, » en cĂ©lĂ©brant le caractĂšre allemand, la bravoure allemande, en proclamant la mission de l'Allemagne, avaient Ă©veillĂ© LES IDEES POLITIQUE» EN ALLEMAGNE. 125 et surexcitĂ© l'orgueil national. Selon Fichte, l'Allemagne Ă©tait la nation Ă©lue, le peuple par excellence ; Ă  lui il Ă©tait rĂ©servĂ© de rĂ©ussir oĂč d'autres avaient Ă©chouĂ©, de concilier les exigences de la sociĂ©tĂ© moderne avec le christianisme, et de rĂ©aliser la forme parfaite de l'Ă©tat. Et voilĂ  qu'aprĂšs tant de souffrances et de sacrifiijes, aprĂšs des victoires si chĂšrement achetĂ©es, la nation retombait Ă  son pre- mier Ă©tat de division et de morcellement, spoliĂ©e, par cet Ă©tat mĂȘme, des fruits de son triomphe 1 Car si toutes les forces de l'Allemagne eussent Ă©tĂ© unies pour rĂ©clamer, pour exiger au besoin, le prix de ses victoires, nul doute qu'elle ne l'eĂ»t obtenu. Mais l'Autriche sui- vait une politique qui n'Ă©tait pas exclusivement allemande ; la Ba- viĂšre, le Wurtemberg, la Saxe, avaient assez Ă  faire de se conserver, ou de s'agrandir, ou d'empĂȘcher au moins leurs voisins de s'arrondir. Qui donc dĂ©fendait les intĂ©rĂȘts proprement allemands? Personne, depuis que Stein, le grand patriote, se tenait, ou plutĂŽt Ă©tait tenu Ă  l'Ă©cart. M. de Treitschke essaie de justifier la Prusse. Elle fit en effet, jusqu'au dernier moment, des efforts dĂ©sespĂ©rĂ©s pour que l'Alsace et la Lorraine fussent enlevĂ©es Ă  la France ; mais tout le reste de sa politique permet de penser qu'en cela mĂȘme elle pour- suivait plutĂŽt l'intĂ©rĂȘt prussien que l'intĂ©rĂȘt allemand. Quoi qu'il en soit, les traitĂ©s de Paris laissĂšrent Ă  l'Allemagne vic- torieuse un sentiment aussi amer qu'Ă  la France vaincue et rendue Ă  merci. Plus d'un les comparait Ă  ces traitĂ©s d'Utrecht et de Rastadt, qui, un siĂšcle auparavant, avaient mis fin Ă  la guerre de succession d'Espagne, et dont Leibniz et le prince EugĂšne disaient que l'Alle- magne y avait Ă©tĂ© la dupe de ses alliĂ©s et la victime de sa mau- vaise constitution. L'amour-propre national souffrait ainsi de deux blessures qui s'envenimaient l'une l'autre. Si, au sortir de la guerre, l'Allemagne avait vu son territoire s'agrandir d'une ou de plusieurs provinces, ce signe Ă©clatant de ses victoires, la joie de sa puis- sance reconnue et de son prestige Ă©tabli devant l'Europe, l'aurait aidĂ©e, au moins pour un temps, Ă  accepter une constitution dont elle n'Ă©tait pas satisfaite. Mais, au contraire, elle n'obtenait du cĂŽtĂ© du Rhin que des avantages insignifians. L'Alsace et la Lorraine restaient Ă  la France ; Ă  l'est, la Russie pesait sur la frontiĂšre alle- mande d'un poids bien autrement redoutable qu'en 1793. Ou si l'Allemagne, heureuse de sa constitution nouvelle, avait vu se con- centrer sous une direction Ă©nergique toutes les forces de la nation, elle se serait consolĂ©e plus aisĂ©ment de l'occasion perdue, en se sentant prĂȘte Ă  saisir la premiĂšre qui s'offrirait dĂ©sormais. Mais point au dedans comme au dehors, elle n'apercevait que motifs de dĂ©pit et de regret. Ainsi s'explique le dĂ©sir ardent de voir enfin l'unitĂ© rĂ©alisĂ©e. Gomme ce dĂ©sir se nourrissait de colĂšre sourde et de ressentiment, 126 RBVOB DES DEDX MONDES. on aurait pu prĂ©voir que l'Allemagne une n'oublierait pas les injures de l'Allemagne fĂ©dĂ©rale. Elle promettait d'ĂȘtre Ăąpre dans sa politique et obstinĂ©e dans ses revendications. Elle se croyait, en efiet, dupĂ©e ou lĂ©sĂ©e par toutes les grandes puissances. La France, l'ennemie hĂ©rĂ©ditaire, trouvait moyen d'Ă©chapper aux justes consĂ©quences de sa dĂ©faite. Un changement de rĂ©gime et les artifices d'une diplo- matie habile lui conservaient son territoire d'avant la rĂ©volution. Dans une conjoncture si grave, l'Angleterre et la Russie faisaient Ă©galement preuve d'Ă©goĂŻsme et d'injustice envers l'Allemagne. Elles seules profitaient de la victoire commune; elles refusaient Ă  l'Alle- magne la part qui aurait dĂ» lui revenir. Bien plus, le mĂ©conten- tement contre ces deux puissances s'aggravait de griefs spĂ©ciaux contre chacune d'elles. A la Russie, les Allemands reprochaient, outre l'appui prĂȘtĂ© Ă  la France, l'insupportable orgueil que lui avaient donnĂ© les Ă©vĂ©nemens de 1812, sa prĂ©tention Ă  diriger les affaires du continent, son exigence dans la question de Pologne, et, par-dessus tout, son ingĂ©rence dans les affaires intĂ©rieures de l'Al- lemagne. Cette animositĂ© contre la Russie Ă©clata dans l'assassinat de Kotzebue. Quant Ă  l'Angleterre, elle abusait sans scrupule, croyait-on, de ses avantages Ă©conomiques. Elle inondait de ses produits l'Allemagne appauvrie par de longues guerres, s'opposant ainsi aux progrĂšs de l'industrie allemande et Ă  la formation d'une marine nationale. A ces griefs se joignaient des craintes pour l'ave- nir. Personne n'osait compter sur la longue pĂ©riode de paix qui fut si favorable au dĂ©veloppement des ressources de l'Allemagne. Cha- cun croyait, au contraire, une grande guerre prochaine et inĂ©vi- table, soit en Orient, soit surtout du cĂŽtĂ© de la France, que l'on supposait impatiente de venger ses dĂ©faites et de reconquĂ©rir la rive gauche du Rhin. Faudrait-il donc voir une fois encore de grands Ă©vĂ©nemens s'accomplir en Europe, sans que l'Allemagne y prĂźt part comme grande puissance, sans qu'elle y jouĂąt un rĂŽle propor- tionnĂ© Ă  sa force rĂ©elle, sans qu'elle tirĂąt de ses efforts un lĂ©gitime profit ? Jusques Ă  quand la mission du peuple allemand, le premier du monde par la science, et le premier aussi par la force, s'il Ă©tait un, serait-elle donc ajournĂ©e ? Malheureusement, les patriotes mĂȘmes qui rĂ©clamaient avec le plus d'Ă©nergie l'unitĂ© nationale ne pouvaient indiquer de moyens pratiques pour la rĂ©aliser. Cette unitĂ©, selon eux, ne devait pas ĂȘtre une fiction, un trompe-l'Ɠil, comme Ă©tait naguĂšre le saint-empire; mais, selon les expressions employĂ©es plus tard par Pfizer, une puissance directrice devait avoir le droit de contrainte, pour faire exĂ©cuter par toutes les autres la volontĂ© nationale, de façon qu'il ne fĂ»t pas au bon plaisir de chacune de conspirer au bien commun, ou, au contraire, de se dĂ©tacher et mĂȘme de s'allier Ă  l'Ă©tranger. » LIS IDÉES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 127 Il aurait donc fallu que les Ă©tats souverains allemands, exceptĂ© la puissance investie de la direction des affaires communes, voulussent bien renoncer au droit de disposer de leur armĂ©e, de rĂ©gler leurs dĂ©penses et de traiter avec qui il leur plairait? Il aurait fallu, en un mot, une sorte de nuit du h aoĂ»t des puissances allemandes. C'Ă©tait trop demander. On l'avait bien vu lors de la reconstitution de l'Allemagne en 1815. En vain Stein, Allemand avant d'ĂȘtre Prus- sien, prĂ©sentait mĂ©moires sur mĂ©moires pour dĂ©montrer qu'il ne devait subsister en Allemagne qu'un seul souverain, l'empereur. Guillaume de Humboldt, dans un contre-mĂ©moire d'une prĂ©cision remarquable, avait rĂ©pondu L'Allemagne ne saurait ĂȘtre une mo- narchie, car^ ou l'empereur n'exercera pas en fait une souverainetĂ© vĂ©ritable, et alors il est inutile ; ou il prĂ©tendra l'exercer, et alors la BaviĂšre, le Wurtemberg et les autres puissances allemandes ne voudront pas se soumettre Ă  lui, et la Prusse ne \e pourra pas.» Il fallait compter, en effet, avec les puissances de second et de troi- siĂšme ordre, que NapolĂ©on avait agrandies et fortifiĂ©es pour prix de leurs services, et que l'Autriche avait sauvĂ©es pour prix de leur dĂ©fection, malgrĂ© la Prusse, malgrĂ© Stein, qui les poursuivait de sa haine avec la double clairvoyance d'un grand patriote et d'un baron mĂ©diatisĂ©. LĂ  Ă©tait la plus grosse pierre d'achoppement. La Prusse, tout Ă©puisĂ©e, mais aussi tout enivrĂ©e des victoires qu'elle venait de remporter, sentait bien que tĂŽtou tard l'Allemagne aurait Ă  choisir entre elle et l'Autriche ; elle n'avait point Ă  craindre d'ĂȘtre absorbĂ©e tout simplement. Mais pour les puissances de second et de troisiĂšme ordre, l'unitĂ© rĂ©elle de l'Allemagne devait ĂȘtre un arrĂȘt de mort. Elles n'y Ă©taient point rĂ©signĂ©es elles voulaient vivre. Au reste, la masse de la nation ne ressentait qu'une aspiration vague vers l'unitĂ©. Le dĂ©sir n'Ă©tait net et pressant que chez une minoritĂ©. Seuls, les esprits Ă©clairĂ©s par l'histoire et soucieux de l'avenir voyaient Ă  quel point elle Ă©tait nĂ©cessaire. En beaucoup d'endroits, le peuple restait attachĂ© Ă  ses dynasties particuliĂšres, dont la plupart Ă©taient fort anciennes. Presque partout, aprĂšs la re- traite des Français, il avait reçu ses anciens maĂźtres avec joie, et plus d'un prince avait Ă©tĂ© surpris de ce loyalisme inattendu, qu'il n'avait rien fait pour mĂ©riter. Il semblait que ces dynasties eussent poussĂ© de profondes racines dans le sol allemand. Aussi Pfizer, Dahlmann, Gervinus, et en gĂ©nĂ©ral tous ceux qui dĂ©siraient l'unitĂ© nationale, auraient voulu qu'elle s'accomplĂźt sans porter atteinte aux droits historiques, et qu'elle respectĂąt le passĂ© de l'Allemagne. Ils ne voyaient pas la contradiction flagrante entre leurs espĂ©rances et leurs scrupules ; ou, s'ils la voyaient, ils ne s'y arrĂȘtaient pas. Par tempĂ©rament philosophique, les Allemands, et surtout les Allemands du temps de Hegel, sont trop enclins Ă  admettre que les termes 128 REVUE DES DEUX MONDES. contradictoires finissent toujours par se concilier. Logiquement et rĂ©ellement, ils s'excluent. La question de l'unitĂ© allenaande Ă©tait donc grosse de mille diffi- cultĂ©s qui ne prĂ©sageaient guĂšre une solution heureuse et prochaine. Comme si cela n'eĂ»t pas suffi, elle se compliquait d'une autre en- core plus inextricable. La plupart des patriotes rĂ©clamaient la libertĂ© avec non moins d'insistance que l'unitĂ©. En soi, les deux questions eussent pu rester distinctes. De fait, elles se trouvĂšrent liĂ©es par la force des circonstances. D'une part, l'Autriche et la Prusse, par systĂšme, confondaient exprĂšs les partisans de l'unitĂ© et ceux de la libertĂ©, afin de sĂ©vir indistinctement contre tous et de les rendre tous suspects aux gouvernemens confĂ©dĂ©rĂ©s. De l'autre, la mĂȘme classe de la nation qui Ă©prouvait le dĂ©sir de l'unitĂ©, c'est-Ă -dire la bourgeoisie Ă©clairĂ©e, les Ă©crivains, les professeurs et les Ă©tudians des universitĂ©s, devait aussi ressentir le besoin de la libertĂ©, ne fĂ»t-ce que pour exprimer leurs aspirations politiques. Mais que d'ob- stacles nouveaux cette seconde question ne soulevait-elle pas ! La question de l'unitĂ© rapprochait nĂ©cessairement tous les patriotes ; la question de la libertĂ© les divisait. Toutes les nuances d'opinion Ă©taient reprĂ©sentĂ©es parmi eux, depuis les conservateurs jusqu'aux radicaux, en passant par les libĂ©raux proprement dits. Eussent-ils Ă©tĂ© d'accord, quels moyens employer pour parvenir Ă  leurs fins, quelles forces avaient- ils Ă  leur disposition? L'Allemagne une Ă©tait un but presque inaccessible; l'Allemagne une et libre Ă©tait une chimĂšre. Comparez la vie politique de l'Allemagne Ă  celle de la France et de l'Angleterre pendant la pĂ©riode qui va du congrĂšs de Vienne Ă  la rĂ©vo- lution de fĂ©vrier. Vive et brillante dans ces deux pays, oĂč le rĂ©gime parlementaire donnait ses meilleurs fruits sans trahir encore ses plus graves dĂ©fauts, elle Ă©tait en Allemagne terne, pĂ©nible, in- termittente. Seuls, des Ă©tats secondaires, tels que Bade, le Wurtem- berg, la BaviĂšre, possĂ©daient des institutions parlementaires, sou- vent entravĂ©es dans leur jeu et menacĂ©es mĂȘme dans leur existence par le mauvais vouloir de la Prusse et de l'Autriche. Par essence et par systĂšme, l'Autriche en Ă©tait l'ennemie jurĂ©e. Aux yeux de Metter- nich, tout parlement, si conservateur qu'il fĂ»t, tendait nĂ©cessaire- ment Ă  contrĂŽler les actes du pouvoir souverain, Ă  empiĂ©ter sur lui, par consĂ©quent, et Ă  Ă©branler le respect de l'autoritĂ©. Puis, Ă  vrai dire, la structure mĂȘme de l'Autriche excluait l'idĂ©e d'un parlement. Les Allemands y seraient-ils seuls reprĂ©sentĂ©s? C'Ă©tait Ă©tablir entre eux et les autres sujets delĂ  monarchie une distinction offensante et dangereuse c'Ă©tait fournir Ă  ces derniers une nouvelle raison de se plaindre et une occasion de se compter. Et si les Hongrois, les TchĂšques, les Croates, les Polonais, les RuthĂšnes, les Italiens y LES IDÉES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 129 Ă©taient admis, il fallait s'attendre Ă  des conflits incessans et Ă  la dissolution imminente de la monarchie. Metternich avait donc les meilleures raisons du monde pour s'en tenir, dans les Ă©tats de son maĂźtre, au despotisme Ă©clairĂ© dont les peuples avaient paru se con- tenter avant la rĂ©volution. PersuadĂ© que le mal politique est conta- gieux, il pesait de tout le poids de son autoritĂ© en Allemagne, et en particulier Ă  la DiĂšte, pour paralyser chez ses voisins des institu- tions dont il ne voulait pas chez lui. L'imagination de Metternich, dit assez plaisamment M. de Treitschke, n'avait que cinq mĂ©ta- phores, bien connues du monde diplomatique le volcan, la peste, le cancer, le dĂ©luge et l'incendie, et toutes s'appliquaient au danger rĂ©volutionnaire. » Mais la Prusse, dira-t-on, qui donc l'empĂȘchait de rĂ©pondre aux vƓux des libĂ©raux et des patriotes allemands? Pourquoi ne s'emparait- elle pas hardiment du rĂŽle que l'Autriche ne pouvait ni ne voulait jouer? N'Ă©tait-ce pas le meilleur moyen de se ven- ger des dĂ©boires qu'elle avait subis, au lieu de se traĂźner Ă  la remorque de l'Autriche et de rivaliser avec elle de rigueurs rĂ©ac- tionnaires? Elle y avait songĂ© peut-ĂȘtre, mais des considĂ©rations de diverse nature l'en avaient dĂ©tournĂ©e. Tout d'abord, Ă©puisĂ©e par les efforts dĂ©sespĂ©rĂ©s des derniĂšres campagnes, elle avait besoin de re- pos pour se refaire, pour rĂ©tablir ses finances et changer son sys- tĂšme Ă©conomique. Puis, comme le dit encore trĂšs bien M. de Treit- schke, elle digĂ©rait. Il lui fallait avant toutes choses assimiler les millions de sujets nouveaux qu'elle venait d'annexer, Saxons et RhĂ©nans, fort peu satisfaits d'avoir Ă©tĂ© faits Prussiens d'un trait de plume, — sans parler des Polonais. Rien ne vaut, en pareil cas, les procĂ©dĂ©s Ă©nergiques que peut seul employer un pouvoir ab- solu il n'a de comptes Ă  rendre Ă  personne. Pourquoi donner une voix Ă  des protestations qui s'enflent, se multiplient et s'exaspĂš- rent lorsqu'elles s'expriment librement, tandis qu'une administra- tion habile et vigoureuse les Ă©touffe dans le silence? RĂ©cemment, la Deutsche Rundschau, dans un article iort Ă©tudiĂ© et Ă©videmment inspirĂ©, Ă  propos des derniĂšres Ă©lections en Alsace-Lorraine, regret- tait que le droit de nommer des dĂ©putĂ©s au Reichstag ait Ă©tĂ© con- cĂ©dĂ© aux Alsaciens-Lorrains. S'il y avait eu un Landtag prussien en 1820, quel embarras n'auraient pas causĂ© les dĂ©putĂ©s de Posen, de la Saxe et de la province du Rhin ! En outre, la Prusse n'aurait pu se mettre Ă  la tĂȘte des libĂ©raux allemands sans rompre en visiĂšre Ă  l'Autriche et Ă  la Russie, et sans Sortir, par consĂ©quent, de la sainte-alliance. Elle aurait risquĂ© une grande guerre. Gela n'Ă©tait ni dans le caractĂšre ni dans les goĂ»ts du roi. Les terribles souvenirs de 1807 lui faisaient apprĂ©cier tous TOME LXXXVIII. — 1888. 9 430 REVUE DES DEUX MONDES. les avantages de la paix. Pour rien au monde, il n'aurait aventurĂ© une seconde fois l'existence de son royaume. D'ailleurs, ses idĂ©es politiques le rapprochaient bien plus de Metternich ou du tsar Nicolas que des libĂ©raux allemands. Au moment des grandes rĂ©- formes de Stein, il est vrai, il s'Ă©tait solennellement engagĂ© Ă  don- ner une constitution Ă  son peuple ; mais il s'Ă©tait rĂ©servĂ© de tenir la promesse Ă  son heure, et il crut faire beaucoup en Ă©tablissant des Ă©tats provinciaux, qui ne rĂ©ussirent point. Il avait subi Stein plus qu'il ne l'avait acceptĂ©, et parut toujours lui garder rancune des services qu'il en avait reçus. Il conserva Hardenberg, plu& souple que Stein et plus habile Ă  suivre la volontĂ© molle, mais tenace, du roi. FrĂ©dĂ©ric-Guillaume 111 ne savait pas toujours ce qu'il voulait, ni mĂȘme ce qu'il ne voulait pas nĂ©anmoins, des ministres adroits pouvaient se rĂ©gler sur ses penchans et sur ses antipathies. Or il lui rĂ©pugnait Ă©videmment de se soumettre au contrĂŽle d'un parlement, et d'abandonner la moindre parcelle du pouvoir absolu que les HohenzoUern avaient toujours exercĂ© dans leurs Ă©tats. Ainsi, point de vie politique proprement dite, ni en Autriche ni en Prusse une administration irresponsable, muette la plupart du temps sur les buts qu'elle poursuit, souvent brutale dans ses procĂ©dĂ©s, exigeant des sujets l'obĂ©issance passive, habile et bien dirigĂ©e en Prusse. De plus, une hostilitĂ© peu dĂ©guisĂ©e Ă  l'Ă©gard des institutions parlementaires en vigueur dans l'Allemagne du Sud et de l'esprit libĂ©ral qu'elles entretenaient ; par suite, un appui toujours offert d'avance aux princes, en cas de conflit entre eux et leur parlement. La lutte Ă©tait trop inĂ©gale. Le but oĂč tendait la po- litique rĂ©actionnaire de la Prusse et de l'Autriche fut atteint les libĂ©raux des diffĂ©rons Ă©tats allemands ne purent s'unir en un grand parti national. La vie politique des Ă©tats constitutionnels, au lieu de se dĂ©velopper, dĂ©clina insensiblement. Beaucoup de libĂ©raux, dĂ©- couragĂ©s par l'avortement de leurs espĂ©rances, renoncĂšrent Ă  leurs idĂ©es politiques et portĂšrent leur activitĂ© d'un autre cĂŽtĂ©. D'autres, aigris, tournĂšrent au radicalisme, voulurent donner raison Ă  Met- ternich, et rĂȘvĂšrent une rĂ©volution alors impossible en Allemagne. De lĂ  des excĂšs de parole et de plume, des tentatives de soulĂš- vement aussitĂŽt rĂ©primĂ©es qu'annoncĂ©es , suivies de persĂ©cution, d'exils et d'emprisonnemens. Tombant alors dans les illusions natu- relles aux minoritĂ©s exaspĂ©rĂ©es, ils ne virent plus Ă  la place de l'Allemagne rĂ©elle que l'Allemagne de leurs dĂ©sirs et de leurs haines, et ils finirent par se dĂ©chirer entre eux. C'est l'histoire bien connue de plusieurs esprits distinguĂ©s, c'est l'histoire de la jeune Allemagne presque entiĂšre. Ce n'Ă©tait point le cas des esprits posĂ©s, LES IDÉES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 131 rĂ©flĂ©chis, respectueux de la lĂ©galitĂ© et des puissances, comme l'Ă©taient les professeurs et les savans dont nous nous occupons ici. Toutefois, sans aller aussi loin que Borne et Heine, plus d'un parmi eux dĂ©testait le rĂ©gime que Metternich imposait Ă  l'Alle- magne. La rĂ©volution de 1830 avait donnĂ© quelques momens d'es- poir; mais les pompiers de la Sainte-Alliance, » selon le mot de Heine, avaient rĂ©ussi cette fois encore Ă  Ă©touffer l'incendie allumĂ© en juillet. Le systĂšme de compression Ă  outrance avait Ă©tĂ© rĂ©tabli. H paraissait d'autant plus intolĂ©rable qu'on avait pensĂ© y Ă©chapper. Dans ces conditions, la libertĂ© devait paraĂźtre Ă  beaucoup d'Allemands au moins aussi dĂ©sirable que l'unitĂ©. Les libĂ©raux de l'Allemagne du Sud, en particulier, qui tiennent Ă  leurs institutions parlementaires, repoussent par avance une unitĂ© dont la rançon serait la domina- tion de l'Autriche ou de la Prusse. L'unitĂ© nationale leur serait prĂ©- cieuse, mais ils n'entendent point lui sacrifier la libertĂ©. Dans un discours prononcĂ© en 1832, Charles de Rotteck, un des plus bril- lans orateurs des chambres badoises, exprime nettement cette ap- prĂ©hension Je suis, disait -il, pour l'unitĂ© de l'Allemagne ; je la souhaite, je la veux, je l'exige ; car, pour les affaires extĂ©rieures, l'unitĂ© seule fera de l'Allemagne une puissance capable d'imprimer le respect elle empĂȘchera l'insolence de l'Ă©tranger de s'attaquer Ă  nos droits nationaux... J'apprĂ©cie aussi les avantages intĂ©rieurs qu'apporterait la libertĂ© du commerce entre les diffĂ©rentes parties de l'Allemagne... Mais je ne veux point d'une unitĂ© qui nous entraĂź- nerait Ă  nne guerre contraire Ă  nos intĂ©rĂȘts les plus chers et Ă  nos sentimens les plus intimes, ou qui, dans les affaires intĂ©rieures, nous obligerait, nous autres habitans des lĂ©gers pays du Rhin , Ă  nous contenter de la mesure de libertĂ© qui suffit pour la PomĂ©ranie ou pour l'Autriche... Je veux l'unitĂ©, mais pas autrement qu'avec la libea-tĂ© , et j'aime encore mieux la libertĂ© sans unitĂ© que l'unitĂ© sans libertĂ©. Je ne veux pas d'une unitĂ© sous les ailes de l'aigle autrichien ou de l'aigle prussien. » Ce langage est clair. Il rĂ©pond exactement aux dispositions gĂ©- nĂ©rales des classes instruites en Allemagne, Ă  l'Ă©poque oĂč Rotteck prononçait ce discours. Il provoquerait sans doute aujourd'hui leur indignation. C'est que, dans l'Ă©tat actuel de l'Europe, une guerre d'extermination est toujours imminente, et nul ne peut sans crime prĂ©fĂ©rer quoi que ce soit, fĂ»t-ce la libertĂ©, Ă  la centralRation Ă©ner- gique qui est l'intĂ©rĂȘt suprĂȘme de la nation. Mais, il y a un demi- siĂšcle, les circonstances Ă©taient bien diffĂ©rentes. Si vif que fĂ»t leur dĂ©sir de l'unitĂ©, les meilleurs patriotes ne voulaient pas, en gĂ©nĂ©ral, l'acheter Ă  tout prix. Ils se plaisaient Ă  la concevoir rĂ©alisĂ©e sans que la libertĂ© eĂ»t Ă  en souffrir. Bien mieux, ils se flattaient de les 132 REVUS DES DEUX MONDES. obtenir ensemble, et l'une par l'autre. L'expĂ©rience devait dissiper tragiquement ces illusions. II. Si le dĂ©sintĂ©ressement et la puretĂ© des intentions Ă©taient ce qui dĂ©cide du succĂšs dans les affaires politiques, certes, Gervinus, Dahl- mann et leurs amis auraient mĂ©ritĂ© de voir tous leurs vƓux s'ac- complir. Leur patriotisme est d'excellent aloi. 11 ne s'y mĂȘle aucune arriĂšre-pensĂ©e d'ambition personnelle. Ils ne rĂ©clament rien, ils ne dĂ©sirent rien pour eux-mĂȘmes. Loin d'ĂȘtre des politiciens de pro- fession, ce sont plutĂŽt des hommes politiques par occasion. Mau- vaise posture pour rĂ©ussir. Ce trop parfait dĂ©sintĂ©ressement les conduit Ă  traiter les questions politiques comme des questions de science ou d'Ă©rudition et comme des problĂšmes purement thĂ©ori- ques, oĂč des idĂ©es seules sont en jeu. Mais le politique doit ĂȘtfe avant tout homme d'action. Il doit compter avec les intĂ©rĂȘts, les passions, les forces sociales auxquelles il touche, et prĂ©voir, pour y parer, les consĂ©quences rĂ©elles des mesures qu'il prend et des dis- cours qu'il tient. Il y faut un tact spĂ©cial, que l'expĂ©rience forme et dĂ©veloppe, et auquel tout l'esprit scientifique ou critique du monde ne saurait supplĂ©er. La mĂ©thode de nos savans devait les conduire Ă  des dĂ©sappointemens et Ă  de dures dĂ©ceptions. Ni les uns ni les autres ne leur furent Ă©pargnĂ©s. Le vieux Schlosser, qui avait Ă©tĂ© le maĂźtre de Gervinus Ă  Heidelberg, n'augurait rien de bon en voyant son Ă©lĂšve s'aventurer dans la politique active. Vous ver- rez, Ă©crivait-il, que nos amis Dahlmann, Gervinus et les autres con- duiront la patrie Ă  sa perte. » Il ne croyait pas que les professeurs pussent se transformer Ă  leur grĂ© en hommes politiques. Eux- mĂȘmes savaient bien que ce n'Ă©tait pas leur rĂŽle, et ils l'avouaient au besoin. Mais qui s'en serait chargĂ©, sinon eux? Qui aurait rĂ©- clamĂ© et prĂ©parĂ© l'unitĂ© et la libertĂ© de l'Allemagne? Il n'y avait rien Ă  attendre ni de la masse passive du peuple, sourde et muette en apparence, ni des gouvernemens, dont l'unitĂ© Ă©tait l'Ă©pouvan- tail. Peu importe donc que Dahlmann, Gervinus et leurs amis ne se sentent pas faits pour cette tĂąche elle s'impose Ă  eux, et ils ne peuvent s'y dĂ©rober sans manquer Ă  un devoir. Pour rĂ©aliser les grands changemens qu'ils rĂȘvent en Allema- gne, ils ne comptent pas sur la violence. Provoquer une rĂ©volution, agiter les masses populaires, les lancer Ă  l'assaut des gouverne- mens, cette audace ne leur vient pas Ă  l'esprit ; ils en auraient re- poussĂ© l'idĂ©e comme criminelle. Ils sont avant tout respectueux de l'ordre Ă©tabli. D'ailleurs, qu'y avait-il de commun entre le peuple et LES IDÉES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 133 eux? Hommes d'Ă©tude et de bibliothĂšque, ils ne le voient que de loin. Ils ignorent ses besoins, ses aspirations vagues, et la dĂ©forma- tion surprenante que subissent les idĂ©es les plus simples en tra- versant le prisme de l'imagination populaire. A vrai dire aussi, le ' peuple ne tient pas le premier rang dans leurs prĂ©occupations. De toute façon, ils auraient plutĂŽt craint que dĂ©sirĂ© de mettre en mou- vement ces masses aveugles et redoutables. Quant Ă  la force brutale qui peut, un soir de bataille, la pointe de l'Ă©pĂ©e sur la gorge du vaincu, trancher en un instant les questions les plus compliquĂ©es, loin de compter sur elle, ils n'y songeaient mĂŽme pas. Ils diffĂšrent en cela de la gĂ©nĂ©ration de professeurs qui les a suivis, des Sybel, des Droysen, des Treitschke, des thĂ©oriciens de la politique prus- sienne. Ils n'ont pas le culte de la force elle ne leur apparaĂźt pas comme une sorte de droit divin devant lequel il est juste que les au- tres droits s'effacent et disparaissent. Au contraire, ils voudraient que les droits historiques fussent respectĂ©s, et que l'unitĂ©, en s'accom- plissant, ne dĂ©truisĂźt rien de ce qui peut encore vivre. Dahlmann le dit expressĂ©ment dans un document d'une importance considĂ©rable, qu'il rĂ©digea en 18/i8, Ă  Francfort, au nom de la commission des dix-sept, chargĂ©e de prĂ©parer le parlement. C'est un prĂ©ambule de projet de loi constitutionnelle Il faut, dit Dahlmann, que cette Allemagne, qui a subi pendant des siĂšcles les consĂ©quences de sa division, arrive maintenant Ă  son unitĂ© nationale et politique... Personne au monde n'est assez puissant, quand un peuple de ho millions d'Ăąmes oĂč les prenait-il alors? a rĂ©solu de s'apparte- nir dĂ©sormais, pour l'en empĂȘcher. Mais un noble sentiment de respect nous garde, nous autres Allemands, d'imiter ceux qui, sous prĂ©texte de libertĂ©, veulent supprimer toute autoritĂ©... Tout nous attache Ă  nos dynasties l'habkude d'une longue obĂ©issance, qui ne peut se transfĂ©rer Ă  volontĂ© sur d'autres objets, et aussi ce fait que par elles seules pourra se rĂ©aliser l'unitĂ© nationale alle- mande... Aucun vrai patriote allemand ne voudrait rompre tout d'un coup et Ă  la lĂ©gĂšre avec tout notre passĂ©. » Si Dahlmann Ă©tait sincĂšre en Ă©crivant cette page, — et rien ne donne Ă  penser qu'il ne le fĂ»t pas, — quelle meilleure preuve de sa candeur politique? Il s'imagine que les Ă©vĂ©nemens s'accompliront tout seuls et semble oublier, selon le mot de NapolĂ©on, qu'on ne fait pas d'omelettes sans casser des Ɠufs. Compter sur les dynasties allemandes pour rĂ©aliser l'unitĂ© nationale, qui devait ĂȘtre leur fin ! Dahlmann igno- rait donc que, si plusieurs d'entre elles, aprĂšs bien des hĂ©sitations et malgrĂ© leurs rĂ©pugnances, s'Ă©taient rĂ©signĂ©es Ă  entrer dans le Zollverein prussien, c'Ă©tait dans la pensĂ©e qu'une union douaniĂšre ĂŽterait Ă  leurs sujets tout motif de dĂ©sirer l'union politique? JidĂą^ REYDE DES DEUX MONDES. Mais si Dahlmann et ses amis repoussaient l'idĂ©e d'une politique violente ou rĂ©volutionnaire, comment espĂ©raient-ils agir? — Par les armes familiĂšres au professeur et Ă  l'homme de lettres par la chaire, par le livre, par le journal. Ces moyens d'action peuvent ĂȘtre puissans, en effet, mais Ă  la condition de n'ĂȘtre pas paralysĂ©s par des circonstances trop dĂ©favorables. Fichte, par exemple, avait pu exercer une influence profonde sur les esprits par ses Discours Ă  la nation allemande, » prononcĂ©s Ă  Berlin pendant l'occupation française. Mais, aprĂšs 1815, le langage hardi de ces discours n'eĂ»t pas Ă©tĂ© tolĂ©rĂ© sans doute par l'administration prussienne. La libertĂ© de l'enseignement n'Ă©tait guĂšre que nominale. Pour mieux dire, libertĂ© Ă©tait laissĂ©e au professeur de soutenir telle doctrine qu'il lui plairait, pourvu qu'elle ne touchĂąt de prĂšs ni de loin aux questions religieuses ou politiques. Dans les annĂ©es qui suivirent la paix, les universitĂ©s avaient passĂ©, Ă  tort ou Ă  raison, pour entretenir l'agitation libĂ©rale contre les gouvernemens. La turbulence des Ă©tudians avait paru justifier cette imputation. Aussi, aprĂšs la fĂȘte de la Wartbourg et l'assassinat de KotzĂšbue, l'Autriche avait-elle provoquĂ© des interdictions rigoureuses contre les associa- tions d' Ă©tudians. La Prusse avait renchĂ©ri sur ces mesures rĂ©action- naires. Elle procĂ©da brutalement par l'exil et par la prison. La per- sĂ©cution s'arrĂȘta bientĂŽt l'opinion publique ne s'expliquait pas un tel dĂ©ploiement de rigueur contre des gens inoffensifs, ou mĂȘme contre des patriotes Ă©prouvĂ©s, tels que Arndt, GĂŽrres et Jahn. Mais il resta, Ă  l'Ă©gard des Ă©tudians et de leurs maĂźtres, une dĂ©fiance toujours en Ă©veil et prĂȘte Ă  s'emparer du moindre prĂ©texte pour sĂ©vir. Le gouvernement prussien, en particulier, ne se dĂ©partit pas d'une surveillance trĂšs active sur l'enseignement et sur le caractĂšre des professeurs. Vingt ans plus tard, en 18^7, l'affaire de GĂŽttingen vint mon- trer que les dispositions de la Prusse n'avaient pas changĂ©. Le roi de Hanovre, fatiguĂ© de la constitution qu'il avait lui-mĂȘme oc- troyĂ©e Ă  ses sujets, la supprima simplement, en dĂ©clarant qu'elle avait cessĂ© d'ĂȘtre en vigueur. Sept professeurs de l'universitĂ© de GĂŽttingen protestĂšrent respectueusement contre ce coup d'Ă©tat. Le roi, fort surpris, et encore plus irritĂ©, les destitua sans autre forme de procĂšs. Il en bannit mĂȘme plusieurs, et particuliĂšrement Dahlmann, qui passait pour l'auteur de la protestation. Gorvinus et l'un des frĂšres Grimm furent Ă©galement exilĂ©s. Ces savans Ă©taient dĂ©jĂ  cĂ©lĂšbres Ă  divers titres. Ils comptaient qu'un senti- ment de rĂ©probation unanime s'Ă©lĂšverait en Allemagne contr3 le procĂ©dĂ© du roi de Hanovre, et que toutes les universitĂ©s allaient se disputer l'honneur de les appeler Ă  elles. Ils furent bientĂŽt dĂ©trom- LES IDÉES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 185 pĂ©s. La Prusse et l'Antriche prirent parti pour le roi de Hanovre, et les autres Ă©tats suivirent, bon grĂ© mal grĂ©, l'exemple de leurs puissans confĂ©dĂ©rĂ©s. Les professeurs exilĂ©s ne purent mĂȘme pas trouver, en Allemagne, un imprimeur pour leur mĂ©moire justifi- catif! Il fallut le faire paraĂźtre Ă  BĂąle. Gervinus, outrĂ©, ne parlait de rien moins que de secouer de ses pieds la poussiĂšre allemande et d'aller fonder une universitĂ© Ă  Zurich. Je sais bien, Ă©crivait-il, que tout y est Ă  crĂ©er, mais nous y trouverons au moins la libertĂ© dont on ne peut jouir nulle part en Allemagne. » L'attitude de la Prusse leur causait surtout une douloureuse surprise. Le ministre Eichhorn rĂ©pĂ©tait publiquement que le roi de Hanovre Ă©tait maĂźti*e chez lui, et que si des professeurs se risquaient Ă  critiquer ses actes, ils s'exposaient Ă  recevoir leur congĂ©. Le professeur est un fonctionnaire comme les autres. Il doit respecter et faire respecter l'autoritĂ©, non la juger. OĂč prendrait-il le droit d'apporter au sou- verain ses conseils et surtout ses remontrances? Il Ă©tait difficile, on l'avouera, de transformer la chaire en tribune, et d'y inspirer Ă  la jeunesse l'amour de la libertĂ© et le dĂ©sir de l'unitĂ© nationale. C'eĂ»t Ă©tĂ© s'exposer, dĂšs le premier jour, Ă  la des- titution, au bannissement, ou mĂȘme Ă  quelque chose de pis. D'ail- leurs, la propagande par la parole n'Ă©tait pas le fait de ces savans. Ils n'avaient pas, comme Fichte, le tempĂ©rament de l'orateur. Avec tout l'intĂ©rĂȘt qu'ils portent aux questions politiques, une fois dans leur chaire, ils ne sont plus que professeurs. Ils oublient, Ă  moins qu'ils n'obĂ©issent Ă  un mot d'ordre de l'autoritĂ© elle-mĂȘme, tout ce qui n'est point leur sujet. Ils n'ont ni le goĂ»t ni la science des allu- sions fines, quoique transparentes et comprises Ă  demi-mot d'un auditoire qui les attend ; ils ne savent pas narguer l'autoritĂ© qui les surveille, en cĂŽtoyant, sans qu'on puisse les saisir, la limite du ter- rain dĂ©fendu. La prestesse leur manque, et, peut-ĂȘtre parce qu'elle leur manque, elle leur paraĂźt incompatible avec la dignitĂ© profes- sorale. Tout au plus espĂšrent-ils qu'Ă  la longue leur enseignement contribuera Ă  l'Ă©ducation politique de la jeunesse allemande. Et que de soins pour ne pas compromettre le peu de rĂ©sultats qu'ils obtien- nent! Ainsi Dahlmann, Ă©tabli Ă  Bonn depuis quelques annĂ©es, re- fuse de quitter cette universitĂ© pour Heidelberg, qui serait pourtant une rĂ©sidence plus agrĂ©able, et oĂč il retrouverait Gervinus, son ami et son ancien collĂšgue de GĂŽttirgen. C'est qu'Ă  Bonn, dit-il, il commence Ă  jouir d'une certaine influence auprĂšs de la jeunesse prussienne qui suit ses cours. Il ne veut pas laisser perdre, par son dĂ©part, le fruit de ses patiens efforts. » La chaire Ă©tait donc un moyen d'action efficace Ă  la longue, mais qu'il Ă©tait lent et nĂ©ces- sairement timide ! 136 REVUE DES DEDX MONDES. Par le livre, on pouvait davantage. DĂ©jĂ  Stein y songeait, lorsque, en 1809, il mĂ©ditait dans sa retraite sur les moyens propres Ă  rĂ©- veiller le sentiment national en Allemagne. L'Allemagne, Ă©cri- vait-il, est une nation liseuse de livres. » C'Ă©tait aussi l'instrument le plus familier Ă  des savans et celui qu'ils devaient le mieux ma- nier. Aujourd'hui encore, les Ă©crivains dĂ©vouĂ©s Ă  la Prusse et au nouvel empire agissent plus efficacement peut-ĂȘtre par le livre que par tout autre moyen. Gervinus, Dahlmann et leurs amis surent en tirer parti. Mais le livre, surtout le livre d'histoire aux allures scientifiques, ne s'adresse directement qu'Ă  un public restreint. Une faible minoritĂ© peut seule le comprendre, s'y intĂ©resser et dis- poser du loisir nĂ©cessaire pour une lecture de longue haleine. Le gros de la nation n'a pas le temps ni souvent le goĂ»t de lire des livres. Les idĂ©es qui veulent faire leur chemin jusqu'Ă  lui doivent se prĂ©senter sous une forme plus simple, plus accessible Ă  des esprits incultes, plus courte surtout. Dans le livre et mĂȘme dans la revue, les discussions sont trop subtiles et trop Ă©tendues, les conclusions trop Ă©loignĂ©es des principes. Si protonde que soit l'impression laissĂ©e par une lecture, d'autres la recouvrent, et elle s'efface insensiblement. Le journal remĂ©die Ă  ces inconvĂ©niens. Frappant toujours au mĂȘme endroit, il enfonce son clou quotidien dans les cervelles les plus Ă©paisses. Gervinus le comprenait, et, Ă  plusieurs reprises, il a essayĂ© du journal. Mais, ici encore, il se heurtait Ă  des obstacles presque insurmontables. Dans la plus grande partie de l'Allemagne, la libertĂ© de la presse n'existait absolument pas. Nulle part elle n'Ă©tait entiĂšre partout une surveillance plus ou moins soupçonneuse. La diĂšte, oĂč l'Au- triche Ă©tait maĂźtresse, pesait sur les princes qui auraient volontiers laissĂ© une certaine libertĂ© aux journaux politiques. Au reste, ce n'Ă©tait pas dans les Ă©tats constitutionnels, c'Ă©tait dans les provinces prussiennes, dans les Ă©tats directement soumis Ă  l'influence de l'Au- triche, qu'on aurait dĂ©sirĂ© agir, et c'Ă©tait lĂ  justement que la presse libĂ©rale n'avait point d'accĂšs. Il faudrait, Ă©crit Dahlmann dans une lettre Ă  Gervinus, planter sur le sol prussien ce que l'on veut voir prospĂ©rer sur le sol prussien. » Mais, pour planter, le consentement du propriĂ©taire eĂ»t Ă©tĂ© indispensable, et ce consentement Ă©tait re- fusĂ© d'avance. D'autre part, il ne suffit pas d'ĂȘtre un professeur Ă©minent, ou mĂȘme un Ă©crivain remarquable, pour faire un bon journaliste politique. Les qualitĂ©s requises dans les deux cas sont fort diffĂ©rentes, et se rencontrent rarement rĂ©unies au mĂȘme de- grĂ©. Gervinus et ses amis Ă©taient certainement plutĂŽt professeurs que journalistes. Parcourez la cĂ©lĂšbre Gazette allemande^ fondĂ©e par Gervinus Ă  Heidelberg en 18A7, et qui jouit aussitĂŽt d'une LES IDÉES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 137 grande autoritĂ© elle garde une allure professorale. Elle s'adresse Ă  un publie restreint d'auditeurs plutĂŽt qu'Ă  un public Ă©tendu de lecteurs. Elle est plus rĂ©flĂ©chie que vive elle dĂ©duit longuement ses raisons, et se prĂ©occupe de prouver tout ce qu'elle avance. En un mot, la forme seule est changĂ©e. Ce sont des livres ou des leçons, mais dĂ©coupĂ©s en tranches, qui sont parfois assez Ă©paisses. Gervinus aurait allĂ©guĂ©, sans doute, qu'en s'y prenant autrement il aurait vu son journal interdit dans une grande partie de l'Alle- magne et bientĂŽt supprimĂ©. Raison spĂ©cieuse, mais mauvaise au fond. S'il s'Ă©tait senti la vocation irrĂ©sistible du journaliste, le talent Ă©nergique et familier qui sait aller Ă  la foule, s'en faire comprendre et s'en faire aimer, la crainte des consĂ©quences ne leĂ»t sans doute pas arrĂȘtĂ©. Gervinus veut avoir un journal cependant. Les frĂšres Grimm s'en gardent bien. Ils se connaissent assez pour savoir que la presse politique n'est pas leur fait. Jacob et Wilhelm Grimm, — ne les sĂ©parons pas, puisqu'ils ont toujours voulu vivre, penser et travailler ensemble, — rĂ©alisent Ă  souhait le type devenu lĂ©gen- daire du savant allemand d'autrefois. On n'imagine pas une exis- tence plus calme, plus unie, mieux remplie par des travaux vrai- ment immenses. On est touchĂ© ae /ant de simplicitĂ© et d'innocence, soit dit sans ironie, unies Ă  une mtelligence vaste et bien ordon- nĂ©e. Chacun d'eux a Ă©crit sa propre biographie, vers 1830. Ce sont deux petits morceaux d'une bonhomie charmante. L'amour de notre patrie, dit Wilhelm entendez par lĂ  non l'Allemagne, mais la Hesse, oĂč les deux frĂšres Ă©taient nĂ©s, prĂšs de Gassel, s'Ă©tait pro- fondĂ©ment imprimĂ© en nous, je ne sais comment, car on ne nous en parlait jamais. Nous tenions notre prince pour le meilleur qu'il y eĂ»t au monde, notre pays pour un pays bĂ©ni entre tous... Nous regardions les gens de Darmstadt avec une sorte de dĂ©dain. » Ne croit-on pas entendre Candide parlant de la Westphalie et du chĂą- teau de Thunder-ten-Tronck ? Ces impressions d'enfance demeu- rĂšrent vivaces. Les Grimm sont Hessois dans l'Ăąme Cassel est le centre de leurs affections. Lorsqu'on 1829, sur le conseil unanime de leurs amis, ils durent quitter Gassel pour aller Ă  GĂŽttingen oc- cuper les postes fort honorables qui leur Ă©taient offerts, le dĂ©part fut un dĂ©chirement. La rĂ©solution n'avait Ă©tĂ© prise qu'aprĂšs de longs combats et avec beaucoup de larmes. Il leur semblait s'ar- racher de leur foyer pour aller en exil. Nouvelles angoisses quel- ques annĂ©es plus tard, quand l'affaire de la protestation les força de quitter GĂŽttingen. Enfin, le roi de Prusse les appelle tous deux Ă  Berlin avec les instances les plus flatteuses. L'idĂ©e d'habiter la plus grande ville de l'Allemagne du Nord ne les ravit pas du tout; elle 138 REYUE DES DEUX MONDES. les effraie plutĂŽt. 11 leur faudra longtemps pour s'y sentir chez eux, et, au fond du cƓur, ils regretteront toujours la Hesse. A peine installĂ©, Wilhelm raconte ses ennuis Ă  Gervinus et Ă  Dahlmann. Quel tintamarre de voitures par toute la ville! Quelles rues insup- portables, si longues et si droites ! A les voir seulement, on est fatiguĂ© d'avance. Et puis que de temps perdu ! 11 faut bien une heure pour aller Ă  l'universitĂ© et autant pour en revenir. Quelle diffĂ©rence en comparaison de GĂŽttingen, qui Ă©tait si commode 1 Au moins Grimm s'est-il logĂ© prĂšs du Thiergarten, pour ĂȘtre tran- quille, et surtout, dit-il, pour avoir un peu de verdure sous les yeux. Mais ces savans si modestes et si casaniers ont l'esprit large et jugent de haut. Par lĂ  ils sont supĂ©rieurs Ă  Gervinus et mĂȘme Ă  Dahlmann, qu'ils n'essaient pas de suivre sur un terrain trop gUs- sant. Ils voient les fautes de leurs amis, et ne leur cachent pas leurs doutes et leurs scrupules, quoique, dans leur ingĂ©nuitĂ©, ils ne les en admirent pas moins. Quant Ă  eux, la politique ne les distrait pas de la tĂąche qu'ils se sont imposĂ©e. Ils savent qu'en l'ac- complissant ils sont, eux aussi, des serviteurs dĂ©vouĂ©s et utiles de la nation allemande. Avant d'Ă©numĂ©rer mes ouvrages, dit Jacob Grimm, je ferai remarquer que presque tous mes travaux se rap- portent, soit directement, soit indirectement, Ă  l'Ă©tude de notre ancienne langue, de notre ancienne poĂ©sie et de notre ancien droit. 11 se peut que ces Ă©tudes aient paru et paraissent encore stĂ©riles Ă  plus d'un; pour moi, je les ai toujours considĂ©rĂ©es comme une tĂąche digne et sĂ©rieuse, qui a pour objet bien dĂ©fini notre patrie commune et qui en enti'eiient l'amour. » Reconstituer, en effet, le trĂ©sor de ses antiquitĂ©s littĂ©raires et juridiques enfoui dans les tĂ©nĂšbres d'un moyen Ăąge ignorĂ©, c'Ă©tait faire Ă  l'Allemagne un ma- gnifique prĂ©sent. Herder avait parlĂ© de ces richesses comme par divination. 11 avait indiquĂ© la voie Ă  suivre, mais sans y entrer. L'Ă©cole romantique, Ă  son tour, s'Ă©tait Ă©prise de cette pĂ©riode mys- tĂ©rieuse, qui fournissait une ample matiĂšre aux imaginations poĂ©- tiques. Les frĂšr^ Grimm entreprirent l'Ă©tude approfondie du moyen Ăąge, et surtout du moyen Ăąge allemand ; ils procĂ©dĂšrent avec une mĂ©thode rigoureusement scientifique, et la plupart des rĂ©sultats qu'ils obtinrent Ă©taient acquis Ă  jamais. C'Ă©tait mĂ©riter de l'Alle- magne aussi bien *et mieux peut-ĂȘtre que leurs collĂšgues, plus mĂȘlĂ©s aux affaires du jour. Leurs travaux ne les empĂȘchaient pas, d'ailleurs, de porter le plus vif intĂ©rĂȘt aux questions politiques et de suivre avec anxiĂ©tĂ© le cours des Ă©vĂ©nemens dĂšs qu'une crise semble prochaine. Ils ont peu de sympathie pour la France. Ils sou- haitent par-dessus tout que l'Allemagne redevienne une grande et LES IDÉES POLITIQUES EN ALLEMAGNE, ±Z9 puissante nation ; mais l'idĂ©e ne leur vient pas de travailler eux- mĂȘmes Ă  cette transformation tant dĂ©sirĂ©e. Tout auti'es sont les dispositions de Gervinus et de Dahlmann. Au besoin, ils mettront la main aux affaires publiques. Tous deux ont Ă©tĂ© dĂ©putĂ©s au parlement de Francfort, et Dahlmann y a occupĂ© une place importante. Leurs travaux mĂȘmes trahissent presque tou- jours leurs prĂ©occupations politiques. Avec eux commence la pro- pagande par l'histoire, qui est devenue un art fort cultivĂ© en Alle- magne. Gervinus et Dahlmann croyaient servir par elle la cause de l'unitĂ© nationale. Elle a Ă©tĂ© reprise depuis pour le compte de la Prusse. V Histoire d'Allemagne au AIX" siĂšcle, de M. de Treitschke, est un des modĂšles du genre. Cette propagande, assez mal dissimulĂ©e en dĂ©pit de son appareil scientifique, paraĂźt convenir au tempĂ©ra- ment intellectuel de la nation. Pour s'empĂąter des esprits en France, le plus sĂ»r moyen est peut-ĂȘtre de leur prĂ©senter des principes simples, et de les conduire, par une dĂ©duction logique, Ă  des con- clusions qui semblent s'imposer nĂ©cessairement. L'Allemand s'en dĂ©fierait ; mais il se laissera prendre Ă  des considĂ©rations histori- ques qui paraĂźtront fondĂ©es sur les faits. 11 ne soupçonne pas d'abord l'artifice qui, par une transposition habile, fait tĂ©moigner l'histoire en faveur d'un intĂ©rĂȘt prĂ©sent. Que Gervinus Ă©tudie Machiavel ou Shakspeare, qu'il construise l'histoire de la littĂ©rature allemande, qu'il raconte l'histoire du xix^ siĂšcle, toujours l'Ɠuvre s'inspire de quelque arriĂšre-pensĂ©e politique. Gervinus ne s'en dĂ©fend pas il le dit mĂȘme bien haut. L'histoire n'est pas pour lui une fin, mais un moyen. Il lui demande des argumens pour sa cause au besoin, il la met tout entiĂšre en argument. Dans l'ardeur de sa passion politique, il ne comprend pas qu'il rabaisse Ă©trangement la digtaitĂ© de la science il manque au dĂ©sintĂ©ressement qui est le premitr devoir du savant et l'honneur de l'historien. Aussi, la plupart de ses ouvrages, tout d'actualitĂ©, tombent, aprĂšs un moment de vogue, dans un oubli mĂ©ritĂ©. L'un d'eux, cependant, a exercĂ© sur le public allemand une influence durable c'est l'histoire de la poĂ©sie allemande, dont le premier vo- lume parut en 1834. Quatre autres suivirent, Ă  des intervalles peu Ă©loignĂ©s. Le tout forma une sorte de pamphlet Ă©nergique qui arrivait Ă  son heure, et qui agita les esprits d'un bout Ă  l'autre de l'Alle- magne. — Un pamphlet en cinq gros volumes ! — AssurĂ©ment. Paul-Louis Courier, qui s'y connaissait, a dit lort justement que les dimensions ne sont pas de l'essence du pamphlet. Cinq volumes n'Ă©taient pas pour effrayer les lecteurs allemands de ce temps-lĂ , accoutumĂ©s aux ouvrages de Hegel et de ses Ă©lĂšves. Gervinus explique lui-mĂȘme, dans sa prĂ©face, qu'il a choisi ce ihO REYUE DES DEUX MONDES* sujet de travail, parce qu'il le jugeait le mieux accommodĂ© aux besoins du temps prĂ©sent, et qu'il aurait aussi bien entrepris l'his- toire religieuse ou politique d'Allemagne, s'il en eĂ»t jugĂ© le besoin plus pressant. » L'ouvrage ressemble Ă  un immense argument, entraĂźnant Ă  une conclusion unique une masse Ă©norme de faits qu'y a-t-il de plus docile et de plus maniable que les faits, aprĂšs les chiffres ? Voici donc ce que proclame toute l'histoire de la littĂ©- rature allemande Allemands I le temps de la littĂ©rature est passĂ©, le moment de l'action est venu. Votre mission littĂ©raire est accom- plie ; votre rĂŽle politique n'est pas moins beau, et il est encore Ă  jouer. Depuis qu'elle a atteint son apogĂ©e, notre belle littĂ©rature reste immobile... Si la vie de l'Allemagne ne doit pas s'arrĂȘter dans son dĂ©veloppement, il faut que les talens aujourd'hui sans emploi se portent vers le monde* rĂ©el, c'est-Ă -dire vers les questions politi- ques. C'est lĂ  qu'il faut infuser un esprit nouveau dans une matiĂšre nouvelle. Moi-mĂȘme, dans la mesure de mes faibles forces, je suis cette indication des temps. » La lutte de l'art est terminĂ©e, et, selon Gervinus, les Allemands y ont triomphĂ© leur littĂ©rature domine par toute l'Europe. A d'autres combats maintenant, Ă  la solution des grands problĂšmes politiques ! Ou bien serait-il possible, s'Ă©crie Gervinus, que cette nation ait produit ce qu'il y a de plus beau dans l'art, dans la religion, dans la science, et qu'elle ne pĂ»t rien produire du tout quand il s'agit de l'Ă©tat? » Ainsi l'histoire de la littĂ©rature allemande est un prĂ©texte. L'ob- jet vĂ©ritable de Gervinus Ă©tait d'Ă©veiller chez ses compatriotes le goĂ»t de l'action et le sens politique, de chatouiller et de piquer Ă  la fois leur amour-propre par la comparaison avec les nations voisines. C'Ă©tait toucher un point sensible. L'Allemagne entiĂšre tressaillit Ă  cet appel passionnĂ©. L'Allemagne, a dit ici mĂȘme M. Julian Klaczko, a puisĂ© dans Gervinus les sentimens qui l'ani- ment aujourd'hui; une idĂ©e fixe de la grandeur et de l'unitĂ© fu- tures de l'Allemagne, un patriotisme ardent et farouche, la rĂ©solu- tion presque fiĂ©vreuse de devenir pratique Ă  tout prix, mĂȘme au prix de la justice, une haine dĂ©raisonnable de l'Ă©tranger, de la France surtout, et une foi aveugle dans ses propres forces et desti- nĂ©es. » M. Klaczko n'entend pas dire, sans doute, que ces sentimens n'existaient point avant le livre de Gervinus, mais ils sommeil- laient Ă  l'Ă©tat de tendances secrĂštes et de dĂ©sirs inavouĂ©s. Ger- vinus, en les exprimant avec passion, en dĂ©cupla l'intensitĂ© et le rayonnement. Lui- mĂŽme est peu fait pour l'action. Il se connaĂźt mal et flotte continuellement entre ses habitudes de savant et son dĂ©sir de de- venir un homme politique. Je ne lĂšve plus les yeux, Ă©crit-il Ă  LES IDÉES POLITIQUES EN lAl Dahlmann en 1840, jusqu'Ă  ce que j'aie terminĂ© mon cinquiĂšme Tolume. Alors je secoue de mes pieds la poussiĂšre des livres, et je me jette Ă  corps perdu dans la politique. Je sais que vous ne l'ap- prouverez pas. Mais si ceux qui sont indĂ©pendans ne le font pas, qui donc devra le faire? » En 1847, il fonde, Ă  Heidelberg, un jour- nal, la Gazette allemande, qui est trĂšs lue et trĂšs Ă©coutĂ©e. Enfin, en 1848, il touche au but de ses efforts. Selon son dĂ©sir, un par- lement national allemand s'assemble Ă  Francfort. Les gouverne- mens, contre toute attente, y donnent les mains. La rĂ©volution de fĂ©vrier les a surpris, et le contrecoup qu'elle a eu par toute l'Europe les intimide. L'Allemagne va donc se donner librement la libertĂ©, unanimement l'unitĂ©. Mais bientĂŽt, dans le parlement mĂȘme, les difficultĂ©s surgissent et se multipliant. Gervinus, les jugeant inex- tricables, se dĂ©robe. Il fuit les querelles de parti ; il quitte son siĂšge et son journal, et va prendre en Italie un repos dont il a grand besoin. Cette dĂ©ception l'a dĂ©goĂ»tĂ© de la vie publique. 11 me devient plus facile, Ă©crit-il Ă  Jacob Grimm, de me re- mettre Ă  mes Ă©tudes, car la politique allemande commence Ă  me paraĂźtre dĂ©sespĂ©rĂ©e et Ă  me rĂ©pugner. » Il entreprend alors l'histoire du xix* siĂšcle. Il n'a pas le courage de prĂ©parer une nouvelle Ă©dition de son histoire de la poĂ©sie allemande. Ce serait un travail d'enfer et de peu de profit. » Ainsi cet ouvrage, que l'Allemagne entiĂšre dĂ©vorait en 1840, l'auteur lui-mĂȘme s'en dĂ©tourne avec humeur dix ans aprĂšs. C'est que, dans l'intervalle, les Ă©vĂ©nemens de 1848 Ă©taient survenus. AprĂšs le parlement de Franc- fort, les exhortations patriotiques de Gervinus, ses appels chaleu- reux Ă  la vie politique devenaient une douloureuse ironie. L'Ă©preuve avait Ă©tĂ© faite qu'en Ă©tait-il rĂ©sultĂ©? Un Ă©chec lamentable, une humiliation nouvelle et un nouveau triomphe pour la politique de rĂ©action en Allemagne. Au reste, cette dure leçon n'a pas rendu Gervinus plus clairvoyant. Tandis qu'il recherche les lois de l'histoire, » le sens des faits contemporains lui Ă©chappe. Ses lettres contiennent des prophĂ©ties politiques bien Ă©tonnantes. Il fait songer, par instans, Ă  la jolie fable de V Astrologue qui s'est laissĂ© tomber dans un puits. Le parfait dĂ©dain du prince de Bismarck pour les thĂ©oriciens de la politique et de l'histoire n'a pas besoin d'ĂȘtre ex- pliquĂ© ; mais, s'il y fallait une raison particuliĂšre, nous la trouve- rions ici. Il les a vus de prĂšs de 1848 Ă  1860, et il a pu juger de leur sagficitĂ©. Pourtant, Ă  dĂ©faut de gratitude, le chancelier de l'empire leur devrait bien un peu d'indulgence. Ils ont Ă©tĂ© pour lui des auxi- liaires prĂ©cieux. Ils lui ont prĂ©parĂ© les voies. Qui devait profiter, sinon la Prusse, des sentimens que Gervinus s'efforce d'inspirer Ă  142 REVUE DES DEUX MO^DES. la jeunesse allemande? 11 la met en garde contre l'attraction que la France libĂ©rale exerçait sur beaucoup d'Allemands du Sud. Tout ce qui est Français lui est suspect. Selon lui, la jeune Allemagne » fait injure Ă  la patrie en se laissant aller Ă  sa sympathie pour la France. Voyez Borne et Heine ils sont au fond aussi bons Alle- mands que Gervinus. Mais leur opposition persifleuse, leur haine de la Prusse et des institutions fĂ©dĂ©rales, et leur goĂ»t pour l'esprit fran- çais, leur donnent un air de trahison qui est presque aussi coupable qu'une trahison rĂ©elle. Chaque raillerie qui atteint la lourdeur allemande ou la brutalitĂ© prussienne est un hommage indirect Ă  la France et une piqĂ»re pour l'amour-propre germanique. Or, Gervi- nus veut avant tout que l'Allemagne croie en elle-mĂȘme, et qu'elle prenne conscience de sa force et de sa grandeur. Au lieu de la dĂ©concerter par des sarcasmes, il faut lui persuader qu'elle est prĂȘte pour l'action, qu'elle est une nation positive et pratique, et qu'elle va reprendre dans le monde le rang qui est le sien. Entretenir l'aversion des Allemands pour la France en excitant chez eux le dĂ©sir de satisfactions politiques, c'Ă©tait travailler pour la Prusse. Gervinus le sentait bien, mais il s'imaginait toujours que la Prusse allait abandonner sa politique rĂ©actionnaire pour accom- plir l'unitĂ© nationale avec l'aide de tous les libĂ©raux allemands on croit aisĂ©ment ce qu'on espĂšre. Lorsqu'il s'aperçut, bien tard, que la Prusse se souciait fort peu de suivre la voie qu'il lui indiquait, il supporta mal sa dĂ©convenue, et se plaignit trĂšs haut. Mais son heure Ă©tait passĂ©e ; on ne l'Ă©couta plus. Il n'Ă©tait pas jusqu'Ă  son axiome favori En politique, le succĂšs justifie tout, » qui ne fĂ»t favorable Ă  la cause prussienne. Si l'Autriche avait eu le dessus, l'axiome, il est vrai, n'eĂ»t pas moins prouvĂ© en sa faveur. Cependant, il servait mieux d'avance les ambitions de la Prusse, en relĂąchant les liens qui attachaient Ă  son passĂ© une Allemagne respectueuse de l'histoire. Il dĂ©pouillait les droits hĂ©rĂ©ditaires du caractĂšre inviolable qu'ils avaient gardĂ© aux yeux des peuples ; il prĂ©parait enfin une prompte et entiĂšre soumission de tous au vainqueur de demain. Nous avons peine Ă  comprendre, de ce cĂŽtĂ© du Rhin, qu'un homme dont les idĂ©es n'Ă©taient pas claires ait pu exercer une in- fluence profonde. Pour agir sur nous, un esprit doit ĂȘtre net et prĂ©cis. Si nous devons le suivre, il faut que lui-mĂȘme sache exac- tement oĂč il va, et par oĂč. Mais les lecteurs de Gervinus ne ressen- taient point ce besoin de clartĂ©. Il leur suffisait de se sentir en communautĂ© de sentimens avec lui. Voir l'Allemagne puissante, riche, respectĂ©e, une enfin, Ă©tait leur ambition secrĂšte. Gervinus donne un corps Ă  ce rĂȘve; il fait plus, il le justifie par l'histoire, il montre que le succĂšs est proche et certain. Mais comment s'accom- LES IDÉES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 143 plira cette grande Ɠuvre ? Gomment mener Ă  bien une transforma- tion de l'Allemagne sans donner l'alarme Ă  l'Europe, que l'on sait jalouse et malveillante, et qui est garante de l'acte fĂ©dĂ©ral? Que sera cet Ă©tat qui comprendra Ă  la fois la Prusse et l'Autriche, ou laudra- t-il exclure l'une des deux? Que deviendront enfin Bade, la BaviĂšre, le Hanovre, le Wurtemberg, la Saxe et tout ce qui reste de dynas- ties indĂ©pendantes en Allemagne? Gervinus n'en dit rien. Il compte apparemment sur l'heureuse Ă©toile de l'Allemagne et sur la bonne volontĂ© des princes. Ses lecteurs semblent y compter comme lui. Aveuglement politique surprenant, mais aussi volontaire peut-ĂȘtre qu'aveugle, et fait Ă  la fois d'inexpĂ©rience et de passion. Les obstacles Ă©taient trop nombreux et trop redoutables. Les patriotes aimaient mieux se les dissimuler, ou du moins n'en pas parler, que de se dĂ©courager eux-mĂȘmes en les regardant et en les montrant Ă  tous les yeux. Ils s'en tenaient Ă  leur devise UnitĂ©, libertĂ© ; l'unitĂ© par la libertĂ©. » Le but Ă©tait beau, mais la conception vague. III. Dahlmann sait mieux ce qu'il veut que Gervinus. II a plus d'es- prit de suite. Il n'est pas aussi mobile, aussi prompt Ă  l'espĂ©rance, aussi accessible au dĂ©couragement. Il n'apporte pas dans la politique la nervositĂ© de l'homme de lettres, prĂȘt Ă  se jeter, sous la premiĂšre impression d'un Ă©chec, dans un excĂšs qu'il dĂ©sapprouve au fond. Gervinus tient davantage de la nature un peu lĂ©gĂšre de l'Allemand du Sud ; Dahlmann est un vĂ©ritable Allemand du Nord, plus patient, plus tenace en ses desseins. Gervinus est un libĂ©ral qui finit par pen- cher beaucoup vers les dĂ©mocrates. Dahlmann est et demeure jus- qu'au bout un conservateur.. En 1837, il est vrai, lorsque le roi de Hanovre voulut se dĂ©barrasser de sa constitution, Dahlmann signa le premier la protestation de GĂŽttingen, et fut, pour cette raison, des- tituĂ© et exilĂ©. Mais cette mĂ©saventure, d'ailleurs fort honorable pour lui, n'Ă©branla point ses principes. Comme il avait Ă©tĂ© le plus com- promis, il dut attendre plus longtemps que les autres qu'on lui don- nĂąt une nouvelle chaire dans une universitĂ©. En 18/i2 seulement, le gouvernement prussien l'appelle Ă  Bonn. Dahlmann ne lui en est pas moins profondĂ©ment dĂ©vouĂ©. Il se sent une sympathie naturelle pour la Prusse. Il ne se flatte pas comme Gervinus de gagner cette puis- sance aux projets des libĂ©raux qui rĂȘvent l'unitĂ© allemande ; mais il croit Ă  la mission de la Prusse. En toute occasion, et surtout dans les circonstances critiques, il veut que l'Allemagne se tourne vers elle et non pas vers l'Autriche. Si la France menaçait notre pays du Rhin, dit-il, Ă  qui vous adresseriez-vous, Ă  la Prusse ou Ă  l'Au- lA/i REVDE DES DEDl MONDES. triche? Cherchez secours prĂšs de ceux qui sont forts! » Au reste, i] n'a pas grande envie de paraĂźtre sur la scĂšne politique. Il trouve juste de laisser aux gouvernemens le soin de diriger les affaires intĂ©rieures de l'Allemagne. En revanche, dans la question du Slesvig-Holstein, Dahlmarn prend hardiment l'initiative. Les Danois ont pu dire, sans trop d'in- vraisemblance, qu'il l'avait inventĂ©e. 11 a dĂ©ployĂ© lĂ  une patience et une ingĂ©niositĂ© Ă  toute Ă©preuve. C'est un des Ă©pisodes les plus curieux de l'histoire de notre siĂšcle. Il montre sur le vif les pro- cĂ©dĂ©s de la science allemande mise au service des intĂ©rĂȘts poli- tiques de la nation. On sait que le roi de Danemark, souverain des duchĂ©s de Slesvig et de Holstein, faisait partie de la confĂ©dĂ©ra- tion germanique pour le Holstein seulement. Le Slesvig n'Ă©tait pas compris dans le territoire de la confĂ©dĂ©ration. Dahlmann, qui Ă©tait nĂ© Ă  Wismar, et qui passa dix-sept annĂ©es de sa vie Ă  Kiel comme professeur et publiciste, rĂ©solut de corriger cette anomalie. Il exprima le premier l'opinion que, le Slesvig et le Holstein Ă©tant unis, le Slesvig devait suivre la condition du Holstein et appartenir comme lui Ă  l'Allemagne. Dahlmann mit Ă  rĂ©pandre cette idĂ©e un zĂšle infatigable. Elle avait Ă©tĂ© suggĂ©rĂ©e, il est vrai, au congrĂšs de Vienne, mais sans succĂšs. De l'aveu mĂȘme de M. de Treitschke, elle n'avait pas trouvĂ© d'Ă©cho dans les duchĂ©s. On n'y savait qu'une chose, dit-il, c'est que, depuis des siĂšcles, on Ă©tait uni au Danemark, et Ton pensait naĂŻvement que les habitans du Holstein, ceux de Seeland, ceux de l'Islande, Ă©taient tous Ă©galement de fidĂšles Da- nois. » Dahlmann entreprit de persuader aux habitans des duchĂ©s qu'ils se trompaient et que leur loyalisme devait s'adresser non au roi de Danemark, mais Ă  la patrie allemande. 11 exploita habilement des difficultĂ©s qui s'Ă©levĂšrent entre la noblesse du pays et le gou- vernement danois. II ne s'agissait pas de revendiquer des provinces arrachĂ©es Ă  la mĂšre patrie par la violence des armes, et toutes frĂ©- missantes encore de leur nationalitĂ© perdue. La tĂąche Ă©tait bien plus difficile il fallait rej^ermaniser un pays danois depuis des siĂšcles, et qui ne se plaignait point de l'ĂȘtre. Dahlmann se servit avec une Ă©gale habiletĂ© du livre et du journal. L'histoire du Slesvig-Holstein devint sous sa plume la dĂ©'OQonstration sans cesse rĂ©pĂ©tĂ©e de sa thĂšse politique. Les habitans des duchĂ©s, par leur langue, leurs antiquitĂ©s nationales, leur poĂ©sie, leurs mƓurs et leur caractĂšre, appartiennent Ă©videmment Ă  la race germanique d'oĂč cette conclusion, appuyĂ©e d'argumens juridiques, qu'en bon droit les duchĂ©s doivent tous deux appartenir Ă  l'Allemagne. L'idĂ©e de Dahlmann fut d'abord accueillie assez froidement dans les duchĂ©s ; mais dans toute l'Allemagne elle eut un retentissement extraordi- LES IDÉES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 1&5 naire. Une question dangereuse Ă©tait posĂ©e, une convoitise terrible Ă©tait Ă©veillĂ©e. L'orgueil national s'exaspĂ©rait Ă  la pensĂ©e qu'un petit pays comme le Danemark dĂ©tenait injustement une portion de terre allemande. En 1848, l'espĂ©rance de Dahlmann parut prĂšs de se rĂ©aliser. La Prusse Ă©tait entrĂ©e en campagne contre le Danemark et avait oc- cupĂ© les duchĂ©s de vive force. Mais elle ne voulut pas ou n'osa pas aller jusqu'au bout. L'Ă©tat de l'Europe, et celui de l'Allemagne en particulier, Ă©taient troublĂ©s et inquiĂ©tans, la Russie hostile. La Prusse signa l'armistice de MalmĂŽ, qui Ă©quivalait Ă  une retraite complĂšte. L'occasion Ă©tait perdue se retrouverait-elle jamais? Dahlmann ne put assister de sang-froid Ă  cet Ă©croulement de son Ɠuvre. M. Saint-RenĂ© Taillandier a tracĂ© ici-mĂȘme 1 le tableau de cette sĂ©ance du parlement de Francfort oĂč, bouillant de co- lĂšre, la voix tremblante d'indignation, Dahlmann adjurait l'assem- blĂ©e de ne pas ratifier l'armistice, a Messieurs, s'Ă©crie-t-il, il n'y a pas trois mois encore, le 9 juin, dans cette mĂȘme Ă©glise Saint-Paul, il a Ă©tĂ© dĂ©cidĂ© que, dans les affaires du Slesvig, l'honneur de l'Allemagne resterait sauf entendez- vous? l'honneur de l'Alle- magne! » EntraĂźnĂ©e par Dahlmann, dont elle partage la passion, l'assemblĂ©e repousse l'armistice. Le ministĂšre tombe sur celte ques- tion. Dahlmann, chargĂ© de former un nouveau cabinet, se heurte aux plus graves difficultĂ©s, et le parlement perd dans cette aventure le peu de considĂ©ration qui lui restait. Dahlmann avait commis une faute politique grossiĂšre. M. de Treitschke, qui est plein d'indulgence pour cet ami de la Prusse, en convient tout le premier. Le parlement disposait-il d'une armĂ©e pour venger l'honneur de l'Allemagne, dont il se montrait si jaloux? Pouvait-il imposer sa volontĂ©, et au Danemark, et Ă  la Prusse, qui avait signĂ© l'armistice? On ne fait pas la guerre, on ne prend pas les places fortes avec des discours. Mieux valait dĂ©vorer l'affront que de se laisser aller Ă  cette explosion de sentimens, puisque l'action ne pouvait suivre. Lorsque Dahlmann mourut, en 1860, il n'Ă©tait pas consolĂ©. La plaie Ă©tait restĂ©e ouverte. En 1850, il Ă©crivait Ă  M*^^ Gervinus Je vous l'avoue franchement, je ne cesse d'y penser. Si, en septembre 1848, on avait suivi mon conseil, si on avait rĂ©solument pris le parti que les circonstances critiques exigeaient, les affaires de l'Alle- magne, et en particulier les affaires du Slesvig, seraient dans une meilleure passe. » Et Gervinus lui-mĂȘme Ă©crivait Ă  Jacob Grimm Je peux Ă  peine lire les articles de journaux qui ont rapport au Schlesvig-Holstein ; je les passe exprĂšs, pour ne pas retomber tou- 1 VoyM la Revue du 1" juillet 1849. TOME LXXXVUI. — 1888. 10 146 REVUE DES DEDX MONDES. jours dans l'irritation la plus vive. » L'orgueil allemand souffrait cruellement de cette dĂ©convenue, et entretenait l'espoir de revenir Ă  la charge. Si Dahlmann avait vĂ©cu quatre ans de plus, il aurait eu la joie de voir une armĂ©e austro-prussienne arracher les duchĂ©s au Danemark. Dans ses derniĂšres annĂ©es, il pressentait que de graves Ă©vĂ©nemens Ă©taient proches, que l'Europe allait traverser une crise ; et il se dĂ©solait en pensant que l'Allemagne, toujours divisĂ©e, ne profiterait sans doute pas des chances qui lui seraient offertes. MalgrĂ© les fautes graves qu'il a commises, nous ne pouvons re- fuser Ă  Dahlmann un certain esprit politique et un sentiment assez juste de la rĂ©alitĂ©, surtout si nous le comparons Ă  la plupart de ses collĂšgues qui furent mĂȘlĂ©s aux affaires de l'Allemagne. A plusieurs reprises, il a su faire preuve de justesse d'esprit et de sang-froid. En 1847, Gervinus le prie instamment de collaborer Ă  sa Gazette allemande, et d'y apporter l'autoritĂ© de son nom populaire et res- pectĂ© dans toute l'Allemagne. Mais Dahlmann craint de se compro- mettre avec ces libĂ©raux, dont il n'approuve pas les idĂ©es poli- tiques. Pourquoi risquer ainsi de perdre d'un seul coup l'estime du gouvernement prussien, Ă  laquelle il tenait tant, et qu'il avait si patiemment conquise? D'ailleurs, il ne croit pas beaucoup au succĂšs de l'entreprise. 11 sait bien que le meilleur journal du monde ne rĂ©soudra pas, Ă  lui seul, les grosses questions de la politique alle- mande. Il refuse donc nettement sa collaboration, et ne veut pa- raĂźtre ni comme directeur, ni comme rĂ©dacteur mais Ă  l'occasion il donne son avis. On le consultait avec dĂ©fĂ©rence ; il avait Ă©crit une Politique, fort estimĂ©e de ses amis, et jouissait d'une grande au- toritĂ© en la matiĂšre. Ainsi, le 12 mars 1848, au dĂ©but mĂȘme de la rĂ©volution, Gervinus lui demande un programme de rĂ©forme consti- tutionnelle. — A Francfort, lui Ă©crit Gervinus, dans les cours allemandes du Sud, et mĂȘme parmi les dĂ©putĂ©s des Ă©tats, on est tout dĂ©sorientĂ©, et l'on ne sait comment mettre Ă  exĂ©cution cette grande idĂ©e la constitution d'une Allemagne unifiĂ©e, bien que l'on ait la meilleure volontĂ© du monde. » A quoi Dahlmann rĂ©pond avec un grand bon sens Il ne pouvait en ĂȘtre autrement ; il faudrait con- naĂźtre les projets de la Prusse et les dispositions des autres grandes puissances allemandes. Si j'avais la force, ajoute-t-il, et si j'avais pu me mettre Ă  la place de la Prusse, huit jours aprĂšs la chute de Louis-Philippe, j'aurais pris en main les affaires allemandes, — Ă  titre provisoire, bien entendu, — et je les aurais administrĂ©es en empereur, en accordant toutes les libertĂ©s constitutionnelles qui manquent encore en Prusse. L'Autriche ne peut plus dĂ©sormais prĂ©tendre Ă  la direction des affaires allemandes. » VoilĂ  enfin une vue nette, comme on en trouve trop peu dans cette corres[Kndance. Dahlmann tenait lĂ  le langage d'un homme LES IDÉES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 147 d'Ă©tat. L'expĂ©rience amĂšre de 1848 lui profita bien mieux qu'Ă  Ger- vinus. Ce dernier, au moment de la guerre d'Italie, sent se rĂ©- veiller ses anciennes passions. Il veut, encore une fois, fonder un journal, pour agir sur l'esprit public et sur les gouvernemens en Allemagne. Dahlmann l'en dissuade fort sagement, et lui explique que le temps en est passĂ©. Les meilleurs conseils du monde, Ă©crit-il, venant de quelqu'un qui n'a pas la force Ă  sa disposition, ne peuvent plus nous ĂȘtre utiles ; il faut auparavant qu'un maĂźtre s'affirme, d'oĂč qu'il vienne. » Lorsque les plus sages esprits en sont lĂ , le maĂźtre qu'ils attendent n'est jamais long Ă  venir. Moins de dix ans aprĂšs que Dahlmann eut Ă©crit ces mots, la Prusse vic- torieuse dominait en Allemagne. IV. Ainsi Dahlmann constate, non sans mĂ©lancolie, mais avec rĂ©si- gnation, l'impuissance des efforts qui ont rempli sa vie et celle de Gervinus. Us se flattaient d'aider Ă  la transformation de l'Allemagne et de la conduire sans grande secousse Ă  la libertĂ© et Ă  l'unitĂ© ; ils se sont heurtĂ©s Ă  des obstacles insurmontables. La dĂ©sillusion de 18^8 a Ă©tĂ© complĂšte. Elle leur a laissĂ© un dĂ©couragement pro- fond. Ils ne dĂ©sespĂšrent pas des destinĂ©es de l'Allemagne; mais ils ne croient plus au pouvoir des idĂ©es ni au progrĂšs politique ob- tenu par la seule persuasion. L'avenir leur paraĂźt trĂšs noir. Gervi- nus, par dĂ©pit, se jette du cĂŽtĂ© de la dĂ©mocratie. Dahlmann, tou- jours conservateur, s'incline par avance devant celui qui saura, par la force, faire l'unitĂ© de l'Allemagne, fĂ»t-ce au prix de la libertĂ©. Les causes de leur Ă©chec Ă©taient nombreuses. Nous en avons si- gnalĂ© plus d'une chemin faisant. Les unes tiennent aux idĂ©es, aux tendances, aux habitudes d'esprit de ces savans, dĂ©paysĂ©s dans la vie politique. D'autres, plus gĂ©nĂ©rales, rendaient impossible le suc- cĂšs de l'entreprise, quelle qu'eĂ»t Ă©tĂ© l'habiletĂ© de ceux qui la ten- taient. Mais au contraire ils sont, pour la plupart, d'une inexpĂ©rience, on dirait presque d'une naĂŻvetĂ© politique parfaite. On pourrait leur appliquer le mot que Gervinus Ă©crivait trĂšs sĂ©rieusement Ă  Dahl- mann Vous ĂȘtes incommensurable! » Ils sont fort en peine de rĂ©aliser l'unitĂ© de l'Allemagne ; ils le seraient encore davantage de lui procurer la libertĂ©. Ne pouvant obtenir sĂ©parĂ©ment ni l'une ni l'autre, ils s'imaginent qu'ils obtiendront l'une par l'autre. Aussi, au premier choc de la rĂ©alitĂ©, leurs illusions s'effondrent. En 1848, Ă  la faveur des Ă©vĂ©nemens de fĂ©vrier, un parlement se rĂ©unit Ă  Francfort. Cette assemblĂ©e, si longtemps attendue, prĂ©tend reprĂ©- senter la nation allemande. Elle se dit constituante, et elle com- 148 REVUE DES DEUX MONDES. * mence en effet Ă  Ă©laborer une constitution. Elle n'a oubliĂ© qu'un point qui imposera cette constitution aux diffĂ©rons Ă©tats de l'Alle- magne? Qui en assurera le respect? Comparez les dĂ©buts du parle- ment de Francfort Ă  ceux des Ă©tats -gĂ©nĂ©raux de 1789. DĂšs que l'assemblĂ©e de Versailles a pris conscience d'elle-mĂȘme, dĂšs qu'elle a conçu son Ɠuvre, comme elle va droit au but et force le roi lui- mĂȘme Ă  reconnaĂźtre le pouvoir qu'elle veut exercer ! Imagine-t-on la constituante dĂ©libĂ©rant en l'air et lĂ©gifĂ©rant Ă  vide, sans savoir si ses lois ne resteront pas lettre morte? C'est que, en 1789, l'unitĂ© française Ă©tait depuis longtemps accomplie. En 18A8, l'unitĂ© alle- mande n'Ă©tait qu'une espĂ©rance. Les hommes politiques qui pro- voquĂšrent la rĂ©union du parlement faisaient prĂ©cisĂ©ment de l'unitĂ© le but suprĂȘme de leurs efforts. Mais, en commençant par le travail lĂ©gislatif, ils s'y prenaient Ă  rebours. Ils espĂ©raient apparemment que la constitution, une fois votĂ©e, aurait par elle-mĂȘme la vertu de se faire accepter et observer, et que l'esprit particulariste dispa- raĂźtrait devant elle. L'illusion Ă©tait naĂŻve. Il existe bien aujourd'hui un empire d'Allemagne; mais cet empire, comme chacun sait, ne doit pas sa naissance Ă  des travaux parlementaires. A vrai dire, si l'Ɠuvre Ă©tait au-dessus du talent de ses promo- teurs, elle Ă©tait plus encore au-dessus de leurs forces. Elle n'impli- quait rien moins qu'une rĂ©volution. Sans doute, ils faisaient profes- sion de respecter tous les droits historiques mais si les reprĂ©sentans de ces droits s'opposaient opiniĂątrement Ă  l'unitĂ© de l'Allemagne, — et cette rĂ©sistance Ă©tait inĂ©vitable, — comment en viendraient- ils Ă  bout? — Ces lĂ©gislateurs Ă©taient sans force. Ils ne pouvaient, comme la Convention, se transformer en pouvoir exĂ©cutif, il aurait fallu, soit provoquer un grand mouvement populaire, soit demander Ă  la Prusse ou Ă  l'Autriche un appui qui devait coĂ»ter cher. En 1789, la plus grande partie du peuple français Ă©tait de cƓur avec l'assem- blĂ©e qui pouvait Ă  bon droit se nommer nationale. Cette assemblĂ©e n'aurait pu, si elle l'eĂ»t voulu, se dĂ©rober Ă  sa mission. La nation se tenait derriĂšre elle, pour l'encourager et pour la pousser au besoin. Mais en 18A8, en Allemagne, si l'on excepte les classes instruites et la population de quelques grandes villes, la masse du peuple restait assez indiffĂ©rente aux travaux de l'assemblĂ©e de Francfort. Elle les suivait avec curiositĂ©, mais non avec la sympathie, avec l'en- thousiasme, qui auraient Ă©clatĂ©, si les espĂ©rances les plus chĂšres au peuple allemand avaient pu vraiment se rĂ©aliser dans l'Ă©glise Saint- Paul. Elle semblait comprendre, avec un sens profond, que ce n'Ă©tait pas l'histoire vraie qui s'accomplissait lĂ , mais une parodie de l'his- toire, jouĂ©e par des acteurs de bonne foi. Comme ces acteurs avaient Ă©tĂ©, pendant longtemps, les seuls Ă  parler en Allemagne, ils s'Ă©taient imaginĂ© parler au nom de toute LES IDÉES POLITIQUES EN ALLEMAGNE. 149 l'Allemagne. Ils n'exprimaient, en effet, que les sentimens d'une mino- ritĂ©, je veux dire ceux de la classe moyenne et de la bourgeoisie Ă©clairĂ©e ; ils avaient cru vraiment donner une voix aux regrets et aux dĂ©sirs de la nation entiĂšre. Pour ne prendre qu'un exemple, tous subissaient, Ă  des degrĂ©s divers, l'attraction de la libertĂ© parlemen- taire, alors florissante en d'autres pays. Beaucoup la rĂ©clamaient avec plus de passion encore que l'unitĂ©, et le parlement de Francfort avait surtout pour mission, dans leur pensĂ©e, d'assurer cette libertĂ© Ă  l'Allemagne. Mais le peuple all^nand, dans ses masses profondes, Ă©tait loin de ressentir aussi vivement ce dĂ©sir. Dans l'Allemagne du Sud, les institutions pai'lementaires, Ă©tablies depuis longtemps, vĂ©gĂ©taient Ă  grand'peine. Dans l'Allepiagne du Nord, le servage n'Ă©tait aboli que depuis le commencement du siĂšcle. La population des campagnes, qui formait la trĂšs grande majoritĂ© de la nation, n'Ă©prouvait pas le besoin d'une libertĂ© politique dont elle n'avait pas l'idĂ©e. Les grandes rĂ©formes de Stein en Prusse, habilement poursuivies par Hardenberg, avaient correspondu, toutes propor- tions gardĂ©es, Ă  l'Ɠuvre de la Constituante en France. Le gros de la nation restait ainsi Ă©tranger aux questions purement poliiiques. En un mot, l'assemblĂ©e de Francfort avait les gouvernemens contre elle, sans avoir le peuple derriĂšre elle. DĂšs lors, l'issue n'Ă©tait plus douteuse. Le parlement se montra impolitique et maladroit; mais toute rhaiiletĂ© du monde n'eĂ»t pas remĂ©diĂ© Ă  sa position fausse, et sa faiblesse devait Ă©clater, tĂŽt ou tard, Ă  tous les yeux. L'insuccĂšs n'Ă©tait donc que trop certain. Mais, on le voit, la res- ponsabilitĂ© n'en retombe pas tout entiĂšre sur les Dahlmann et les Gervinus. Sans doute, avec les intentions les plus pures, ils ont nui aux causes qu'ils prĂ©tendaient servir. Leur Ă©chec cxraplet a dĂ©- truit, tout d'un coup, la popularitĂ© de leurs idĂ©es. Ils avaient dĂ©- montrĂ©, sans le vouloir, que l'unitĂ© de l'Allemagne ne s'accomplirait pas pacifiquement les plus clairvoyans parmi eux, aprĂšs cette expĂ©- rience, appelaient un vainqueur et se soumettaient Ă  lui par avance. On peut leur reprocher aussi leur prĂ©somption, leur inexpĂ©rience po- litique, et, en gĂ©nĂ©ral, leur mĂ©diocritĂ©. Mais tout cela ne suffit pas. Il faut remonter plus haut, Ă  des causes plus gĂ©nĂ©rales, auxquelles de plus grands politiques que Dahlmann ou Gervinus n'auraient rien pu changer. L'Allemagne, telle que son Ă©volution historiq'ue l'avait façonnĂ©e, ne comportait point d'unitĂ© politique. Deux puis- sances rivales s'Ă©taient formĂ©es, trop allemandes pour que l'Alle- magne pĂ»t exister sans elles, trop peu allemandes pour que l'Alle- magne pĂ»t se confondre avec elles. L'Autriche avait maintes fois sacrifiĂ© les intĂ©rĂȘts allemands Ă  ses convenances particuliĂšres, mĂȘme au temps oĂč elle portait la couronne impĂ©riale elle avait refusĂ© cette 150 REVOE DES DEUX MONDES. couronne en 1815 et repoussĂ© franchement dee obligations qu'elle ne se souciait pas de remplir. Quant Ă  la Prusse, elle Ă©tait encore, au com- mencement du siĂšcle, un objet de terreur et de haine pour beaucoup d'Allemands. Lors de l'arrivĂ©e des alliĂ©s dans la province du Rhin, en 18i/i, il avait fallu rassurer la population Ă©pouvantĂ©e Ă  l'approche des Prussiens. GĂŽrres avait dĂ» lui expliquer, dans le Mercure du Rhin, qu'ils ne sont plus les Prussiens d'autrefois ; que ce sont des amis, des libĂ©rateurs, des Allemands. MĂȘme en 18Û8, la haine de la Prusse, selon M. de Treitschke, dominait la majoritĂ© de l'assem- blĂ©e Ă  Francfort. En un mot, la Prusse et l'Autriche Ă©taient des puissances hybrides, Ă  double face. A l'Ă©gard de l'Ă©tranger, le Prus- sien ou l'Autrichien Ă©tait l'Allemand, Ă  l'Ă©gard de l'Allemand, c'Ă©tait presque l'Ă©tranger. Le reste de l'Allemagne pouvait-il s'unir en excluant Ă  la fois la Prusse et l'Autriche? C'eĂ»t Ă©tĂ© revenir Ă  la confĂ©dĂ©ration du Rhin, souvenir abhorrĂ© de tous les patriotes. D'ail- leurs, la Prusse et l'Autriche ne l'auraient pas permis, et les intĂ©res- sĂ©s n'y auraient pas consenti. Saxe, BaviĂšre, Wurtemberg, Bade, Hanovre, tous tenaient d'autant plus Ă  leur autonomie qu'elle Ă©tait plus prĂ©caire. Si Gervinus, Dahlmann et leurs amis avaient vu nettement les nĂ©cessitĂ©s de la situation politique, ils se seraient Ă©pargnĂ© bien des mĂ©comptes. Deux partis s'offraient Ă  eux , mais il fallait choisir. Ils pouvaient renoncer provisoirement Ă  l'unitĂ©, puisqu'elle soule- vait tant de difficultĂ©s et de dangers, et mettre tous leurs efforts Ă  la prĂ©parer pour l'avenir. Ou bien, si le dĂ©sir de l'unitĂ© Ă©tait trop vio- lent, ils devaient en prĂ©voir et en accepter toutes les consĂ©quences la guerre et la domination du vainqueur. Mais aucune des deux al- ternatives ne leur semblait acceptable. Ils auraient voulu que l'Al- lemagne , parvenant enfin Ă  l'unitĂ© , ne devĂźnt ni autrichienne ni prussienne, et restĂąt simplement allemande. De lĂ  leur tentative de Francfort, dĂ©plorable par ses rĂ©sultats, gĂ©nĂ©reuse, aprĂšs tout, dans son principe. C'Ă©tait un effort pour rĂ©soudre la plus complexe des questions, avant que la force vĂźnt brutalement la trancher. Et, pour- tant, le parlement de Francfort rendait par avance hommage Ă  la force. Si divisĂ© et si impuissant qu'il fĂ»t, il se retrouvait unanime pour rĂȘver de revendications et de guerres il jetait des regards de convoitise au-delĂ  de toutes les frontiĂšres, sur le Slesvig-Holstein, sur la Pologne, sur le Luxembourg, sur l'Alsace-Lorraine. Ce symp- tĂŽme Ă©tait significatif. L'unitĂ© de l'Allemagne devait s'accomplir au profit d'un vainqueur qui saurait contenter son orgueil et satisfaii-e ses ambitions, LÉvY-BarHL. LE SALON DE 1888 LA SCULPTURE. L'impopularitĂ© et la solitude sont de bonnes conseillĂšres. Tandis que les peintres, fĂȘtĂ©s par le monde, flagornĂ©s par la presse, glo- rifiĂ©s par les photographes, consument, en gĂ©nĂ©ral, le plus clair de leurs forces et de leur volontĂ© dans une dispersion stĂ©rile d'exis- tence et d'imagination, les sculpteurs, obscurs ouvriers longuement rivĂ©s Ă  leurs tĂąches par la rĂ©sistance d'une matiĂšre moins docile, mais plus durable, poursuivent, au contraire, dans le silence de leurs ate- liers humides et nus, leur rĂȘve Ă©ternel avec une obstination tou- chante. Ici, peu ou point d'incertitude sur le but Ă  atteindre et sur les moyens Ă  employer. Le but, c'est d'abord la rĂ©jouissance des yeux par la combinaison harmonieuse des formes vivantes, c'est ensuite, pour les Ɠuvres supĂ©rieures, l'exaltation de l'esprit par la beautĂ© ou l'intensitĂ© d'expression donnĂ©e Ă  ces formes reposĂ©es ou en mouvement ; les moyens, c'est la connaissance exacte et l'em- ploi judicieux de l'anatomie humaine. MalgrĂ© la faiblesse relative d'un certain nombre de morceaux, trop incomplets ou trop inex- 1 Voyez la Revue du \" juin. 152 RÂŁ?LÂŁ DÂŁS DÂŁUX MONDES. pĂ©rimentĂ©s, illĂ©gitimement admis par la dĂ©plorable indulgence des jurys, et qui compromettent l'aspect gĂ©nĂ©ral de l'exposition, nos sculpteurs français, dans leur ensemble, montrent, cette annĂ©e encore, qu'ils n'ont pas l'intention de broncher sur les principes ; et l'on reste toujours Ă©tonnĂ© de la quantitĂ© de groupes et de sta- tues, d'un mĂ©rite rĂ©el, produits rĂ©guliĂšrement par leurs mains, si l'on rĂ©flĂ©chit surtout Ă  ce que coĂ»te de temps et d'argent la moindre de ces figures et lorsqu'on connaĂźt la modicitĂ© des res- sources dont disposent en gĂ©nĂ©ral ces obstinĂ©s pĂ©trisseurs d'argile, ces enragĂ©s tailleurs de marbre. 11 y aurait d'Ă©tranges et touchans rĂ©cits Ă  faire sur la vie de nos sculpteurs contemporains. C'est peut-ĂȘtre dans cette classe d'artistes qu'on trouve les vocations les plus dĂ©sintĂ©ressĂ©es et les plus opi- niĂątres, les illusions les plus vaillantes et les plus indestructibles, les dĂ©voĂ»mens les pluspatiens et les plus rĂ©signĂ©s. C'est par excep- tion que quelques-uns d'entre eux arrivent Ă  la fortune; c'est par exception aussi que, mĂȘme pour les plus estimĂ©s, la rĂ©putation dĂ©- passe un petit cercle et que la renommĂ©e se tourne en gloire. La plupart, venus d'en bas, fils d'ouvriers ou de paysans, ayant contractĂ© de bonne heure l'amour de la terre et de la pierre en les remuant et en les maniant, accoutumĂ©s aux rudes travaux, gauches de ma- niĂšre et timides d'esprit, mĂšnent une vie difficile qui serait une vie misĂ©rable s'ils ne marchaient toujours l'Ăąme fixĂ©e sur un songe, sans cesse escortĂ©s par l'image de force ou de beautĂ© qu'ils s'obs- tinent, malgrĂ© tous les dĂ©boires, Ă  vouloir rĂ©aliser. Puissance sin- guliĂšre du besoin de crĂ©er ! Il n'est pas rare de voir de pauvres sculpteurs, hantĂ©s par leur rĂȘve insaisissable, entraĂźner avec eux, par la force de leurs convictions, durant de longues annĂ©es, dans une sĂ©rie d'incroyables sacrifices, non-seulement leurs femmes et leurs enfans, mais encore leurs camarades, leurs voisins, jusqu'Ă  leurs fournisseurs! Il n'y a guĂšre d'annĂ©e oĂč ceux qui vivent dans ce petit monde humble et laborieux ne vous puissent montrer une figure de plĂątre, de pierre ou de marbre, pour laquelle on a tout engagĂ©, le prĂ©sent et l'avenir, et dont l'achĂšvement a exigĂ© la col- laboration de bien des petites bourses et de bien des confiances imprudentes. Dans quel espoir, hĂ©las? D'une mĂ©daille qui n'arrive pas toujours, d'un achat qui n'arrive presque jamais. Nos amateurs, qui parfois jettent si follement les billets de banque sur une faĂŻence ou une aquarelle, ne sont point aussi gĂ©nĂ©reux pour les sculptures. La statuaire n'occupe pas encore, dans nos Ă©difices et dans nos ap- partemens, la place qui pourrait lui ĂȘtre rĂ©servĂ©e et qu'elle rem- plirait si bien. Quanta l'Ă©tat, sur qui l'on compte en dernier lieu, il est pauvre et il paie mal ; c'est cependant l'Ă©tat qui reste la plus LE SALON DE 1888. 153 sĂ»re ressource des jeunes sculpteurs, et si le gouvernement, comme le rĂ©clament de temps Ă  autre quelques politiciens irrĂ©flĂ©chis, ces- sait de s'intĂ©resser Ă  leur art, il est bien probable que lĂ  aussi, comme ailleurs, nous ne tarderions pas Ă  perdre notre supĂ©rioritĂ© sĂ©culaire. Quoi qu'il en soit, rien ne les rebute. Il semble mĂȘme que plus on leur montre d'indiffĂ©rence, plus ils se raidissent dans leurs convictions, que plus le goĂ»t du public s'abaisse et se rapetisse, plus ils sentent croĂźtre leur passion pour ce qui est Ă©levĂ© et pour ce qui est grand. Depuis quelques annĂ©es, il y a en outre un mou- vement trĂšs accentuĂ© chez les jeunes sculpteurs dans le sens des conceptions matĂ©riellement puissantes et des compositions colos- sales. Le nombre des figures d'adolescens ou d'adolescentes, souvent dĂ©licates et fines, mais prĂȘtant au maniĂ©risme et Ă  la mollesse, si fort Ă  la mode Ă  la suite des premiers succĂšs de MM. FalguiĂšre et Dubois, diminue Ă  chaque Salon depuis plusieurs annĂ©es. En revanche, la note mĂąle et vigoureuse, la note hĂ©roĂŻque, celle qu'a redonnĂ©e le premier M. MerciĂ©par son Gloria VictĂčet par son GĂ©nie des Arts, y rĂ©sonne plus frĂ©quemment. Presque tous les pensionnaires de Rome tiennent Ă  honneur d'apporter de lĂ -bas des tĂ©moignages d'un long commerce avec les tailleurs de marbre les plus robustes de l'anti- quitĂ© et de la renaissance; le torse colossal du BelvĂ©dĂšre et le MoĂŻse de San-Pietro-in-Vincoli tourmentent leur imagination comme la Victoire de Samothrace, VEsclave de Michel-Ange et le Milon de Puget tourmentent celles de leurs camarades demeurĂ©s Ă  Paris et plus voisins du Louvre que du Vatican. On dirait qu'il y a chez eux comme un mot d'ordre pour rĂ©sister Ă  l'envahissement des trivia- litĂ©s naturalistes et des fadeurs quintessenciĂ©es qui dĂ©shonorent les arts plastiques aussi bien que la littĂ©rature. Cependant ce mot d'ordre n'existe pas, car il n'y a pas, en gĂ©nĂ©ral, d'artistes moins raison- neurs et moins thĂ©oriciens que les sculpteurs; les plus puissans sont les plus taciturnes. C'est donc simplement Ă  leurs habitudes consciencieuses de travail solitaire et de contemplation dĂ©sintĂ©res- sĂ©e qu'ils doivent cette fermetĂ© collective de direction et cette gran- deur commune d'aspirations. Deux groupes en marbre se partagent surtout l'admiration des amateurs, comme ils se sont disputĂ© les voix des artistes pour la mĂ©daille d'honneur, le Pro Patria Morituri, de M. Tony-NoĂ«l, V Aveugle et le Paralytique de M. Turcan. C'est Ă  ce dernier, en fin de compte, qu'est allĂ©e la majoritĂ©, et ce jugement se peut jus- tifier par les qualitĂ©s particuliĂšres d'expression qui s'y joignent aux qualitĂ©s sĂ©rieuses de l'exĂ©cution pour en faire un morceau supĂ©rieur. On se souvient qu'en 1883, lorsque M. Turcan exposa le modĂšle en plĂątre de \ Aveugle et du Paralytique, le mĂȘme 154 REVUE DES DEDX MONDES. sujet avait Ă©tĂ© traitĂ© par d'autres artistes distinguĂ©s, notamment par MM. Carlier et Gustave Michel. Je ne sais qui, dans les ateliers de la rive gauche, avait eu l'idĂ©e de tirer de ses souvenirs d'enfance cette fable du bon Florian ; mais ce contraste saisissant et cette alliance touchante entre la vigueur d'un corps que sa tĂȘte ne conduit pas et la vivacitĂ© d'une tĂȘte qui ne commande plus Ă  son corps avaient fortement excitĂ© l'imagination de plusieiu-s jeunes gens. Ce concours spontanĂ© donna d'exeellens rĂ©sultats. Les sujets de ce genre, oĂč le contraste des expressions morales peut s'ex- primer par le contraste mĂȘme des forces physiques, ne sont pas, en effet, de ceux qu'on rencontre tous les jours. M. Turcan en a tirĂ© un excellent parti. Il n'Ă©tait point aisĂ© d'exprimer plastiquement toute cette complication d'actions physiques et de senti mens mo- raux HĂ©las! dit le perdu?, vous ignorez, mon frĂšre, Que je ne puis faire un seul pas Vous mĂȘme vous n'y voyez pas; A quoi nous servirait d'unir notre misĂšre? — A quoi? rĂ©pond l'aveugle, Ă©coutez Ă  nous deux, Nous possĂ©dons le bien Ă  l'homme nĂ©cessaire J'ai des jambes et vous des yeux. Moi, je vais vous porter; vous, vous serez mon guide; Vos yeux dirigeront mes pas mal assurĂ©s ; Mes jambes, Ă  leur tour, iront oĂč vous voudrez. Ainsi, sans que jamais notre amitiĂ© dĂ©cide Qui de nous deux remplit le plus utile emploi, Je marcherai pour voua, vous y verrez pour moi. Le sculpteur, cependant, est parvenu Ă  tout dire, et Ă  tout dire dans sa langue, cette langue nette et simple des formes qui doit se faire entendre sans commentaires. Si nous avons rappelĂ© l'apo- logue populaire d'oĂč est sortie l'inspiration, c'est pour faire com- prendre les difficultĂ©s en prĂ©sence desquelles s'est placĂ© volon- tairement l'artiste et pour faire saisir le mĂ©rite qu'il a eu d'en triompher. En rĂ©alitĂ©, M. Tufcan a obtenu un rĂ©sultat si complet, il a si bien fait passer le sujet du domaine littĂ©raire dans le domaine sculptural, que son groupe parle de lui-mĂȘme aux yeux les moins avertis et aux esprits les moins cultivĂ©s. L'aveugle, un grand corps solide et musculeux Ă  la Michel-Ange, mais d'une soliditĂ© embar- rassĂ©e d'elle-mĂȘme et d'une musculature qui s'ignore, a dĂ©jĂ  chargĂ© sur ses Ă©paules le paralytique, dont il tient fermement les deux jambes raides et sĂšches sous son bras droit. L'impotent inquiet du bras droit se cramponne tant qu'il peut au cou de son con- ducteur, tandis qu'allongeant son autre bras le long du bras tendu LE SALON DE 1888. 155 de l'aveugle, il le dirige ainsi du geste en mĂȘme temps que de la voix. L'inclinaison de la tĂȘte du vieux paralytique, tĂȘte intelligente et rĂ©signĂ©e, s' appuyant tendrement sur la joue de son compagnon, accentue encore la signification de ce geste indicateur. C'est, en outre, avec une simplicitĂ©, une dĂ©licatesse, une tendresse vraiment supĂ©rieures que M. Turcan a marquĂ©, sans affectation, entre les deux figures, toute une sĂ©rie de contrastes expressifs, d'un cĂŽtĂ© la pesanteur vacillante de l'Ă©norme portefaix hĂ©sitant et tĂątonnant, dont les yeux clos n'Ă©clairent point la face inerte et dont les pensĂ©es flottent dans la nuit, de l'autre la rĂ©solution attentive et la prudence reconnaissante de son conducteur dĂ©bile, tout Ă©tonnĂ© et tout ravi de pouvoir se diriger au moyen de cette association de forces et de cƓurs. Si l'on ajoute qu'en cette circonstance M. Turcan s'est monti'Ă© un ouvrier du marbre aussi intelligent que l'avait Ă©tĂ© d'abord l'arrangeur de figures, que ces deux figures enlacĂ©es sont traitĂ©es, d'un bout Ă  l'autre, avec une science soutenue qui ne s'affiche pas et avec une habiletĂ© discrĂšte qui sait se contenir, on reconnaĂźtra que la mĂ©daille d'honneur a rarement signalĂ© une Ɠuvre plus mĂ©ritante. Le groupe colossal commandĂ© par la ville de Paris Ă  M. Tony- NoĂ«l, et qui a pu, sans exciter l'Ă©tonnement, disputer la plus haute rĂ©compense du Salon Ă  celui de M. Turcan, ne procĂšde pas d'une inspiration littĂ©raire si complexe. C'est un pur morceau de sculp- ture, mais de sculpture solide et vigoureuse, conçu avec l'Ă©nergie grandiose d'un Romain qui aurait vĂ©cu dans les Ă©coles de Rhodes, exĂ©cutĂ© avec la fermetĂ© inaltĂ©rable et la vaillance rĂ©solue d'un prati- cien consommĂ©. Le Pro Patria moriluri met]"en scĂšne deux guer- riers vĂȘtus Ă  l'antique, c'est-Ă -dire fort peu vĂȘtus. L'un d'eux, dĂ©jĂ  frappĂ© Ă  mort, et tombĂ© sur son bouclier, la face contre terre, ne porte qu'une bandelette enroulĂ©e Ă  l'un de ses Ă©normes pieds ; l'autre, le survivant, le dernier combattant, coiffĂ© d'un casque plat Ă  nasal, a perdu, dans la mĂȘlĂ©e, l'une de ses jambiĂšres. Ce dernier, enjambant le cadavre de son compagnon, se penche en avant, dans une attitude dĂ©fensive, et prĂ©sente son avant-bras gauche, muni d'un Ă©troit bouclier, Ă  l'ennemi, en brandissant son glaive de la main droite. 11 n'y a donc lĂ  rien d'inattendu pour l'esprit, et c'est seulement dans la pondĂ©ration savante des formes, dans le rythme fier et souple des contours, dans la dĂ©termination Ă©nergique des attitudes, dans la combinaison naturelle et vivante des mouvemens, dans la force et la libertĂ© du rendu, que M. Tony-NoĂ«l avait Ă  dĂ©- ployer sa maĂźtrise. Il l'a fait avec une maturitĂ© puissante qui tĂ©moigne d'un artiste en pleine possession de tous ses moyens et en pleine possession de lui-mĂȘme. Ce beau groupe, d'une allure 156 REVUE DES DEUX MONDES. mĂąle et rĂ©solue, taillĂ© dans un marbre. d'un grain serrĂ© et d'un ton» sĂ©vĂšre, avec une largeur et une sĂ»retĂ© peu communes, est un de ces morceaux de bravoure qui font honneur Ă  toute une Ă©cole, en attestant la force de l'enseignement traditionnel qu'on y reçoit et qu'on y transmet. Parmi les successeurs de M. Tony-NoĂ«l Ă  la Villa MĂ©dicis qui en ont rapportĂ© comme lui le goĂ»t des conceptions robustes, on a remarquĂ©, depuis plusieurs annĂ©es, MM. Peynot et Labatut. M. Peynot, dont nous avons louĂ© ici mĂȘme la Proie et le Pro Patria en 1886, n'ex- pose cette annĂ©e que le modĂšle en plĂątre d'un groupe dĂ©coratif destinĂ© Ă  occuper le milieu d'un bassin dans le parc de Vaux-le- Vicomte; c'est un Triton gigantesque sonnant d'une conque ma- rine et se roulant avec deux enfans au milieu des vagues ; on peut dĂ©jĂ  prĂ©voir, par l'allure vivante et libre de ce modĂšle, l'efTet pitto- resque qu'il produira sous le ruissellement d'un jet d'eau dans un joyeux mouvement de lumiĂšres. Quant Ă  M. Labatut, ses deux en- vois, un Roland en marbre et un MoĂŻse en bronze, attestent tous deux un tempĂ©rament vigoureux de sculpteur et de fortes Ă©tudes chez les maĂźtres les plus virils de la renaissance. Le MoĂŻse, un MoĂŻse jeune, vif, bien dĂ©couplĂ©, le MoĂŻse ardent et imprudent qui, voyant un Égyptien frapper un de ses frĂšres hĂ©breux, le tue du coup et l'enfouit sous le sable du dĂ©sert, se rattache, par la fiĂšre dĂ©coupure de ses membres nus et par la vivacitĂ© sĂšche de son mouvement, Ă  l'Ă©cole de Donatello et de l'Ammanati. Un pied sur le cadavre Ă©crasĂ© et repliĂ© de sa victime, foulant de l'autre un fragment d'inscription hiĂ©roglyphique, ce jeune homme furieux, jetant d'une main loin de lui la couronne Ă©gyptienne et de l'autre Ă©treignant un yatagan, semble autant une figure allĂ©gorique qu'une figure historique. Si les accessoires sont orientaux, il n'y a d'ailleurs aucune recherche d'orientalisme dans le personnage lui-mĂŽme, qui reste un person- nage d'allure dĂ©corative et d'expression gĂ©nĂ©rale dans sa nuditĂ© antique Ă  la mode florentine du xv^ et du xvi siĂšcle. Peut-ĂȘtre, de notre temps, conviendrait-il de chercher Ă  pĂ©nĂ©trer un peu plus avant dans la vraisemblance historique ; si rien ne garantit Ă  l'ar- tiste, non plus qu'Ă  l'Ă©crivain, qu'il retrouvera jamais la certitude du type disparu, il est certain pourtant que le seul effort fait pour l'atteindre donne presque toujours Ă  son Ɠuvre un accent de vie plus imprĂ©vu et plus nouveau ; les hommes de la renaissance ne faisaient pas autrement, lorsqu'en transformant en hĂ©ros leurs camarades et leurs voisins, ils s'imaginaient volontiers faire Ɠuvre de rĂ©surrec- tion savante. Dans un sujet aussi moyen Ăąge, aussi français, que le Roland Ă  Roncevaux, on eĂ»t Ă©tĂ© heureux, par exemple, de trouver, au moins dans le costume, quelques indications spĂ©ciales plus appa- LE SALON DE 1888. 157 rentes qui ne permissent pas de pouvoir prendre Ă  distance, mĂȘme un instant, le neveu de Gharlemagne, dans sa nuditĂ© classique, pour un PromĂ©thĂ©e se tordant sur son roc ou pour un Ajax se dĂ©battant sous les Ă©clairs. M. Labatut, il est vrai, a cherchĂ© Ă  donner au paladin une physionomie française en le dotant d'une tĂȘte anguleuse, avec des mĂąchoires Ă©paisses, un front bas, des cheveux courts, des mous- taches pointues, qui le font bien plus ressembler Ă  un reĂźtre ou Ă  un mousquetaire du temps de Louis XIII qu'Ă  un preux noble et lervent des chansons de geste. C'est malheureusement, Ă  notre grĂ©, la partie la moins rĂ©ussie de l'ouvrage, et il nous est difficile de retrouver dans cette physionomie Ă©paisse la beautĂ© virile du noble comte Roland, Ă  qui la belle Aude n'avait point la force de survivre, et dont le poĂšte ou le chantre Theroulde nous a conservĂ© les derniĂšres et touchantes paroles. Le groupe, d'ailleurs, est puissamment massĂ©, savamment mouvementĂ©, hardiment exĂ©cutĂ©, et il eĂ»t suffi de lui mieux donner sa signification historique pour en faire un monu- ment d'intĂ©rĂȘt national. L'instant choisi par M. Labatut est celui oĂč Roland, sentant venir la mort, perdant la cervelle par les oreilles, n'ayant plus de souffle pour faire sonner l'olifant, prĂȘt Ă  la mort, Ă©vanoui sur l'herbe verte, vient d'ĂȘtre attaquĂ© sournoisement par un Sarrasin qui s'Ă©tait cachĂ© parmi les cadavres. Le comte sent qu'on lui enlĂšve son Ă©pĂ©e ; il ouvre les yeux et ne dit que ce mot Sur mon Ăąme, tu n'es point des nĂŽtres! » Il tient l'olifant, que jamais il ne veut lĂącher, il en frappe le prince sur son heaume ciselĂ© d'or, il brise l'acier, et la tĂȘte et les os, il lui fait sortir les deux yeux de la tĂȘte et l'abat mort Ă  ses pieds... Alors Roland s'aperçoit qu'il ne voit plus. Il se dresse sur ses pieds et s'Ă©vertue tant qu'il peut, mais son visage est sans couleur. » C'est ce dernier retour de vie que M. Labatut a voulu rendre. Presque assis sur un roc, ayant entre les jambes le cadavre repliĂ© du Sarrasin, qu'on reconnaĂźt Ă  sa cotte de mailles rompue et dĂ©chirĂ©e, Roland se raidit encore de toutes ses forces contre la mort qui l'envahit. Ses yeux se ferment, sa tĂȘte se penche ; de sa main droite, qui Ă©treint encore Ă  plein poing Durandal, il s'appuie en arriĂšre sur le granit, et dans sa main gauche dressĂ©e serre l'olifant, qu'il n'a plus la force d'approcher de ses lĂšvres. La tension et la rĂ©sistance de ce corps vigoureux sont rendus, en diverses parties, avec une largeur et une rĂ©solution remarquables qu'on retrouve aussi dans les membres, savamment ramassĂ©s, du Sarrasin gisant. L'effet gĂ©nĂ©ral, bien qu'un peu con- fus et lourd, est sculptural et dramatique. M. Labatut compte, dĂšs aujourd'hui, parmi les ouvriers les plus vaillans de la matiĂšre plas- tique, auxquels il suffira d'un jour de bonne inspiration pour rĂ©a- liser Ă  son tour quelque chef-d'Ɠuvre supĂ©rieur oĂč la puissance de la forme sera mise au service d'une pensĂ©e plus personnelle. 158 REVUE DES DEUX MONDES, MM. Tony-NoĂ«l, Peynot, Labatut, sont des sculpteurs expĂ©rimentĂ©s qui peuvent s'attaquer sans pĂ©ril Ă  des figures gigantesques, parce que chez eux la vaillance du ciseau est Ă©gale Ă  la vaillance de l'ima- gination, et qu'en taillant des formes colossales, ils n'en compromet- tront pas l'effet simple et grandiose par la recherche de dĂ©tails insi- gnifians ou l'accentuation inopportune d'une habiletĂ© superficielle. Leurs Ɠuvres pourraient ĂȘtre brisĂ©es que tous les morceaux crie- raient encore la grandeur de l'ensemble. M. Injalbert appartient aussi Ă  cette lignĂ©e de modeleurs puissans, mais il y apporte une recherche particuliĂšre du mouvement dĂ©coratif et un goĂ»t marquĂ© pour la tradition un peu pompeuse du xvii^ siĂšcle français. Sans avoir Timportance des grands reliefs qu'il exposait l'annĂ©e derniĂšre, sa lienommĂ©e et sa Douleur le montrent suivant avec rĂ©solution la voie qu'il a choisie. La RenommĂ©e, une belle figure volante en haut-re- lief, ouvrant largement ses grandes ailes, en traĂźnant dans l'espace un long flot de draperies, n'est point la plus originale ; on y peut reconnaĂźtre quelques rĂ©miniscences de MM. Ghapu et MerciĂ©. La Douleur, au contraire, figure allĂ©gorique destinĂ©e Ă  un tombeau, rentre plus dans l'ordre habituel des conceptions dĂ©coratives du sculpteur. C'est une jeune femme, enveloppĂ©e, surchargĂ©e, presque Ă©crasĂ©e de lourdes draperies, sous lesquelles elle s'avance en trĂ©- buchant, et qui, tenant de la main gauche une grande couronne d'im- mortelles, cherche Ă  Ă©carter de son front, en mĂȘme temps que le voile qui lui pĂšse, le souvenir qui l'oppresse. Le jeu des contours et des lumiĂšres, savamment mĂ©nagĂ© dans cette complication de sail- lies et de plis, accentue encore l'expression de lenteur funĂšbre et d'Ă©crasement moral que le sculpteur a voulu donner Ă  cette appa- rition dĂ©solĂ©e. Il est regrettable de ne pas trouver un sentiment si Ă©levĂ© dans le groupe intĂ©ressant dĂ» Ă  M. Cordonnier, un autre sculp- teur chercheur et audacieux, d'une extraordinaire habiletĂ© Ă  pĂ©trir l'argile ou Ă  tailler le marbre. Pour reprĂ©senter lĂ MateĂźmitĂ©, M. Cor- donnier a choisi une jeune femme d'un type Ă©trange, un peu sau- vage, avec un air effarĂ© et un sourire animal d'intention prĂ©histo- rique sans doute, mais d'une expression difficile Ă  dĂ©finir. Cette individualitĂ© typique et trop marquĂ©e de la physionomie rape- tisse l'effet d'une composition qui, puissamment massĂ©e et large- ment exĂ©cutĂ©e, se prĂ©sente bien au regard, et qui contient des morceaux traitĂ©s avec une vĂ©ritable maĂźtrise, notamment la poitrine de la mĂšre et les deux enfans. Ceux-ci, gras et potelĂ©s comme de petits Bacchus, n'ont rien conservĂ© de l'Ă©trangetĂ© du type maternel. M. Cordonnier, en oubliant peut-ĂȘtre la bizarrerie de sa premiĂšre inspiration, s'est retrouvĂ©, pour reprĂ©senter ces petits ĂȘtres en- dormis, sourians, bien portans, un vĂ©ritable sculpteur, simple et fort, ce qu'il devrait toujours ĂȘtre. LE SALON DE 1883. 159 Les groupes colossaux de MM. Michel, Tony-NoĂ«l, Labatut ne sont pas les seuls qui mĂ©ritent l'attention. Il en est d'autres, sous des dinaensions plus modestes, moins librement et moins large- ment traitĂ©s, oĂč l'on peut goĂ»ter encore des qualitĂ©s fort estima- bles et un effort heureux dans la composition. M. Aizelin, l'Ă©vo- cateur aimable des Marguerites et des Mignons, a rarement, que nous sachions, composĂ©, dans le sentiment classique, un groupe plus expressif ou d'un plus noble aspect que son Agar et hma'Ă©l, Agar, une noble femme, au profil correct, la tĂȘte enveloppĂ©e d'un voile, tient, renversĂ© sur ses genoux, le petit IsmaĂ«l, dont le corps nu se dĂ©veloppe ainsi tout entier. Sans viser Ă  un renouvellement inattendu de ce sujet traditionnel, soit par l'introduction des re- cherches ethnographiques, soit par une mise en scĂšne drama- tique, M. Aizelin est arrivĂ© cependant Ă  faire une Ɠuvre intĂ©res- sante et touchante par le charme sĂ©rieux d'une exĂ©cution grave, habile et correcte. Le groupe plus ambitieux de M. Godebski, la Force brutale Ă©touffant le gĂąnie, offre aussi, avec moins de simpli- citĂ©, un bon aspect d'ensemble. Cette allĂ©gorie, dans le goĂ»t du XVII siĂšcle, qui semble faite pour un parterre de Versailles, nous prĂ©sente une maniĂšre d'Hercule FarnĂšse au front bas, aux muscles redondans, qui Ă©treint entre ses bras un jeune homme muni de grandes ailes. L'issue de la lutte n'est pas douteuse, et le chĂ©tif adolescent se dĂ©bat en vain sous cet embrassement cruel en im- plorant les divinitĂ©s sourdes. Il est fĂącheux que certaines duretĂ©s et quelques minuties dans l'exĂ©cution enlĂšvent Ă  ce corps Ă  corps un peu de son effet vigoureux et saisissant. Deux compositions, Ă©galement conçues et traitĂ©es d'aprĂšs les donnĂ©es et les habitudes des acadĂ©miciens d'autrefois, dans un ordre d'idĂ©es plus familiĂšres, par MM. Steiner et AUouard, prĂ©- sentaient de moindres difficultĂ©s, qui ont Ă©tĂ© heureusement rĂ©solues par leurs auteurs. Le Pcre nourricier de M. Steiner est d'ailleurs encore Ă  l'Ă©tat de modĂšle en plĂątre, et, durant sa transformation dĂ©finitive, pourra subir quelques changemens dĂ©sirables, notam- ment au point de vue d'une meilleure simplification des draperies. Telle qu'elle est, cette scĂšne pastorale se compose agrĂ©ablement. Ce pĂšre nourricier, un bonhomme chevelu et barbu, avec une phy- sionomie ravagĂ©e et affable de vieux prolĂ©taire, est un Faune aux pieds fourchus, qui a recueilli dans sa forĂȘt, par suite de circon- stances inconnues, deux nourrissons humains. Il s'acquitte en con- science de sa besogne et veille avec sollicitude sur l'un des poupards qui ronfle Ă  pleines joues sur ses genoux, tandis que l'autre, assis dans le gazon, Ă  son cĂŽtĂ©, dĂ©pĂšce, gaĂźment, avec la rage destructive de son Ăąge, une flĂ»te en roseaux. M. Steiner a mis de l'esprit et de 160 REVUE DES DEUX MONDES. la gaĂźtĂ© dans cette sculpture vivante et chiffonnĂ©e, sans sortir des rĂšgles de la bonne plastique. M. Allouard a fait de mĂȘme, avec un succĂšs mĂ©ritĂ©, dans sa Lutinerie, oĂč l'on voit une Bacchante, Ă©ten- due sur une peau de lion, corrigeant un trĂšs jeune Faune qui paraĂźt avoir voulu prendre quelque libertĂ© prĂ©coce avec la belle endormie. La dame, plus coquette qu'offensĂ©e, n'y va pas de main morte, et l'oreille pointue du polisson qui agite ses pieds de bouc en faisant une grimace douloureuse, s'allonge lamentablement sous les doigts Ă©lĂ©gans qui la tirent. C'est galamment arrangĂ©, finement Ă©tudiĂ©, soigneusement exĂ©cutĂ©. Au xviii* siĂšcle, on eĂ»t commandĂ© Ă  M. Allouard une rĂ©duction de ce joli marbre pour en faire un sujet de biscuit de SĂšvres Ă  placer dans les boudoirs Ă  la mode. C'est encore aux souvenirs mythologiques que MM. Goulon, Guil- loux, Houssin, Michel, PĂ©pin, Lemaire, en s'inspirant des traditions françaises, MM. Leenhoff, MĂ©gret, BarthĂ©lĂ©my, en se rattachant plus Ă©troitement Ă  l'imitation antique, MM. Astruc et Granet, en se sou- venant de la renaissance, ont empruntĂ© les sujets de leurs groupes ou de leurs figures. L'Hebe cƓlestis de M. Goulon, dont le modĂšle avait Ă©tĂ© mĂ©daillĂ© au Salon de 1886 et dont nous avons parlĂ© alors, a gardĂ© dans le marbre son bon aspect plastique et dĂ©coratif. La premiĂšre apparition de Y OrphĂ©e expirant de M. Guilloux, qui avait fait connaĂźtre ce jeune artiste, remonte Ă  1881 ; on voit que l'auteur a mis du temps pour achever et polir son ouvrage. C'est de la bonne sculpture française, d'une conception judicieuse, d'un sen- timent distinguĂ©, d'une exĂ©cution consciencieuse, ce qu'on appelait autrefois l'Ɠuvre d'un homme de goĂ»t. Aucune affectation drama- tique ni sentimentale. Le beau poĂšte, frappĂ© par les Bacchantes, est tombĂ© sur le sol. ÉpuisĂ©, dĂ©sespĂ©rĂ©, rĂ©signĂ©, n'ayant presque plus la force de dresser l'un de ses bras pour se dĂ©fendre contre les der- niers coups de ces forcenĂ©es, il se soulĂšve avec peine sur l'autre bras, laissant tomber sa lyre inutile. Le PhaĂ©ton de M. Houssin prĂ©sente des lignes plus mouvementĂ©es. Par une inspiration assez hardie, le sculpteur a reprĂ©sentĂ© le fils prĂ©somptueux du Soleil au moment mĂȘme oĂč, frappĂ© sur son char par la foudre de Jupiter, il chancelle prĂȘt Ă  tomber. Bien qu'une attitude pareille soit bien diffi- cile Ă  saisir et Ă  fixer, sans invraisemblance, dans la matiĂšre plas- tique, qui ne dispose pas, pour expliquer et justifier ces mouve- mens transitoires, des ressources complĂ©mentaires de la peinture, M. Houssin s'est tirĂ© avec goĂ»t et adresse de ce pas difficile. Sa figure, sans ĂȘtre trop agitĂ©e, se dĂ©bat suffisamment au milieu des dĂ©bris du char brisĂ© et des lambeaux de draperies flottantes pour que l'action se comprenne et s'explique. Peut-ĂȘtre ce PhaĂ©ton est-il un peu maigre et efflanquĂ© pour un fils de dieu, mais il sera facile LE SALON DE 1888. 161 Ă  M. Houssin d'enrichir son systĂšme musculaire avant de le couler en bronze. L'ouvrage, ainsi amĂ©liorĂ©, pourra faire bonne figure dans un jardin. On ne saurait adresser un reproche du mĂȘme genre Ă  la Fortune enlevant son bandeau, par M. Gustave Michel ; s'il y avait chez elle quelque correction Ă  dĂ©sirer au point de vue des formes, ce serait plutĂŽt dans le sens de l'attĂ©nuation que de l'augmentation. On pourrait observer, il est vrai, que l'action mĂȘme Ă  laquelle se livre cette Fortune, action trĂšs audacieuse, tout Ă  fait inattendue et bien contraire aux traditions expĂ©rimentales de l'antique lĂ©gende, implique de sa part une forte dose d'Ă©nergie morale. S'il y a une Fortune virile, c'est bien celle-lĂ , qui veut enfin, aprĂšs tant de siĂšcles mal employĂ©s, voir clair Ă  ce qu'elle fait et distribuer ses faveurs Ă  ceux qui les mĂ©ritent. M. Gustave Michel, l'auteur, nous l'avons rappelĂ©, d'un de ces groupes de V Aveugle et du Paralytique qu'on avait pu comparer, en 1881, Ă  celui de M. Turcan, a traitĂ© cette donnĂ©e originale avec un sentiment Ă©levĂ© de l'expression plas- tique et morale. La dĂ©esse, un pied en avant, l'autre suspendu en- core sur sa roue d'oĂč elle est descendue et qui tombe derriĂšre elle, s'Ă©lance en arrachant, par un mouvement dĂ©cidĂ©, le voile qui lui couvrait les yeux. La tĂȘte, d'un type assez moderne, mais soigneu- sement choisi, montre un caractĂšre de beautĂ© noble et de simplicitĂ© intelligente qu'il est bien rare de pouvoir admirer dans les Ɠuvres contemporaines de sculpture, oĂč presque toujours les visages et les physionomies restent les parties les moins intĂ©ressantes, soit Ă  cause de l'extrĂȘme banalitĂ© des types, soit Ă  cause de leur rĂ©alisme excessif. Le torse, ferme et souple, n'est pas indigne de cette belle tĂȘte ; et c'est seulement dans les parties infĂ©rieures du corps qu'on pourrait dĂ©sirer un modelĂ© plus dĂ©licat et plus ressenti. La matiĂšre dans la- quelle M. Michel se dĂ©cidera Ă  fixer cette heureuse inspiration devra dĂ©cider d'ailleurs du genre d'amĂ©liorations matĂ©rielles qu'il y pourra apporter. Les exigences du marbre, de la pierre, du bronze, sont si diffĂ©rentes, qu'une figure, mĂȘme comme celle-ci, pouvant se prĂȘter, sans rĂ©pugnance, au point de vue linĂ©aire, Ă  des transfor- mations diverses, n'en reste pas moins obligĂ©e de modifier ses ap- parences plastiques suivant l'opacitĂ© ou la transparence, la duretĂ© ou la mollesse de la matiĂšre employĂ©e. C'est ainsi qu'une excel- lente figure dont nous avons parlĂ© avec Ă©loge l'annĂ©e derniĂšre, V OrphĂ©e de M. Peinte, d'une dĂ©coupure vraiment heureuse, n'a pas gagnĂ©-, autant qu'elle le devait, Ă  se changer en bronze, parce que le modelĂ©, trop adouci et trop caressĂ©, n'offrait pas d'un bout Ă  l'autre l'accent et l'Ă©lasticitĂ© qu'exige cette matiĂšre absorbante et rĂ©sistante. Au contraire, le Chasseur de M. CariĂ©s, chasseur des temps hĂ©roĂŻques, apportant en triomphe sa proie sur ses Ă©paules, TOME LXXXVIII. — 188. 11 162 REVUE DES DEUX MONDES. accentue heureusement dans le bronze la rudesse vivante de sa sihouette hardie. Les sculpteurs doivent assez souvent se dĂ©fier des procĂ©dĂ©s courans de la fonte et des infidĂ©litĂ©s ou maladresses de l'ajustage et de la ciselure pour ne pas s'exposer Ă  de plus grands malheurs en livrant des modĂšles trop sommaires ou d'une adaptation trop difficile. La Pandore de M. PĂ©pin, Ă©videmment destinĂ©e au bronze, et qui n'est point sans mĂ©rite, aurait aussi besoin d'une re- vision Ă  ce point de vue. Le globe minuscule sur lequel se dresse la distributrice de tous les maux, et le nain, gnome ou dĂ©mon, que ce globe Ă©crase, sont d'une petitesse par trop disproportionnĂ©e Ă  la figure qu'ils supportent. L'allĂ©gorie d'ailleurs n'est pas claire ; je m'imagine que M. PĂ©pin a voulu reprĂ©senter le triomphe dĂ©finitif de la seule vertu renfermĂ©e dans la boĂźte magique sur toutes les misĂšres qui en sont sorties, la victoire de l'espĂ©rance sur le mal ; il y a, dans sa composition, des intentions ingĂ©nieuses et peut-ĂȘtre profondes; il est fĂącheux qu'elles ne s'expriment pas plus nettement. La Mar- chande d'amours de M. Lemaire est pins facile Ă  comprendre ; elle est aimable et gracieuse; mais, avant de nous revenir, elle fera bien d'engraisser sa marchandise. M. Leenhoff dans sa figure Ă ! Écho, M. MĂ©gret, dans son groupe de VĂ©nus et V Amour mutln^ M. BarthĂ©lĂ©my, dans sa Pastourelle du Faune, n'apportent pas certainement le mĂȘme dĂ©sir de trans- former la tradition paĂŻenne par quelque innovation intellectuelle ou dĂ©corative. Ce sont des adorateurs respectueux et soumis des chefs-d'Ɠuvre classiques, dont les ouvrages corrects ne prĂ©ten- dent exciter aucune surprise. L'Écho de M. Leenhoff se fait cepen- dant remarquer par le naturel de l'attitude, la dĂ©licatesse de l'ex- pression et une certaine distinction gĂ©nĂ©rale dans le sentiment et la facture. V Enfance de Bacchus, par M. Granet, est une imitation par trop flagrante du Mercure volant de Jean de Bologne, auquel le sculpteur a seulement confiĂ© le soin d'emporter dans son voyage aĂ©rien un marmot de bonne humeur. On n'est pas surpris de trouver plus d'originalitĂ© dans le bronze de M. Zacharie Astruc, le Roi Midas, fantaisie amusante, qui aurait pu facilement dĂ©gĂ©nĂ©rer en caricature, mais que l'artiste a su contenir avec goĂ»t dans les limites d'une satire enjouĂ©e. Cet amateur cĂ©lĂšbre, ce judicieux con- naisseur, qui prĂ©fĂ©rait les chants de Pan Ă  ceux d'Apollon, est assis sur un siĂšge soutenu aux quatre angles par des tĂȘtes d'aigles, sym- boles de sa supĂ©rioritĂ© intellectuelle. C'est un bonhomme qui a beaucoup rĂ©flĂ©chi, comme on en peut juger par les rides de son front et de ses joues. Il a l'entiĂšre conscience de sa valeur. Son air bĂ©at de satisfaction vaniteuse, son sourire niais de protection imbĂ©- cile, ne laissent aucun doute Ă  cet Ă©gard. ChargĂ©, comme un par- LE SAION DE 1888. 163 venu, de bracelets et de joyaux, il possĂšde dĂ©jĂ  les majestueuses oreilles d'Ăąne dontPhƓbus lui a fait don, mais, les ayant surmontĂ©es d'une couronne de laurier, il n'en continue pas moins Ă  prodiguer ses avis dĂ©licats Ă  qui veut les entendre. PenchĂ© en avant, ayant jetĂ© Ă  ses pieds la lyre qu'il dĂ©daigne, il est en train d'expliquer les mĂ©rites plus simples et plus moraux de la flĂ»te de Pan qu'il tient Ă  la main. C'est la bĂȘtise Ă©panouie dans toute sa splendeur. Sur les faces postĂ©rieures du siĂšge, un sculpteur prophĂ©tique a vaine- ment tracĂ© en bas-relief la scĂšne de l'esclave racontant aux roseaux bavards l'infirmitĂ© de son maĂźtre ; le royal critique ne se doute ou n'a cure de ces basses indiscrĂ©tions il continue Ă  fonctionner avec ses belles oreilles. M. Astruc et M. Âllouard ont su mettre de l'esprit dans leur sculpture ; c'est un rare mĂ©rite d'y bien rĂ©ussir, car le marbre et le bronze ne se prĂȘtent qu'Ă  un genre d'esprit trĂšs limitĂ©, l'esprit dans l'attitude et dans le type ; encore y faut-il apporter assez de tact et de prudence pour ne pas troubler outre mesure le rythme des masses et des lignes plastiques, sans lequel il n'y a plus de sculpture. En rĂ©alitĂ©, ce genre de recherche n'y peut ĂȘtre qu'exceptionnel, car tout homme qui travaillera durant des mois ou des annĂ©es sur une masse d'argile ou de marbre pour en faire sortir une crĂ©ation durable sera bien plus portĂ©, par la durĂ©e mĂȘme de son labeur et la longueur de sa contemplation, Ă  donner Ă  cette crĂ©ation un caractĂšre permanent de beautĂ©, de force ou de grĂące qu'un caractĂšre passager de finesse spirituelle. De mĂȘme tout homme contemplant une Ɠuvre de statuaire de grande dimension, dans une matiĂšre difficile Ă  travailler, dĂ©sirera toujours y trouver une soliditĂ© de conception en rapport avec la durĂ©e du travail accompli et une gravitĂ© d'expression en rapport avec la stabilitĂ© de la matiĂšre employĂ©e. Aussi, ce qui rappelle invinciblement, lors- qu'ils sont libres, les sculpteurs vers les vieux sujets mythologi- ques, c'est, en gĂ©nĂ©ral, la facilitĂ© qu'ils y trouvent de reprĂ©senter, sous des prĂ©textes reçus, les formes Ă©ternelles de la vie, soit en repos soit en mouvement. GrĂ©er des ĂȘtres idĂ©alement vivans, c'est lĂ  leTĂ©ritable but de leur art, l'objet rĂ©el de leur intime passion, le motif dĂ©terminant de leurs labeurs et de leurs sacrifices. Tout sculpteur est un PromĂ©thĂ©e qui rĂȘve de voler Ăźe feu du ciel pour en animer son argile, tout sculpteur est un Pygmalion qui espĂšre Ă  chaque instant voir son marbre lui ouvrir les bras pour l'embras- ser ; dans aucun art, le rĂȘve sorti du cerveau de l'artiste ne peut revĂȘtir une forme plus prĂ©cise et plus voisine de la rĂ©alitĂ© ; c'est pourquoi l'effort pour rĂ©aliser cette forme Ă  la fois rĂ©elle et idĂ©ale suffĂźt Ă  lui donner une ivresse de crĂ©ation qui, dans les Ɠuvres de 164 REVUE DES DEUX MONDES. certains sculpteurs passionnĂ©s, comme M. FalguiĂšre, par exemple, Ă©clate avec une vivacitĂ© et une chaleur saisissantes. Si les Grecs n'avaient pas inventĂ© le mot en mĂȘme temps que la chose, et dit les premiers de leurs grands sculpteurs qu'ils faisaient respirer la matiĂšre, on eĂ»t trouvĂ© l'expression pour caractĂ©riser le talent de M. FalguiĂšre, l'un des plus hardis et des plus heureux tailleurs de marbre qu'on ait jamais vus. On avait dĂ©jĂ  rencontrĂ© autrefois en plĂątre cette Nymphe chasseresse, une belle fille, trĂšs peu dĂ©esse, de forte race, de type commun, aux formes plus riches que dĂ©licates, lancĂ©e au galop et dĂ©cochant une flĂšche, tout le corps en avant et formant presque angle droit avec la jambe posĂ©e sur le sol. Ce mouvement qui, vu de certains cĂŽtĂ©s, ne laisse pas l'Ɠil sans inquiĂ©tude au sujet de l'Ă©quilibre de la figure, avait dĂ©jĂ  paru tĂ©mĂ©raire pour une figure destinĂ©e au bronze. M. FalguiĂšre n'a pas craint pourtant de lui faire affronter les pĂ©rils du marbre. Ce tour de force, en tant que tour de force, nous intĂ©resserait mĂ©dio- crement, car il pourrait ĂȘtre d'un fĂącheux exemple, venant d'un tel artiste, et le marbre a d'assez belles choses Ă  dire dans le mode calme et puissant qui est le sien, sans qu'on s'efforce de lui en faire dire d'Ă©tranges dans le mode agitĂ© qui ne lui convient pas. Cepen- dant, il faut le reconnaĂźtre, quelles que soient les apprĂ©hensions que suggĂšre ce corps solide prĂȘt Ă  pivoter sur son frĂȘle support, si peu sĂ©duisante que soit mĂȘme, de certains cĂŽtĂ©s, cette disposition angulaire des jambes et du torse, l'on est si surpris par cette pal- pitation extraordinairement vivante du marbre, l'on en est mĂȘme si charmĂ©, qu'on se sent prĂȘt de tout pardonner Ă  cette jolie gail- larde, et son attitude risquĂ©e, et son embonpoint peu virginal, et son minois faubourien, tant est puissante et communicative cette expression sincĂšre et chaude de la vie, mĂȘme de la vie purement extĂ©rieure et sensuelle, lorsqu'un artiste est parvenu Ă  la rĂ©pandre ainsi dans son Ɠuvre ! On doit constater, d'ailleurs, que, dans cette transformation, la Nymphe plĂ©bĂ©ienne a sensiblement gagnĂ©, mĂȘme au point de vue des formes, et que sa beautĂ©, sans pouvoir entrer en utte avec la beautĂ© aristocratique de sa maĂźtresse Diane, s'est pourtant quelque peu allĂ©gĂ©e. Il est encore d'autres beaux marbres oĂč l'on saisit, comme dans la Nymphe, tout le plaisir qu'a Ă©prouvĂ© le sculpteur Ă  faire len- tement sortir du nĂ©ant, Ă  caresser longuement des formes choisies. Telle es\\di Danse de M. Delaplanche, figure alerte et gracieuse que nous avons dĂ©crite en 1886, lors de sa premiĂšre apparition; telles sont les deux figures allĂ©goriques de M. Barrias pour le grand escalier des fĂȘtes de l'HĂŽtel de Ville, le Chant et la Musique. Cette derniĂšre est reprĂ©sentĂ©e par une svelteet robuste jeune femme jouant du vio- LE SALON DE 1888. 165 loncelle,dontla beautĂ© souriante Ă©voque le souvenir des musiciennes affables rangĂ©es par VĂ©ronĂšse autour du salon de la villa Barbaro. D'autres artistes, Ă©pris des grĂąces juvĂ©niles de la forme humaine, sans chercher Ă  y ajouter la poĂ©sie des sujets mythologiques ou allĂ©goriques, la prĂ©sentent avec bonheur en des actions familiĂšres qui sont de tous les temps et de tous les lieux. Les Jeunes Bai- gneuses de M. Escoula composent un morceau dĂ©licat et des mieux rĂ©ussis. La plus grande, une jeune sƓur ou une jeune mĂšre, s'avance doucement sur une grĂšve, tenant par la main la plus petite, une fillette d'une dizaine d'annĂ©es. Celle-ci, pressĂ©e contre sa protectrice, serrant ses petites jambes, dĂ©tourne la tĂȘte, par un mouvement bien enfantin, de cette vilaine eau qui lui fait peur. Il n'y a aucune mesquinerie non plus qu'aucune affectation de style dans l'agrĂ©able façon dont ces aimables figures en marbre sont rapprochĂ©es et mo- delĂ©es. Leur simplicitĂ© chaste fait leur plus grand charme. Des qualitĂ©s du mĂȘme ordre, une /dĂ©licatesse naĂŻve, un sentiment pur et respectueux de la beautĂ© virginale, ont fait remarquer la jeune fille de M. Mathet, qui, dans une action semblable, regarde, en levant les bras, par un geste de surprise inquiĂšte, la source oĂč elle va mettre les pieds. Ni le sujet ni le geste de cette HĂ©sitation ne sont nouveaux, mais sujet et geste sont suffisamment renouvelĂ©s par la candeur dĂ©licate que M. Mathet y a su mettre, h' HĂ©sitation^ comme les Baigneuses^ est un marbre. Le groupe de FrĂšre et SƓur, deux enfans qui s'embrassent, par M. Albert Lefeuvre, est sculptĂ© en pierre comme les figures naĂŻves de nos cathĂ©drales qu'il rappelle avec bonheur. Ce sont des Ɠuvres dĂ©finitives. La Muse d'AndrĂ© ChĂ©nier, par nous apparaĂźt encore sous sa forme prĂ©paratoire ; toutefois on peut dĂ©jĂ  penser que ce sera une Muse bien moderne et d'une grĂące tout Ă  fait tendre. Malheureusement la façon dont le sujet est compris, quelque habiletĂ© que puisse mettre l'artiste Ă  en cacher l'horreur, nous paraĂźt au fond rĂ©pugner Ă  l'expression plastique. Ce sujet avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© traitĂ©, si nous ne nous trompons, par M. Louis-NoĂ«l; en passant par les mains de M. Puech, il n'est pas restĂ© moins lugubre. La Muse de ChĂ©nier est assise Ă  terre, tenant entre ses bras et couvrant de baisers la tĂȘte coupĂ©e du poĂšte guil- lotinĂ©. 11 est vrai que le sculpteur a enveloppĂ© ce chef sanglant d'un long voile, ilBst vrai que le mouvement par lequel la jeune femme serre contre son sein ce front oĂč il y avait encore tant de choses est un mouvement trĂšs souple, extrĂȘmement bien combinĂ© pour dissi- muler l'aspect repoussant des tristes restes qu'elle caresse. M. Puech, en homme de goĂ»t, a donc senti tout ce qu'il y avait de difficile Ă  sauver dans la rĂ©alisation d'une pareille image que la littĂ©rature peut Ă©voquer un instant dans la pĂ©nombre confuse de l'imagination Ă©mue, mais qui ne semble point faite pour ĂȘtre prĂ©cisĂ©e dans une 166 REVUE DES DEDX MONDES. forme d'art implacable comme la forme sculptĂ©e. C'est tout au moins, il nous semble, ce qu'auraient pensĂ© les AthĂ©niens du temps de PĂ©ri- clĂšs. Quoi qu'il en soit, la figure de M. Puech est un excellent tra- vail ; il Ă©tait difficile de se mieux tirer d'un pas si pĂ©rilleux. On s'arrĂȘte encore avec grand plaisir devant quelques figures mascu- lines d'adolescens ou d'enfans, parmi lesquels les marbres de MM. Worms-Godfary et Gardet tiennent le meilleur rang. Le PrĂ©- curseur de M. Gardet est un bĂ©bĂ© assis, agitant une petite croix, qu'on peut reconnaĂźtre pour l'avoir dĂ©jĂ  aperçu aux pieds de la Vierge, devant le petit JĂ©sus, chez LĂ©onard de Vinci ou ailleurs; ce futur mangeur des sauterelles qui se promĂšnent allĂ©gorique- ment sur son piĂ©destal, cet ascĂšte en herbe, possĂšde, pour le moment, des petites joues bien pleines et un ventre rondelet qui font plaisir Ă  voir ; la figure est aimable, toute voisine de la minau- derie dans la conception comme dans la facture caressĂ©e Ă  l'italienne. 11 y a plus de simplicitĂ©, plus de candeur vĂ©ritable, plus de bon- homie Ă  la française, dans la maniĂšre dont se prĂ©sente la figure de M. Worms-Godfary, le Jeune Garçon mordu par une vipĂšre. C'est un petit paysan debout, qui tient encore sous son pied, se tortillant et agonisante, la bĂȘte venimeuse qui l'a blessĂ©, tandis qu'il presse de la main droite la morsure qu'elle lui a faite sur le dos de la main gauche. Le garçon s'examine avec un soin et une simplicitĂ© dignes de son camarade grec, le beau tireur d'Ă©pines, qui mettait tant d'attention, l'on s'en souvient, Ă  se soigner le pied. Sa nuditĂ©, d'ailleurs, n'est pas moins complĂšte, et M. Worms-Godfary a sculptĂ© ce corps souple et dĂ©licat d'adolescent avec un scrupuleux respect et un amour prĂ©cis de la forme qui tĂ©moignent d'Ă©tudes spĂ©ciales longuement et mĂ©thodiquement poursuivies. La figure, plus vĂȘtue, d'une jeune fille se dĂ©fendant contre un Coup de vent, par M. Pilet, est encore une statue agrĂ©ablement composĂ©e dans un sentiment plus moderne. Presque tous les sculpteurs dont nous venons de parler se sont exercĂ©s sur des thĂšmes restreints, qu'ils avaient eux-mĂȘmes choi- sis ; ils ne se sont donc pas trouvĂ©s en prĂ©sence des difficultĂ©s mul- tiples et imprĂ©vues que prĂ©sentent la conception et l'exĂ©cution, soit d'un ensemble de figures destinĂ©es Ă  dĂ©corer un Ă©difice ou un monument, soit d'une figure imposĂ©e dont on ne doit pas modifier le caractĂšre. Ces difficultĂ©s, de diverses natures, peuvent quelque- fois paraĂźtre insurmontables, comme l'eussent Ă©tĂ©, sans doute, pour beaucoup d'autres, celles dont M. Chapu s'est tirĂ© victorieusement dans son groupe en marbre des FrĂšres Galignani, destinĂ© Ă  la ville deCorbeil. Les frĂšres Galignani, les fondateurs du Galignani' s Mes- senger, Anglais de naissance, Français de cƓur, sont morts, on le sait, en laissant des legs considĂ©rables pour des fondations chari- LE SALON DE 1888. 167 tables tant Ă  Gorbeil qu'Ă  Paris. On peut voir, Ă  la section d'archi- tecture, les plans d'une maison de retraite construite Ă  Neuilly, suivant leurs instructions, pour les hommes de lettres et les artistes sans ressources. Dans la section de sculpture, le groupe de M. Ghapu atteste la reconnaissance de la ville prĂšs de laquelle ils habitaient, et que n'a pas oubliĂ©e leur gĂ©nĂ©rositĂ©. C'est toujours une tĂąche assez ingrate et nous en avons plus d'une preuve Ă  l'exposition mĂȘme de poser sur un piĂ©destal, au milieu d'une place pu- blique, un personnage contemporain, surtout un personnage civil, n'ayant pour agrĂ©menter les contours de sa silhouette sur le ciel que les pans maigres et secs du frac Ă©triquĂ© ou de la redingote Ă©galitaire. Quelle peine il se faut donner pour dissimuler les pau- vretĂ©s de ce commode et ridicule ajustement ! Il va sans dire qu'on ne se hasarde jamais Ă  l'empirer en y ajoutant son complĂ©ment nĂ©cessaire, le chapeau Ă  haute forme, ce qui serait pourtant tout Ă  fait rĂ©gulier ; en sorte que tous les grands hommes du xix siĂšcle, moins heureux que leurs prĂ©dĂ©cesseurs, tous noblement ou familiĂš- rement coiffĂ©s du tricorne, du grand feutre, de la toque ou du cha- peron, sont absolument condamnĂ©s Ă  demeurer tĂȘte nue dans l'Ă©ternitĂ©, sous les rigueurs du soleil et sous les fureurs de l'orage. Mais que de mal on doit prendre encore pour Ă©toffer par quelque jet de manteau plus ample la maigreur des torses ainsi emprison- nĂ©s dans leurs fourreaux noirs, pour dissimuler surtout l'insigni- fiance et la raideur des jambes cachĂ©es dans des enveloppes ma- ladroites, qui ne sont pas assez collantes pour laisser suivre Itf mouvement des membres, qui le sont trop pour substituer Ă  l'ex- pression du mouvement anatomique l'expression d'un mouvement dĂ©coratif ! S'il est difficile d'installer un gentleman en redin- gote de marbre qui fasse bonne figure Ă  quelques mĂštres de terre, combien doit-il ĂȘtre plus scabreux d'en installer deux Ă  la fois! Tel Ă©tait le problĂšme posĂ© devant M. Ghapu, qui l'a rĂ©solu tranquillement et sans fanfaronnade, en artiste intelligent et en ha- bile ouvrier. N'avons-nous pas le droit, aprĂšs tout, aussi bien que nos pĂšres, de passer chez la postĂ©ritĂ© tels que nous sommes? Ne devons- nous pas avoir le courage de nous montrer chez nos arriĂšre-neveux avec nos vĂȘtemens ridicules, puisque nous n'avons pas le courage d'en changer? Ces arriĂšre-neveux seront probablement pour nous beaucoup plus indulgens que nous-mĂȘmes, et ils trouveront cer- tainement un attrait pour leur curiositĂ© historique dans la sincĂ©- ritĂ© mĂȘme de nos ajustemens, si singuliers qu'ils puissent ĂȘtre, comme nous en trouvons nous-mĂȘmes un trĂšs vif dans l'exactitude de certains costumes bizarres du moyen Ăąge ou du xvii^ siĂšcle, qui n'Ă©taient pas, aprĂšs tout, ni mieux adaptĂ©s que les nĂŽtres Ă  la forme 168 REYUE DES DEUX MONDES. du corps, ni plus soumis Ă  ses mouvemens, ni plus expressifs dans leur froide rigiditĂ© ou dans leur hypocrite luxuriance. L'essentiel est que le caractĂšre du personnage se dĂ©gage sim- plement et vivement de cet appareil passager et conventionnel. A ce compte, les effigies des frĂšres Galignani auront la mĂȘme valeur pour l'avenir que les belles figures couchĂ©es ou agenouillĂ©es sur leurs sar- cophages auxquelles les artistes d'autrefois ont su donner une ex- pression si nette et si vivante, quel que soit le vĂȘtement dont ils sont enveloppĂ©s, armure aux arĂȘtes anguleuses ou robe aux longs plis sy- mĂ©triques. L'artiste a posĂ© l'un prĂšs de l'autre les deux frĂšres en des attitudes familiĂšres, qui indiquent Ă  la lois leurs habitudes de colla- boration intellectuelle et leurs rapports de confiante affection. L'un d'eux, assis sur un fauteuil, sous lequel est empilĂ©e une collection du Galignani s Messenger, tient une grande feuille de journal dĂ©ployĂ©e sur ses genoux, et, relevant la tĂȘte vers son frĂšre, qui se tient debout Ă  sa gauche, semble lui poser quelque interrogation. Celui-ci, appuyĂ© sur le bras du fauteuil, une main dans la poche de son pantalon, jouant de l'autre avec son binocle, se penche d'un air bienveillant pour approuver. Les deux tĂȘtes, d'un type trĂšs marquĂ©, d'une expression intelligente et douce, doivent ĂȘtre d'une ressemblance parlante. Les vĂȘtemens, ces terribles vĂȘtemens, redingotes et pan- talons, sont plissĂ©s et fripĂ©s avec une adresse naturelle et simple, qui en fait disparaĂźtre toutes les raideurs sans leur rien enlever de la correction qui convient aux habits de si parfaits gentlemen. Il est probable que M. Ghapu a Ă©prouvĂ© moins de plaisir Ă  manier ces draps noirs qu'il n'eĂ»t fait Ă  manier la laine souple d'un blanc pĂ©plum sur une Ă©paule de dĂ©esse, mais il n'est point mauvais que des ar- tistes de cette valeur soient mis de temps Ă  autre en prĂ©sence d'embarras auxquels sont forcĂ©ment exposĂ©s la plupart de leurs confrĂšres. La façon mĂȘme dont ils s'en tirent prouve aux autres que le problĂšme n'est pas insoluble, et que les mieux armĂ©s pour le rĂ©soudre sont prĂ©cisĂ©ment ceux qui semblent aux gens superfi- ciels s'y ĂȘtre le moins spĂ©cialement prĂ©parĂ©s. Par un hasard singulier, M. MerciĂ©, qui d'habitude se complaĂźt autant que M. Ghapu en la compagnie des hĂ©ros et des dieux, s'est trouvĂ© aussi, cette annĂ©e, en prĂ©sence d'une figure trĂšs nette, qui ne se prĂȘtait pas plus que celle d'un directeur de journal aux transformations idĂ©ales. L'effigie de M. Zafiri, nĂ©gociant grec Ă©tabli Ă  Gonstantinople, dont le tombeau doit s'Ă©lever dans un cimetiĂšre d'oĂč l'on voit la mer, est comprise dans un esprit aussi moderne que possible. M. Zafiri, vĂȘtu d'une redingote et d'un pardessus, chaussĂ© de bottines Ă  boutons, est assis, les jambes allongĂ©es, sur un large divan oriental. A ses pieds gisent des roses effeuillĂ©es. Il a LE SALON DE 1888. 169 la tĂȘte nue et se tient accoudĂ©, dans l'attitude de la rĂ©flexion, sur un traversin. Pour bien comprendre sa pose, il faut remonter Ă  la section d'architecture, oĂč Ton trouve une aquarelle de M. EsquiĂ© donnant l'ensemble du monument dans lequel doit prendre place cette figure. C'est un Ă©dicule oblong, en forme de dais, de style mi-classique, mi-oriental, adossĂ© Ă  une muraille, et supportĂ© par deux piliers, auquel on accĂšde de trois cĂŽtĂ©s par une sĂ©rie de gra- dins. Sous le dais repose M. Zafiri sur son divan, tandis que sur les gradins monte vers lui une femme drapĂ©e, qu'on voit de dos dans le dessin, et qui est accompagnĂ©e d'une petite fille. Ces deux figures complĂ©mentaires paraissent devoir ĂȘtre Ă©galement des portraits et reprĂ©sentent sans doute la femme et la fille de M. Zafiri. Il est cer- tain qu'en modelant ces deux figures Ă©lĂ©gantes et simples, M. Mer- ciĂ© se trouvera plus Ă  l'aise qu'en employant son ciseau Ă  reproduire les vĂȘtemens si bien confectionnĂ©s, Ă  la derniĂšre mode parisienne, du chei de la famille. Toutefois, en traitant la partie la plus diffi- cile de son ouvrage, il y a dĂ©jĂ  mis l'adresse et la libertĂ© qu'il apporte en tout ce qu'il fait. Il est restĂ© sculpteur malgrĂ© tout, et dans son Ɠuvre comme dans celle de M. Ghapu, la ferme vigueur de la tĂȘte domine et sauve tout le reste. Les statues des MM. Galignani et de M. Zafiri sont en marbre ; il faut bien reconnaĂźtre que cette Ă©clatante et noble matiĂšre se prĂȘte moins encore que le bronze aux apothĂ©oses des gens en paletot. Le bronze, avec ses modelĂ©s sourds et ses opacitĂ©s rĂ©sistantes, dis- simule avec indulgence bien des vulgaritĂ©s et des pauvretĂ©s que la transparence du marbre met au contraire en pleine lumiĂšre. Dans le bronze, il suffit d'une silhouette heureuse, d'une attitude bien indiquĂ©e, d'un geste clair et expressif, pour obtenir le rĂ©sultat dĂ©- sirĂ©, lorsqu'il s'agit, bien entendu, d'une figure colossale ou de grandeur naturelle, de celles qu'on dresse sur les places publiques. Si nous en jugeons par la rĂ©duction figurant au Salon, la statue de M. BoiicĂźcaut, fondateur du Bon MarchĂ©, sur la place de BellĂȘme, par M. Etienne Leroux, doit y faire assez bon effet. Rien n'indique prĂ©cisĂ©ment, dans les accessoires, la profession Ă  laquelle M. Bou- cicaut dut sa fortune et sa gloire, mais l'image est trĂšs familiĂšre et trĂšs vivante; c'est celle d'un homme intelligent, satisfait, bien- veillant, Ă  qui le monde a souri et qui sourit au monde; les enfans de BellĂȘme, Ă  le regarder, n'y prendront que des habitudes de belle humeur et des idĂ©es encourageantes. On voudrait un peu de cette animation dans la statue de l'illustre chimiste Dumas, pour la ville d'Alais, par M. Pech; cette grosse figure nous a paru Ă©paisse et lourde, et n'exprimer que mĂ©diocrement l'intelligence si ouverte et si vive du modĂšle. La statue agenouillĂ©e du Comte de Cham- 170 REVUE DES DEUI MONDES. bord, qui snrmonte le monument important Ă©levĂ© Ă  sa mĂ©moire dans la ville d'Auray, drapĂ©e dans son manteau royal, prĂ©sente naturellement une silhouette et une masse plus facilement sculptu- rales. A la hauteur oĂč elle se trouve placĂ©e sur un piĂ©destal beau- coup trop Ă©levĂ© pour ses proportions, il n'est guĂšre possible de juger si M. Garavanniez a tirĂ© parti, autant qu'il le pouvait, de la physionomie mĂ©lancolique et douce du prince exilĂ©. Les quatre figures historiques qui entourent le piĂ©destal, Sainte GeneviĂšve, Jeanne d' Arc, Bayard, Duguesclin, sont exĂ©cutĂ©es avec une habi- letĂ© facile qui frise la banalitĂ©. Avec deux autres figures agenouil- lĂ©es d'ecclĂ©siastiques, celle de M^^ Lamazou, Ă©vĂȘque de Limoges, pour l'Ă©glise d'Auteuil, par M. Marquet de Vasselot, celle du Car^ dĂźnai Pierre Giraud, archevĂȘque de Cambrai, pour la cathĂ©drale de cette ville, par M. Grauk, nous revenons au marbre, qui, entre des mains expĂ©rimentĂ©es, se prĂȘte si bien dans ce cas Ă  des effets prĂ©vus, mais toujours renouvelables, tant dans l'accentuation des tĂȘtes, presque toujours caractĂ©ristiques, que dans le bel arrange- ment des draperies rĂ©pandues autour du corps. Sous ces deux rap- ports, l'ouvrage savamment correct et soigneusement achevĂ© de M. Grauk mĂ©rite notamment l'attention et l'estime. Si les cĂ©lĂ©britĂ©s du jour, grandes ou petites, ont des tendances de plus en plus marquĂ©es Ă  se grossir et s'agrandir parfois outre me- sure et Ă  revĂȘtir des proportions colossales, les cĂ©lĂ©britĂ©s anciennes semblent prendre plaisir, au contraire, Ă  se rapetisser. De mĂȘme qu'autrefois, Ă  la suite du Jeune Chanteur florentin de M. Dubois, du Vainqueur au combat de coq», et du Tarcinus, de M. FalguiĂšre, on put voir, pendant plusieurs annĂ©es, le Palais de l'Industrie en- vahi par une lĂ©gion d'adolescens de plus en plus grĂȘles et chĂ©tifs, de mĂȘme aujourd'hui, Ă  la suite du succĂšs obtenu par le Mozart enfant de M. Barrias, on y voit pulluler les grands hommes en herbe Ă  l'Ă©tat d'Ă©coliers et presque de marmots. G'est ainsi que M. Moreau-Vauthier nous prĂ©sente le jeune Pascal, un genou en terre, traçant sur le parquet des figures gĂ©omĂ©triques, que M. Laoust fait chanter Ă  la lune, d'un air sentimental, le jeune Lulli en tablier de marmiton, que M. Hercule montre le jeune Turenne regardant une Ă©pĂ©e dans une attitude martiale, et que M. Gaudez installe le jeune MoliĂšre, apprenti tapissier, son marteau Ă  la main, sur un fauteuil dont il nĂ©glige de clouer les passementeries pour lire Ă  la dĂ©robĂ©e quelque piĂšce de comĂ©die. Gette derniĂšre figure est spiri- tuellement et vivement troussĂ©e, avec la grĂące et la dĂ©sinvolture que M. Gaudez sait apporter en ces sortes d'atfaires. Presque tous les autres artistes ont assez ingĂ©nieusement interprĂ©tĂ©, en les rajeunis- sant, les visages connus de leurs hĂ©ros; mais, c'est bien le cas de LE SALON DE 1888. 171 le dire, tout cela n'est que gaminerie et enfantillage. La conception de M. Barrias Ă©tait heureuse, parce que, d'une part, elle Ă©tait con- forme Ă  la vĂ©ritĂ© historique, puisque Mozart Ă©tait un virtuose cĂ©lĂšbre Ă  l'Ăąge oĂč l'on est encore Ă  l'Ă©cole, et que, d'autre part, l'action d'accorder un violon est une action connue, facile Ă  comprendre, se prĂȘtant admirablement, comme l'a prouvĂ© l'habile artiste, au dĂ©ve- loppement sculptural d'une attitude trĂšs vive et d'un geste trĂšs ex- pressif. Il n'en est pas de mĂȘme pour la plupart des petits bons- hommes dont l'on nous veut faire prĂ©voir maintenant les grandes destinĂ©es ; si leurs noms n'Ă©taient pas inscrits sur leur socle, on ne se douterait guĂšre de leur futur gĂ©nie, et les actions auxquelles ils se livrent, actions qui ne dĂ©passent pas la mesure de l'activitĂ© ordinaire des enfans, ne sont pas en elles-mĂȘmes d'une nouveautĂ© bien surprenante ni d'un effet trĂšs sculptural II est plus naturel, il est plus juste de reprĂ©senter les grands hommes Ă  l'heure oĂč ils le sont devenus ; s'il nous semble Ă  peine convenable de les montrer dans leur dĂ©crĂ©pitude, il nous semble presque ridicule de les vou- loir deviner avant leur floraison. Le Rameau de M. Allasseur et le Bacine Ă eW. Allouard ne rĂ©alisent peut-ĂȘtre pas aussi complĂštement que possible l'idĂ©e qu'on a pu se faire de ces deux maĂźtres en l'art musical et en l'art poĂ©tique ; nĂ©anmoins, la maniĂšre dont tous deux se prĂ©sentent dans leurs vĂȘtemens de cour, abondans et pompeux, est infiniment plus respectable et plus digne. Dans ces sortes de re- prĂ©sentation, l'imagination non plus ne gĂąte rien ; on en trouve la preuve dans le Boucher de M. ÂubĂ©. Le dĂ©corateur des .boudoirs, nonchalamment assis sur un de ces rochers moelleux qui meublent les paysages bleus des trumeaux, trempe son pinceau dans la cou- leur d'une palette idĂ©ale qui lui est prĂ©sentĂ©e par un Amour bouffi et gambadant. Le caractĂšre galant et dĂ©coratif du talent de Boucher est infiniment mieux exprimĂ© par cette aimable fantaisie, traitĂ©e vivement avec toute la dĂ©sinvolture indispensable, qu'il ne l'eĂ»t Ă©tĂ© par une image plus exacte et plus rĂ©elle du peintre des grĂąces. Si les documens prĂ©cis font parfois dĂ©faut Ă  ceux de nos artistes modernes qui veulent ressusciter les ho -James et les femmes du passĂ©, on peut croire que les artistes futurs ne se trouveront pas dans le mĂȘme embarras, car on ne s'est jamais fait si volontiers portraiturer que de notre temps. Les bustes ne sont pas moins nom- breux au Salon que les portraits peints ; la plupart sont, il faut bien le dire, mĂ©diocres et dĂ©testables ; toutefois, il en est un petit nombre qui sont des Ɠuvres remarquables et quelques-uns qui sont des chefs-d'Ɠuvre. La libertĂ© avec laquelle nos habiles sculpteurs inter- prĂštent la figure humaine et la variĂ©tĂ© des moyens qu'ils emploient pour mettre en relief les physionomies individuelles rendent cette 172 RETDB DES DEUX MONDES. collection aussi curieuse qu'intĂ©ressante. Il n'y a sans doute aucun rapport entre la gravitĂ© calme avec laquelle M. Guillaume reprĂ©- sente \e Prince NapolĂ©on et M. Chevreul et l'ĂąpretĂ© fougueuse avec laquelle M. Dalou modĂšle la tĂȘte de M. Henri Roche fort, entre la dĂ©sinvolture joviale avec laquelle M. FalguiĂšre prĂ©sente le Portrait de M^^ P. P... et la mystĂ©rieuse tristesse avec laquelle M. Rodin fait sortir d'un bloc rugueux la tĂȘte fatiguĂ©e et pensive de M"^^ M. V. . , entre la naĂŻvetĂ© plĂ©bĂ©ienne qu'apporte M. Baffier dans l'analyse d'un masaue de Jeune Bei-richonne et la distinction savante qu'apporte M. Degeorge dans son Ă©tude d'un Jeune Florentin ; mais tous ces artistes et bien d'autres, parmi lesquels nous rappellerons seulement MM. Fagel, Bastet, Gautherin, Carlier, Puech, Cordonnier, ont saisi et fixĂ©, avec la mĂȘme sincĂ©ritĂ©, quelque trait nouveau du visage et de l'Ăąme moderne; ils ont fait Ɠuvre d'historiens, en mĂȘme temps qu'Ɠuvres d'artistes. A ce point de vue, on ne saurait rester indiffĂ©rent aux progrĂšs que continue Ă  faire, chez les sculpteurs, l'art du portrait sous une forme .plus familiĂšre et plus intime, mais extrĂȘmement prĂ©cieuse, Ă  cause mĂȘme de ces qualitĂ©s, l'art des mĂ©daillons et des mĂ©dailles. LĂ  aussi les moyens d'expressions varient suivant les tempĂ©ramens et suivant les Ă©coles les uns, comme MM. LĂ©onard, Ringel, Deloye, Robert David d'Angers, inclinent plus vers l'expression mouvemen- tĂ©e, pittoresque , dĂ©corative ; les autres, comme MM. Ponscarne, AlphĂ©e Dubois, Daniel Dupuis, Patey, se tiennent de plus prĂšs Ă  cĂŽtĂ© des maĂźtres dessinateurs de l'antiquitĂ© et de la renaissance. Dans ce groupe actif et ingĂ©nieux, c'est toujours M. Ghaplain qui tient la tĂȘte, parce qu'il joint Ă  une science sĂ»re et prĂ©cise, Ă  une observation ferme et pĂ©nĂ©trante, Ă  un goĂ»t noble et dĂ©licat, une qualitĂ© plus rare, celle qui fait les artistes supĂ©rieurs, une imagination inven- tive et poĂ©tique, Ă  la fois gĂ©nĂ©reuse et contenue, chaleureuse et maĂźtresse d'elle-mĂȘme. Il n'y a qu'Ă  examiner les revers des mĂ©- dailles frappĂ©es, cette annĂ©e, par M. Ghaplain, en l'honneur d'illus- tres artistes contemporains, MM. Henriquel Dupont, Guillaume, Cabanel, P. Laurens, Ă  voir avec quelle ingĂ©niositĂ©, souvent pro- fonde, il a rajeuni pour eux ces vieilles allĂ©gories de la Gravure, de la Sculpture et de la Peinture, pour comprendre la haute valeur de cet artiste exceptionnel et la lĂ©gitimitĂ© de l'action qu'il exerce autour de lui. George Lafenestre. ÉRASME ET L'ITALIE D'APRÈS DES LETTRES INÉDITES D'ÉRASME Érasme est l'homme de la renaissance. S'il faut choisir an nom pour caractĂ©riser cette pĂ©riode glorieuse, le sien vient le premier Ă  l'esprit. Dans la rĂ©volution morale qui secoua l'Europe du Nord engourdie par la scolastique, pour la ramener au mou- vement et Ă  la vie, nul n'a dĂ©pensĂ© plus de forces, ni utilisĂ© plus de talent. Nul aussi, parmi les travailleurs Ă  l'Ɠuvre commune, ne mĂ©rite d'ĂȘtre Ă©tudiĂ© avec plus de sympathie. Cette Ă©tude, il est vrai, est fort dĂ©licate. La grande figure d'Érasme participe trop Ă  l'extrĂȘme complexitĂ© de son Ă©poque. Les hommes d'une activitĂ© aussi multiple, d'une vie aussi mĂȘlĂ©e Ă  leur temps, sont difficiles Ă  bien connaĂźtre. On les apprĂ©cie souvent d'aprĂšs des tĂ©moignages sans contrĂŽle; on les condamne en bloc sur certains dĂ©fauts saillans; ou encore on les glorifie pour ce qu'ils ne furent pas. Mais l'Ă©rudit qui les cherche sincĂšrement dans leurs livres et prend la peine de les replacer dans leur milieu, dĂ©couvre en ces Ăąmes singuliĂšres tant de cĂŽtĂ©s inattendus qu'il aime mieux laisser Ă  d'autres le soin de les juger, et les goĂ»ter que les dĂ©finir. L'Ă©crivain de France qui a le mieux compris Érasme, et qui a eu le rare mĂ©rite de parler de lui pour l'avoir lu, est certainement M. DĂ©sirĂ© Nisard 1. AprĂšs avoir Ă©tudiĂ© le philosophe de BĂąle, aprĂšs avoir expliquĂ©, avec autant de mesure que de finesse, son rĂŽle 1 Voyez la Revue des l''' et 15 aoĂ»t et du !'=' septembre 1835. 174 REVUE DES DEDX MONDES. d'Ă©rudit et de chrĂ©tien et ses contradictions apparentes, l'Ă©minent critique n'a pas osĂ© rĂ©sumer ces pages pourtant si prĂ©cises et que leur briĂšvetĂ© n'empĂȘche pas d'ĂȘtre complĂštes. Il a mieux aimĂ© s'avouer accablĂ© par la diversitĂ© du personnage que de le mu- tiler pour le faire entrer de force dans un cadre trop Ă©troit. » Un tel aveu semble dĂ©courageant pour quiconque est tentĂ© de s'occuper d'Ërasme ; il justifie cependant des recherches nouvelles sur un sujet toujours obscur par quelque point. Le hasard nous a servi en nous faisant retrouver, Ă  la bibliothĂšque du Vatican, un certain nombre de lettres inĂ©dites de ce grand homme. Plusieurs de ces lettres se rapportent prĂ©cisĂ©ment Ă  un des momens les moins connus de sa carriĂšre, Ă  son voyage en Italie. Elles ont quelque valeur de document par les points de biographie qu'elles permettent de fixer avec certitude ; elles ont paru en avoir aussi par les obser- vations qu'elles invitent Ă  grouper. La place que tient l'Italie dans la vie d'Érasme, dans le dĂ©veloppement de son caractĂšre d'huma- niste et mĂȘme dans la formation de ses opinions religieuses, n'a pas Ă©tĂ©, croyons-nous, indiquĂ©e comme elle le mĂ©rite. C'est un point de vue qu'on a laissĂ© dans l'ombre, et le portrait du philosophe, si bien esquissĂ© par M. Nisard, gagnera peut-ĂȘtre quelques traits Ă  celui du voyageur. I. Il est impossible que l'Italie n'ait pas exercĂ© sur Érasme une in- fluence profonde et durable, quand on songe Ă  quelle Ă©poque il l'a visitĂ©e et Ă  la longueur du sĂ©jour qu'il y fit. II y a vĂ©cu prĂšs de trois annĂ©es, de 1506 Ă  1509, et dans un moment dĂ©cisif pour les desti- nĂ©es de la renaissance. Ses liaisons y furent trĂšs nombreuses et ses Ă©tudes trĂšs variĂ©es. Beatus Rhenanus, son biographe, nous dit bien qu'il apporta dans ce pays la science que les autres y venaient cher- cher ; mais c'est lĂ  une des exagĂ©rations de l'enthousiasme, et il est permis de douter de ces jugemens portĂ©s aprĂšs coup et oĂč l'amour de l'antithĂšse entre sans doute pour quelque chose. Érasme avait prĂšs de quarante ans quand il franchit les Alpes, et il semble, Ă  regarder son histoire, que ce voyage appartienne encore Ă  sa jeunesse, j'entends Ă  cette pĂ©riode de prĂ©paration et de culture qui se prolongeait si longtemps pour les hommes d'au- trefois. A peine sorti du couvent, oĂč on l'avait enfermĂ© malgrĂ© lui, le jeune Hollandais avait couru le monde, cherchant Ă  satisfaire son immense besoin d'Ă©tude et Ă  rĂ©parer, dans les universitĂ©s et chez les maĂźtres, son Ă©ducation mal commencĂ©e. Il avait appris tout seul le grec, dont il sentait la nĂ©cessitĂ© pour mieux pĂ©nĂ©trer l'Écri- ture sainte, et qui Ă©tait encore presque entiĂšrement ignorĂ© dans ÉRASME ET l'iTALIE, 175 les pays transalpins. Il avait eu ses premiĂšres escarmouches avec Iss moines et les thĂ©ologiens de l'Ă©cole rĂ©gnante, qui avaient Ă©tĂ© les tyrans de sa jeunesse et qui restĂšrent les adversaires de toute sa vie. Il avait sĂ©journĂ© Ă  Louvain, Ă  Paris, Ă  OrlĂ©ans, Ă  Londres, dans les principaux centres intellectuels du temps, et s'Ă©tait liĂ© par- tout avec les savans. Cependant, si nous examinons Ă  cette date l'Ɠuvre imprimĂ©e d'Érasme, nous trouvons qu'elle n'est encore ni considĂ©rable ni populaire ; il a fait quelques traductions, quelques livres d'Ă©ducation, quelques commentaires sur saint JĂ©rĂŽme ; son nom est connu d'un cercle d'amis ; il excite dĂ©jĂ , dans certains mi- lieux, ces colĂšres et ces haines dont la violence mĂȘme fera une part de sa gloire ; mais il n'a pu trouver, pendant sa vie nomade et souvent difficile, ni le loisir des grands travaux d'Ă©rudition qui Ă©blouiront son siĂšcle, ni l'inspiration des satires qui charmeront la postĂ©ritĂ©. A son retour d'Italie, il en va tout autrement. Érasme de Rotterdam n'est plus le mĂȘme personnage son recueil des Adages est aux mains de tous les gens instruits ; il compose V Éloge de la folie ; il publie cette sĂ©rie de Colloques et de traitĂ©s latins, qui vont achever de gagner l'Europe Ă  l'esprit de la renaissance ; il entreprend enfin cette prodigieuse correspondance internationale, aujourd'hui si prĂ©- cieuse, littĂ©raire, politique et religieuse, et dont on ne peut rapprocher que deux correspondances analogues, en des temps fort diffĂ©rons, celle de PĂ©trarque avant lui, et, aprĂšs lui, celle de Voltaire. Gomme ces deux grands hommes, il devient le roi intellectuel de son Ă©poque, consultĂ© par tout ce qui pense, Ă©coutĂ© par tout ce qui rĂ©flĂ©chit; son public se forme autour de lui c'est le moment oĂč son rĂŽle d'Ă©du- cateur des princes et des peuples va commencer. Aussi les annĂ©es dont nous allons rĂ©sumer l'histoire sont-elles importantes dans sa vie. Ce voyage d'Italie, qui peut sans paradoxe se rattacher Ă  sa jeunesse, en marque nettement la fin, et l'on doit conclure que la formation du grand humaniste du Nord s'achĂšve dans la patrie de l'humanisme. Paris avait Ă©tĂ©, au xiii^ siĂšcle, le grand foyer de la science en Europe; au xv^ siĂšcle, l'Italie avait repris ce rĂŽle, et ses universi- tĂ©s, surtout Bologne et Padoue, appelaient de tous les coins du monde la jeunesse lettrĂ©e. La France elle-mĂȘme commençait Ă  y envoyer ses Ă©tudians, et, pendant tout le xvi siĂšcle, nos prĂ©lats, nos magistrats, nos Ă©rudits tinrent Ă  honneur de prendre leurs grades dans les Ă©coles de la pĂ©ninsule. Telle Ă©tait aussi l'inten- tion d'Érasme, quand il partit pour l'Italie. Il n'Ă©tait point encore docteur en thĂ©ologie, et bien qu'il dĂ©daignĂąt les titres officiels, le vrai docteur Ă©tant celui qui montre sa science par ses livres, » il voulait sacrifier au prĂ©jugĂ© du temps et mĂ©riter comme les autres d'ĂȘtre appelĂ© magister noster. Une autre raison plus Ă©levĂ©e l'attirait 176 REVUE DES DEUX MONDES. plus vivement encore il dĂ©sirait se perfectionner dans la langue grecque, et les bons maĂźtres n'avaient pas encore passĂ© les Alpes. Depuis sa jeunesse il rĂȘvait ce voyage ; trois fois il avait dĂ» partir; le manque d'argent l'avait toujours arrĂȘtĂ©. En 1506 seulement, l'oc- casion se prĂ©senta. Il vivait Ă  Londres, au milieu d'une sociĂ©tĂ© de gens instruits dont Holbein a fait plus tard les portraits ; il comptait parmi ses meilleurs amis un homme qui a marquĂ© sa place au pre- mier rang des grands esprits du siĂšcle, Thomas Morus. Un mĂ©de- cin du roi Henri VII, un GĂ©nois fixĂ© en Angleterre, voulant en- voyer ses deux fils achever leur Ă©ducation dans son pays, offrit Ă  Érasme de les accompagner, pour diriger leurs Ă©tudes. Celui-ci accepta avec empressement, et le voilĂ  mettant ordre Ă  ses affaires et faisant ses prĂ©paratifs de dĂ©part. Un tel voyage alors Ă©tait chose grave ses amis s'en effrayĂšrent et essayĂšrent en vain de l'en dis- suader ; ils craignaient qu'il ne revĂźnt pas Si pourtant nous le revoyons, Ă©crivaient-ils, ce sera avec un beau titre et une belle gloire! » Érasme arriva Ă  Paris au milieu du mois de juin. La traversĂ©e de la Manche avait Ă©tĂ© mauvaise et avait durĂ© quatre jours. Use reposa parmi des amis qu'il aimait particuliĂšrement et dont plusieurs Ă©taient pour lui de vieux condisciples ; un d'eux est restĂ© cĂ©lĂšbre c'est le restaurateur des lettres grecques en France, Guillaume BudĂ©. Le voyageur s'arrĂȘta quelques jours Ă  OrlĂ©ans, puis Ă  Lyon, oĂč les personnages doctes de la ville le reçurent honorablement. Les savans ne faisaient pas alors l'unique attrait de Lyon, si nous en croyons un joli Colloque j les auberges Ă©taient confortables et les servantes tout Ă  fait accortes ; Érasme insiste 'trop sur ce souvenir de voyage pour qu'il ne soit pas rappelĂ© ici. Il traversa enfin les Alpes, au mois d'aoĂ»t, avec ses jeunes compagnons, composant des odes latines au pas de son cheval, dans les cols couverts de neige Je commence, disait-il, Ă  sentir les soucis de l'Ăąge. Je n'ai pas encore quarante ans et dĂ©jĂ , ĂŽ mon ami, mes cheveux sont clairse- mĂ©s, mon menton grisonne, mon temps printanier est fini. Tandis que je mĂȘle aux travaux sacrĂ©s les travaux profanes, le grec au latin, tandis que je prends plaisir Ă  gravir les Alpes neigeuses, Ă  me faire aimer des uns, admirer des autres, voici que furtivement la vieillesse s'est glissĂ©e vers moi, et je m'Ă©tonne d'en apercevoir les premiers signes. » Évidemment, Érasme parle ici comme font les poĂštes quand la vieillesse n'est point trop prochaine. A peine descendu en PiĂ©mont, il se fait recevoir docteur Ă  l'univer- sitĂ© de Turin. Il est sĂ©duit par l'amabilitĂ© des habitans de la ville, et on voit que le charme de l'Italie commence Ă  agir, dĂšs son arrivĂ©e, sur cet homme du Nord. Mais il ne sĂ©journe pas longtemps Ă  Turin, ayant dĂ©cidĂ© de passer l'annĂ©e scolaire Ă  Bologne. En traversant la ERASME ET L ITALIE. 1/ / Lombardie,iI visite la fameuse Chartreuse de Pavie, dont la construc- tion et rembellissement ont Ă©tĂ© l'Ɠuvre favorite des Visconti et des Sforza. La façade de l'Ă©glise, cette merveille du dĂ©cor architectural, est alors Ă  peu prĂšs terminĂ©e. Érasme parle quelque part du monu- ment, mais ce n'est pas l'admiration qui l'emporte dans ses souve- nirs Quand je suis allĂ© dans le Milanais, dit-il, j'ai vu un mo- nastĂšre de chartreux, non loin de Pavie ; il y a une Ă©glise qui, au dedans et au dehors et du haut en bas, est entiĂšrement construite de marbre blanc ; tout ce qu'elle contient ou Ă  peu prĂšs, autels, colonnes, tombeaux, est aussi de marbre. A quoi bon dĂ©penser tant d'argent pour faire chanter dans un temple de marbre quelques moines solitaires ? Pour eux-mĂȘmes, cette richesse est un ennui, car ils sont importunĂ©s par une foule d'Ă©trangers qui viennent chez eux uniquement pour l'Ă©glise et pour le marbre. » Combien d'observa- tions du mĂȘme genre va faire, dans la suite de son voyage, cet ami trop exclusif de la simplicitĂ© Ă©vangĂ©liquel Érasme, qui comprendra si bien certains cĂŽtĂ©s du gĂ©nie italien, restera indiffĂ©rent ou hostile Ă  des manifestations du mĂȘme gĂ©nie que nous admirons aujour- d'hui, le luxe, les arts, l'Ă©blouissante vie des cours et la magnifi- cence profane mise au service de l'idĂ©e religieuse. Nos Ă©trangers ont mal choisi leur temps pour voyager dans la Haute Italie. Une guerre interminable dĂ©sole ce malheureux pays. En ce moment mĂȘme, les troupes de Louis XII n'ont pas repassĂ© les Alpes, et celles de Jules II sont occupĂ©es Ă  reconquĂ©rir les places dĂ©tachĂ©es du domaine de l'Ă©glise. Les Bolonais sont des sujets rĂ©voltĂ©s; l'armĂ©e du saint-siĂšge marche contre eux, et le premier sĂ©jour d'Érasme Ă  Bologne est interrompu brusquement par l'arrivĂ©e de l'ennemi. Il doit chercher un refuge au-delĂ  de l'Apennin, et choisit Florence, alors paisible au milieu de l'Italie en armes. C'est du moins une belle annĂ©e, que l'an 1506, pour venir Ă  Florence. L'ardente campagne de Savonarole n'a point arrĂȘtĂ© l'Ɠuvre de la renaissance. La tranquillitĂ© dont jouit l'Ă©tat florentin attire de tous cĂŽtĂ©s les artistes LĂ©onard, Michel- Ange, RaphaĂ«l, fra Bartolommeo, AndrĂ© del Sarto, ont en mĂȘme temps leurs ate- liers ouverts. Érasme, nous l'avons dit, n'est pas prĂ©parĂ© Ă  leur rendre visite, mais peut-ĂȘtre entrera-t-il dans les cercles littĂ©- raires. Aux Orti Oricellarii, un homme d'esprit et de savoir, l'his- torien Bernard Ruccellai, a recueilli les restes des collections des MĂ©dicis ; les rĂ©unions savantes qu'il y prĂ©side rappellent celles qui se tenaient, quelques annĂ©es auparavant, autour de Laurent le Magnifique; tous les lettrĂ©s de la ville s'y rencontrent, et, parmi eux, le secrĂ©taire de la rĂ©publique, Nicolas Machiavel. Érasme, qui TOME LXXXVIII. — 1888, 12 478 REVUE DES DEUX MONDES. admire si profondĂ©ment les grands humanistes toscans du xV siĂšcle, les Poggio et les Politien, cherche sans doute Ă  connaĂźtre leurs successeurs. On le prĂ©sente Ă  Ruccellai. Celui-ci, bien qu'il Ă©crive le latin comme un Salluste, se pique de ne parler qu'italien. Érasme est fort embarrassĂ© De grĂące, lui dit-il, vir prƓclare^ ne vous servez pas de cette langue ; je ne l'entends pas plus que la langue indienne. » Ruccellai s'obstine, et la conversation ne va pas plus loin. Si Érasme a rencontrĂ© beaucoup de semblables rĂ©sistances, on comprend qu'il ne se soit pas fait de relations Ă  Florence et qu'il ait tant regrettĂ© d'y perdre son temps. Pour se consoler, il tra- duit du grec et vit, dans les livres, avec les Florentins d'autrefois. Enfin, les chemins sont libres Bologne est au pape. Érasme y revient prĂ©cisĂ©ment pour assister Ă  l'entrĂ©e triomphale de Jules II. Cet Ă©pisode a laissĂ© dans son esprit des traces profondes. C'est la premiĂšre fois qu'il se trouve en prĂ©sence du vicaire de JĂ©sus- Christ, du reprĂ©sentant de Celui dont le royaume n'est pas de ce monde et qui a maudit les Ɠuvres de l'Ă©pĂ©e. Il lui apparaĂźt, dans tout l'Ă©clat d'un triomphe paĂŻen, au milieu des trophĂ©es et des acclamations de guerre, casque en tĂȘte et cuirasse au flanc. Le lendemain, Vimperator redevient pontife et cĂ©lĂšbre une messe so- lennelle Ă  la cathĂ©drale; mais le premier spectacle ne s'effacera point de la mĂ©moire d'Érasme. Un monument va d'ailleurs le lui rappeler tous les jours ; il voit s'Ă©lever, sur la porte principale de la grande Ă©glise de San-Petronio, la statue de bronze du vainqueur des Romagnes, modelĂ©e et fondue par Michel-Ange. Mets-moi une Ă©pĂȘe Ă  la main, » a dit Jules II Ă  son sculpteur, et surtout point de livre, je ne suis pas un humaniste; » et l'image colossale et menaçante se dresse au centre de la ville toujours rebelle. Érasme ne blĂąmait pas seulement le pape de jouer le rĂŽle des CĂ©sars romains et de se montrer trop digne de son nom de Jules ; » il lui en voulait aussi de prolonger en Italie une guerre prĂ©- judiciable aux lettres, et particuliĂšrement Ă  l'universitĂ© oĂč il comp- tait travailler Je suis venu en Italie, Ă©crivait-il, pour apprendre du grec; mais la guerre fait rage. Le pape prĂ©pare une expĂ©dition contre les VĂ©nitiens, s'ils rĂ©sistent Ă  ses volontĂ©s. En attendant, les Ă©tudes chĂŽment. » D'autres ennuis l'attendaient Ă  Bologne le cli- mat Ă©branla sa santĂ©, d'ordinaire fort dĂ©licate; il eut Ă  se plaindre des compagnons qui Ă©taient venus d'Angleterre avec lui et dont il dut se sĂ©parer; enfin la peste Ă©clata, trĂšs violente, et l'obligea Ă  passer quelque temps Ă  la campagne. Mais il goĂ»ta de grandes satisfactions d'esprit. Il put enfin apprendre sĂ©rieusement le grec, sous la direction d'un des boris hellĂ©nistes d'alors, Paolo Bom- basio. Ce fut Bombasio qui l'initia complĂštement Ă  la culture ita- ÉUASME ET l'iTALIE. 179 lienne, et aucun maĂźtre ne fut mieux fait pour ce rĂŽle son carac- tĂšre, fier et dĂ©sintĂ©ressĂ©, Ă©tait digne de son talent ; Érasme s'en fit un ami et a toujours parlĂ© de lui avec une tendre aiTection ; il cher- cha mĂȘme, un peu plus tard, Ă  l'attirer auprĂšs de lui en Angle- terre. Bombasio fut peut-ĂȘtre mal inspirĂ© de ne point Ă©couter son Ă©lĂšve, car sa carriĂšre en Italie ne fut pas heureuse. Les Ă©rudits de ce temps faisaient volontiers de la politique il prit parti pour l'une des deux factions qui se disputaient Bologne ; vaincu avec les siens, il dut s'exiler et chercher fortune en diverses villes. AprĂšs une vie assez tourmentĂ©e, il devint secrĂ©taire d'un cardinal, se fixa Ă  Rome, et continua d'Ă©crire Ă  Érasme et de le servir jusqu'Ă  sa mort. Il mourut pendant le sac de Rome par les troupes du connĂ©table de Bourbon un coup d'arquebuse Ă©garĂ© atteignit le pauvre savant, qui depuis longtemps ne s'occupait plus que de ses livres. Le sĂ©jour d'Érasme Ă  Bologne dura treize mois. Il en employa une partie Ă  revoir son livre des Adages, recueil de proverbes grecs et latins entourĂ©s de commentaires, vĂ©ritable encyclopĂ©die raison- nĂ©e de la sagesse antique. Il l'avait dĂ©jĂ  publiĂ© Ă  Paris, et en desti- nait la seconde Ă©dition, fort augmentĂ©e, Ă  l'imprimerie vĂ©nitienne d'Aide Manuce, alors dans toute sa renommĂ©e. Il Ă©crivit Ă  Manuce et lai oflrit d'abord une traduction latine de deux tragĂ©dies d'Euri- pide, essai mĂ©ritoire pour l'Ă©poque et qui n'avait pas Ă©tĂ© tentĂ©. L'imprimeur accepta avec empressement et fit paraĂźtre cet opus- cule. Il se chargea aussi des Adages; mais il invita l'auteur Ă  venir lui-mĂȘme Ă  Venise, lui faisant entendre qu'il enrichirait beaucoup son ouvrage s'il l'achevait Ă  portĂ©e des manuscrits de la biblio- thĂšque de Saint-Marc et avec les conseils des Ă©rudits vĂ©nitiens. Érasme Ă©tait curieux de voir la ville des lagunes, plus curieux en- core de connaĂźtre Aide Manuce et ce savant groupe d'hellĂ©nistes dont Bombasio lui avait souvent parlĂ©. Il se rendit aux instances d'Aide, et arriva Ă  Yenise au commencement de l'annĂ©e 1508. Aide ne voulut pas qu'il logeĂąt ailleurs que dans sa maison ; il l'admit Ă  la table de famille, et, pendant huit mois environ, Érasme vĂ©cut de la vie de son imprimeur, dans un milieu tout nouveau pour lui et dont rien jusqu'alors n'avait pu lui donner l'idĂ©e. La ville mĂȘme de Venise offrait Ă  l'Ă©tranger un spectacle incom- parable. Notre Philippe de Gommynes raconte combien il fut Ă©mer- veillĂ© de voir l'assiette de cette citĂ©, et de voir tant de clochers et de monastĂšres, et si grand maisonnement, et tout en l'eau ; » il s'extasie devant la beautĂ© du Grand-Canal, oĂč les maisons sont fort grandes et hautes et de bonne pierre, et les anciennes toutes peintes ; les autres, faites depuis cent ans, toutes ont le devant de marbre blanc qui leur vient d'Istrie... C'est la plus triomphante citĂ© que j'aie jamais vue, et qui plus fait d'honneur Ă  ambassadeurs 180 REVUE DES DEUX MONDES. et Ă©trangers, et qui plus sagement se gouverne, et oĂč le service de Dieu est le plus solennellement fait. » Au moment du voyage d'Érasme, quelques annĂ©es apiĂšs Commynes, l'heure de la dĂ©ca- dence de la grande rĂ©publique n'a pas encore sonnĂ©. La rude guerre que lui fait Jules II n'atteint pas son commerce, principale source de sa prospĂ©ritĂ©. Les villas de terre ferme continuent de s'Ă©lever au bord de la Brenta; l'Ă©tat construit Ă  grands frais la cour du Pa- lais ducal ; les Bellini, les Garpaccio, les Palma peignent des saints pour les Ă©glises, et le siĂšcle de Titien s'ouvre brillamment par une fĂȘte perpĂ©tuelle des sens et de l'esprit. Ce qui excite plus encore l'Ă©tonnement d'Érasme, c'est la sociĂ©tĂ© qu'il voit chez Aide, et dans laquelle il reçoit dĂšs l'abord droit de citĂ©. Le monde littĂ©raire de Venise n'est pas celui qu'il a rencontrĂ© Ă  Bologne ou qu'il va trouver un peu plus tard Ă  Padoue. Les lettres n'y sont point cultivĂ©es, comme dans les villes universi- taires, par un groupe d'Ă©rudits de profession. Les principaux mem- bres de l'aristocratie et du gouvernement leur rĂ©servent la meil- leure part de leur loisir. Ils frĂ©quentent l'humble imprimerie du Rialto ; ils s'honorent d'en recevoir les dĂ©dicaces et d'ĂȘtre inscrits, Ă  cĂŽtĂ© des Grecs rĂ©fugiĂ©s et des maĂźtres de Padoue, sur les listes de l'AcadĂ©mie aldine. Cette acadĂ©mie, qui est le type trop oubliĂ© de nos modernes sociĂ©tĂ©s savantes, Ă©tait spĂ©cialement consacrĂ©e au dĂ©veloppement des Ă©tudes grecques ; elle dĂ©libĂ©rait en grec ; et ce seul dĂ©tail montre Ă  quel degrĂ© la culture littĂ©raire Ă©tait parvenue Ă  Venise, sous l'influence d'un grand citoyen. Soutenu par ce public d'Ă©lite, Aide Manuce exĂ©cutait, sous la direction de savans spĂ©- ciaux, ses belles Ă©ditions princeps d'auteurs anciens, doat l'appari- tion Ă©tait toujours un Ă©vĂ©nement pour l'Europe lettrĂ©e. Plusieurs parurent ou furent prĂ©parĂ©es pendant le sĂ©jour d'Érasme. Il s'est liĂ© d'une façon intime avec plusieurs des collaborateurs d'Aide, dont le nom n'est point oubliĂ©. Tel est cet Egnazio, ami de Bembo, cƓur droit et fidĂšle, qui devint un des correspondans d'Érasme et ne cessa point de le tenir au courant des nouvelles de Venise. Tels encore Marc Musurus, de CrĂšte, qui professait Ă  Padoue, tout en s'occupant de sa grande Ă©dition de Platon, et Jean Lascaris, alors ambassadeur du roi de France prĂšs la sĂ©rĂ©nissime rĂ©publique. Parmi tous ces Ă©rudits, la sympathie d'Érasme distingua un jeune homme, qui se nommait JĂ©rĂŽme Aleandro, et se disposait Ă  aller fonder Ă  Paris l'enseignement du grec. Sa fortune devait ĂȘtre aussi brillante que celle de Lascaris, qui, d'abord simple Ă©diteur de V Anthologie et fournisseur de manuscrits pour Laurent de MĂ©dicis, s'Ă©tait Ă©levĂ© aux plus hautes fonctions diplomatiques. Aleandro, Ă  son tour, devint archevĂȘque, nonce, bibliothĂ©caire du Vatican et cardinal. Heureux Ăąge oĂč le grec conduisait Ă  tout ! Érasme re- ÉRASME ET l'iTALIE. 181 trouva plus tard Aleandro; c'Ă©tait pendant les premiĂšres annĂ©es de la rĂ©forme, les terribles annĂ©es de Wittemberg et de Worms. Érasme n'Ă©tait plus l'Ă©rudit modeste qu'on avait connu Ă  Venise ; il comptait en Europe parmi les maĂźtres de l'opinion ; Aleandro, de son cĂŽtĂ©, arrivait en Allemagne comme nonce de LĂ©on X et repro- chait amĂšrement Ă  Érasme sa persistance Ă  mĂ©nager Luther. Les deux amis d'autrefois, mĂȘlĂ©s tous les deux aux passions contem- poraines, Ă©changĂšrent de dures paroles, de violentes accusations. Et, cependant, on les trouve un jour Ă  Louvain, ayant l'occasion de vivre ensemble quelque temps ; leurs conversations se prolongent toujours fort tard dans la nuit; on les croit occupĂ©s de politique ou de thĂ©ologie, de Luther, de l'Ă©lecteur de Saxe ou de l'empereur Gharles-Quint ; il n'en est rien ces deux adversaires de la veille, qui reprendront les armes demain, consacrent leur soirĂ©e aux lettres classiques et rajeunissent ensemble leurs souvenirs de la maison du Rialto. A Venise, en 1508, qui donc pouvait songer aux futurs orages? Érasme, qui avait pourtant la vue lointaine, eĂ»t Ă©tĂ© bien surpris d'apprendre le rĂŽle que lui rĂ©servait l'avenir. S'il gardait en lui le thĂ©ologien, le rĂ©formateur peut-ĂȘtre sous l'humaniste, il n'en lais- sait rien paraĂźtre. Il Ă©tait Ă  Venise pour lire du grec et pour impri- mer ses Adages. Les amis d'Aide, d'ailleurs, ne s'intĂ©ressaient qu'aux textes anciens et Ă  la philosophie platonicienne. Érasme fai- sait comme eux, et nulle annĂ©e de sa vie ne fut mieux remplie pour les lettres. Il prenait part aux travaux de l'imprimeur, rece- vait la confidence de ses grands desseins, que la mort allait bientĂŽt briser. Souvent, le soir, quand les presses se taisaient et quand les ouvriers Ă©taient partis, on voyait arriver Lascaris ; il apportait un des prĂ©cieux inĂ©dits qu'il avait recueillis autrefois en GrĂšce ou dans les Ăźles, ou encore dans la bibliothĂšque de Blois; on Ă©tudiait en commun les moyens d'en tirer le plus grand profit pour la science. D'autres fois, on lisait la correspondance des amis absens, le courrier d'Angleterre, de Hongrie ou de Pologne. Dans ces doctes rĂ©unions, oĂč les plus nobles sĂ©nateurs et les plus humbles Ă©rudits donnent leur avis en Ă©gaux et fĂȘtent ensemble la Muse antique, on aime Ă  se reprĂ©senter le blond Hollandais, au teint blanc, aux traits fins, dĂ©jĂ  fatiguĂ©s, comme dans le portrait d'Holbein, regar- dant de ses yeux bleus un peu indĂ©cis. Ce n'est pas le plus brillant des causeurs, ce n'est pas pourtant le moins Ă©coutĂ©. Si la conver- sation est en dialecte vĂ©nitien, il s'abstient d'y prendre part; mais, pour traiter de questions littĂ©raires, il est bien sĂ»r qu'on va parler la langue littĂ©raire. AussitĂŽt son regard s'anime, son latin s'en- flamme; il entre dans la discussion par un trait subtil, trouve le mot juste, rĂ©sume un dĂ©bat ; et plus d'une fois la raillerie, une I 182 REVUE DBS DEUX MONDES. raillerie douce et sans amertume, plisse les coins mobiles de ses lĂšvres. II. L'Ă©dition des Adages avait paru et courait dĂ©jĂ  l'Italie. AprĂšs huit ou neuf mois de sĂ©jour, rien ne retenait plus Érasme Ă  Venise. Il ne pouvait cependant se dĂ©cider Ă  quitter ses amis. Il rĂ©solut de passer l'hiver non loin d'eux, Ă  Padoue. Il accepta d'ĂȘtre prĂ©cepteur d'un fils du roi d'Ecosse, qui suivait les cours de la grande univer- sitĂ© vĂ©nitienne. Il fit Ă  Padoue des connaissances nouvelles; il se lia particuliĂšrement avec un jeune hellĂ©niste qui d'ordinaire habi- tait Rome, oĂč ils allaient bientĂŽt se retrouver il se nommait Sci- pion Fortiguerra et, grĂ©cisant son nom, suivant la mode du temps, se faisait appeler GartĂ©romachos. Érasme prenait ses conseils et ceux de Musurus, dont l'Ă©rudition prodigieuse faisait son admira- tion. Aux cours du maĂźtre crĂ©jtois, il assistait, chaque matin, Ă  un spectacle dont il a fixĂ© avec Ă©motion le souvenir. DĂšs sept heures, et malgrĂ© les rigueurs d'un hiver qui dĂ©courageait les jeunes gens, donnant l'exemple de l'exactitude et du zĂšle, on voyait arriver un vieillard septuagĂ©naire, qui s'asseyait sur les bancs pour Ă©couter Musurus. C'Ă©tait RaphaĂ«l Regio, lui-mĂȘme longtemps professeur de lettres latines et humaniste renommĂ©, qui ne voulait pas mourir sans avoir profitĂ© des leçons de grec qu'il n'avait pas trouvĂ©es dans sa jeunesse. Ce trait suffit Ă  peindre l'ardeur studieuse des Italiens du second Ăąge de la renaissance, leur soif Ă©gale des deux sources an- tiques, leur dĂ©sir de jouir des trĂ©sors de cette littĂ©rature grecque dont leurs pĂšres avaient Ă©tĂ© privĂ©s. Érasme se fĂ»t volontiers attardĂ© Ă  Padoue il s'attachait dĂ©jĂ  Ă  cette universitĂ© oĂč les Ă©tudes littĂ©raires, sagement rĂ©glĂ©es, lui sem- blaient mieux qu'ailleurs en juste harmonie avec la philosophie et la religion, et oĂč il aima plus tard Ă  envoyer ses jeunes disciples. Mais la guerre, un moment assoupie, menaçait de se rĂ©veiller avec violence. Le belliqueux Jules II, qu'Érasme rencontrait toujours sur son chemin, avait repris ses projets contre Venise, et on par- lait dĂ©jĂ  en Italie d'une ligue internationale conclue Ă  Cambrai et dirigĂ©e contre la trop puissante rĂ©publique. Les Ă©tudians, ne se sen- tant plus en sĂ»retĂ© sur le territoire vĂ©nitien, quittĂšrent Padoue, et les cours furent interrompus. Érasme partit des derniers, avec le prince son Ă©lĂšve h Maudites guerres! s'Ă©criait-il, qui m'empĂȘchent de jouir de ce coin d'Italie que j'aime chaque jour davantage. » Ils fu'ent une courte halte Ă  Ferrare. Le nom d'Érasme, dĂ©jĂ  bien connu des lettrĂ©s italiens, leur valut la visite des savans de la ville ÉRASME ET l'iTALIE. 183 €t de belles harangues latines. On aurait voulu les retenir. Ferrare Ă©tait un centre littĂ©raire important une gracieuse duchesse, amie des lettres, y rĂ©gnait par son esprit et par sa beautĂ©; c'Ă©tait ma- doniia Lucrezia, la divine Borgia, » auprĂšs de qui Arioste compo- sait VOrlando. Mais Érasme ne pouvait s'arrĂȘter longtemps dans une ville si voisine du théùtre de la guerre. Il poursuivit sa route jusqu'Ă  Sienne, oĂč il sĂ©journa au commencement de l'an 1509, Nous le trouvons enfin Ă  Rome, oĂč il demeura, en trois voyages distincts, la durĂ©e de plusieurs semaines. Érasme parle souvent de Rome dans ses livres et dans ses let- tres; Ă  chaque instant une allusion ou une anecdote se glisse sous sa plume, cum essem RomƓ! Disons tout d'abord qu'il a bien vu Rome, et qu'il a employĂ© admirablement le temps de son sĂ©jour. Il a observĂ© les hommes et les choses d'un Ɠil rapide et intelli- gent, les hommes surtout, qui l'intĂ©ressaient tout particuliĂšrement dans la capitale du christianisme. Il fut introduit, dĂšs son arrivĂ©e, dans la monde de la curie, et il apprĂ©cia bien vite les charmes de cette sociĂ©tĂ© romaine de la renaissance, l'une des plus cultivĂ©es et des plus ouvertes aux choses de l'esprit qui se soient jamais rencontrĂ©es. L'aimable CartĂ©romachos lui fit connaĂźtre tous ses amis, et, entre tous, Egidio de Viterbe, alors gĂ©nĂ©ral des Augustins, et Tommaso Inghirami. Celui-ci Ă©tait alFable, enjouĂ©, instruit, trĂšs occupĂ© de peinture et de poĂ©sie, connu des artistes et des philolo- gues, facilitant aux uns le placement de leurs tableaux, aux autres leurs recherches dans les manuscrits c'Ă©tait le modĂšle le plus accompli du prĂ©lat romain du grand siĂšcle. Ses contemporains, charmĂ©s de ses sermons d'humaniste, l'appelaient le GicĂ©ron de leur temps ; » mais l'Ă©loquence d'Inghirami a pĂ©ri avec lui, et, si son nom reste immortel, il le doit seulement au portrait que peignit son ami RaphaĂ«l, et qui est un des chefs-d'Ɠuvre du palais Pitti. Érasme le vit souvent, et usa de son obligeance pour visiter le Vatican, dont il Ă©tait bibliothĂ©caire. Une tradition veut qu' Inghirami ait con- duit Érasme dans l'atelier de RaphaĂ«l. Il faut se mĂ©fier des lĂ©- gendes, mais celle-ci a quelque vraisemblance. Bien que l'esprit de l'art italien lui ait Ă©chappĂ©, Erasme n'Ă©tait point tout Ă  fait Ă©tran- ger aux Ɠuvres du pinceau ; il eut du goĂ»t pour Holbein et pour Durer; il a pu s'intĂ©resser aux travaux du jeune peintre, dĂ©jĂ  cĂ©- lĂšbre, que le pape venait d'appeler auprĂšs de lui et qui commençait Ă  rĂȘver aux Stanze. Érasme est prĂ©sentĂ© partout, veut tout voir, tout visiter. D'abord les bibliothĂšques, que renferment en si grand nombre les couvens et les palais, et qui font Ă  ses yeux un des grands charmes, une des gloires particuliĂšres de Rome. Puis le Vatican, oĂč, par tant d'amis, il a ses entrĂ©es Ă  toute heure. On l'y fait assister Ă  des ISA REVDE DES DEUX MONDES. combats de taureaux, auxquels il ne prend aucun plaisir et qui lui semblent des jeux cruels, restes du vieux paganisme. » On le mĂšne devant le Laocoon, rĂ©cemment dĂ©couvert aux Thermes de Titus, et qui excite la verve de tous les poĂštes de la ville les cui- siniers des cardinaux savent s'ils sont nombreux!. On lui montre les travaux commencĂ©s de la colossale basilique de Saint-Pierre, et on s'entretient devant lui du mystĂ©rieux plafond de la Sixtine, que recouvrent les Ă©chafaudages impĂ©nĂ©trables de Michel-Ange. Il fait une excursion dans la campagne est-ce vers Tibur? est-ce vers Tusculum? S'il n'a pas un souvenir plus prĂ©cis, la faute en est Ă  Inghirami ou Ă  quelque autre compagnon, qui a improvisĂ© en route trop de vers latins. La vie romaine, Ă  laquelle Érasme s'abandonne en curieux, lui apparaĂźt dans sa complexitĂ© pittores- que. Le matin, il consulte les manuscrits de la Bible ou des PĂšres, dans les salles silencieuses des bibliothĂšques, oĂč le recueillement du lieu facilite le travail de la pensĂ©e. II trouve, dans la rue, l'ani- mation et le bruit. Ce ne sont que processions et cortĂšges tantĂŽt une file de pĂšlerins, pieds nus, cierges allumĂ©s, qui va au tom- beau des apĂŽtres ; tantĂŽt une escorte de cavaliers armĂ©s qui en- toure le carrosse d'un prĂ©lat. Un attroupement de carrefour l'ar- rĂȘte prĂšs de la place Navone on lit Ă  haute voix, afĂŻichĂ©e sur la statue de Pasquino, une Ă©pigramme sur un nouveau cardinal, et tout Ă  cĂŽtĂ© Érasme n'en peut croire ses oreilles une sanglante sa- tire contre le pape. VoilĂ  matiĂšre Ă  mĂ©ditations. Il ne dĂ©daigne point, d'ailleurs, \e popoĂźino il en connaĂźt les plaisirs et les fĂȘtes; on le rencontrait au Ghetto ou devant les bateleurs du Champ de Flore. Ce peuple bizarre et bariolĂ© l'intĂ©resse extrĂȘmement DĂ©- cidĂ©ment, s'Ă©crie-t-il, il y a de tout dans VAlma fJrbs les juifs font l'usure, les baladins dansent, les devins disent la bonne aven- ture, les marchands d'orviĂ©tan rassemblent la foule ; en vĂ©ritĂ©, que ne voit-on pas dans Y Aima Urbs ? » C'est un champ d'obser- vation inĂ©puisable, et on ne serait pas surpris qu'en ses promenades solitaires Érasme mĂ©ditĂąt VÉloge de la folie. Mais il cherche autre chose Ă  Rome, la vie morale, l'organisa- tion de la hiĂ©rarchie ecclĂ©siastique. Plus d'une dĂ©sillusion l'attend. D'abord, chez ses amis les humanistes, combien ont moins de piĂ©tĂ© que de littĂ©rature? Plusieurs mĂȘme ne professent-ils pas audacieu- sement les doctrines matĂ©rialistes? Érasme discute un jour avec un personnage qui nie l'immortalitĂ© de l'Ăąme, en s' appuyant sur l'au- toritĂ© de Pline l'Ancien ; tels autres prononcent d'horribles blas- phĂšmes, sans ĂȘtre le moins du monde inquiĂ©tĂ©s ; et cela, dans la ville qui gouverne l'Ă©glise ! Le faste des prĂ©lats est un dĂ©menti Ă  rii vangile. La cour pontificale entretient des parasites sans nom- bre, scribes, notaires, avocats, promoteurs, secrĂ©taires, valets ÉRASME ET l'iTALIE. 185 de mule, Ă©cuyers, banquiers, entremetteurs. » Les mƓurs sont cor- rompues, la foi diminuĂ©e. Gomment en serait-il autrement, quand les sources de l'enseignement Ă©vangĂ©lique sont taries? Le vendredi saint, Érasme a entendu le prĂ©dicateur Ă  la mode prĂȘcher la Pas- sion devant Jules II. N'y manquez pas au moins, lui avait-on dit, vous entendrez la langue romaine dans une bouche vraiment romaine. » La harangue est fort belle, en effet ; tous les mots sont pris Ă  GicĂ©ron ; quant aux rĂ©cits Ă©mouvans, ils ne manquent point il est ques- tion du dĂ©voĂ»ment de DĂ©cius, de Gurtius, de RĂ©gulus et mĂȘme du sacrifice d'IphigĂ©nie. Mais le discours s'achĂšve au milieu des mur- mures flatteurs de l'auditoire, et du Seigneur JĂ©sus, mort pour les hommes, le brillant orateur n'a point parlĂ©! Érasme se plaisait pourtant dans la sociĂ©tĂ© romaine, et aucune ne semble l'avoir plus sĂ©duit. G'est qu'il trouvait au triste spec- tacle de la dĂ©cadence religieuse, non-seulement de vives compen- sations intellectuelles, mais encore quelques consolations morales. Le clergĂ© de Rome comptait, en bien plus grand nombre qu'on ne le pense, des hommes dignes du sacerdoce. Ils prenaient exemple sur cet Egidio de \iterbe, qu'on allait voir bientĂŽt cardinal, et qu'Érasme se plaisait Ă  dire vraiment savant, bien que moine, et vraiment pieux, bien que savant. Parmi les membres du sacrĂ©- collĂšge, qu'il nomme ses MĂ©cĂšnes, » et dont quelques-uns res- tĂšrent en correspondance avec lui, plusieurs mĂ©ritaient son estime par leurs vertus. D'autres gagnaient son cƓur par des qualitĂ©s moins hautes, mais plus brillantes, comme la gĂ©nĂ©rositĂ© et la pas- sion du beau. Au premier rang Ă©tait Jean de MĂ©dicis, qui allait ĂȘtre LĂ©on X; devenu pape, il aimait Ă  se rappeler ses longs entretiens avec^l'auteur des Adages et le plaisir qu'il y avait pris. Le grand MĂ©dicis Ă©tait digne d'ĂȘtre aimĂ© d'Erasme ; on comprend moins les relations intimes de celui-ci avec RaphaĂ«l Riario. Ge neveu de Jules II Ă©tait l'un des cardinaux les plus magnifiques, les plus pro- fanes aussi de l'Ă©poque. Érasme lui rendait de frĂ©quentes visites au beau palais que terminait pour lui son architecte Bramante, et qui est aujourd'hui la Chancellerie. Une telle sympathie s'explique- rait pourtant par un trait de caractĂšre de Riario aprĂšs les satires si vives de V Éloge de la folie, oĂč le faste des cardinaux est si peu Ă©pargnĂ©, l'aimable prĂ©lat ne semble point s'ĂȘtre offensĂ©; il Ă©crit encore Ă  Érasme de revenir Ă  Rome prendre sa part des avantages que mĂ©nage aux lettrĂ©s comme lui l'avĂšnement de LĂ©on X. On ne peut oublier un autre prince de l'Ă©glise qu'Érasme alla voir, au retour d'un petit voyage Ă  Naples et peu de temps avant de quitter Rome pour toujours. G'Ă©tait Grimani, le cardinal biblio- phile, qui avait rĂ©uni au palazzo di Venezia la plus belle biblio- thĂšque de la ville, environ huit mille volumes. Il avait depuis long- 186 lƒMVE DES DEDX MONDES, temps fait savoir Ă  Érasme son dĂ©sir de le connaĂźtre et le reçut avec une cordiale familiaritĂ©. II me traita comme un Ă©gal, comme un collĂšgue, » Ă©crivait Érasme vingt ans aprĂšs. Le cardinal fit plus encore instruit de son dĂ©sir de poursuivre de grands projets littĂ©- raires, il mit sa bibliothĂšque Ă  sa disposition, et lui proposa de vivre dĂ©sormais chez lui, de partager sa table et sa maison. C'Ă©tait la libertĂ© du travail assurĂ©e, une vie de loisir et de dignitĂ© que vien- draient bientĂŽt complĂ©ter de lucratives sinĂ©cures. Offres bien sĂ©dui- santes et qui font un instant hĂ©siter Érasme. Il s'y rendrait sans doute, mais il vient de recevoir des lettres d'Angleterre ses amis le rap- pellent Ă  grands cris ; Henri VIII est montĂ© sur le trĂŽne, et les Ă©rudits attendent merveilles du nouveau rĂšgne; Érasme surtout, qui fut distinguĂ© autrefois par le prince hĂ©ritier, doit ĂȘtre le premier Ă  profiter des dispositions du roi ; il peut tout espĂ©rer, et on l'engage Ă  laisser croĂźtre son ambition. Notre voyageur Ă©coute ses vieux amis; tant de promesses le tentent, et peut-ĂȘtre aussi, aprĂšs trois annĂ©es presque entiĂšres passĂ©es au pays du soleil, a-t-il enfin senti la nos- talgie des brumes natales. Ce n'est pas cependant sans hĂ©siter longtemps qu'il se dĂ©cide Ă  abandonner Rome. Il part sans retourner chez Grimani. J'ai fui, lui Ă©crira-t-il; je n'ai pas voulu vous revoir; ma dĂ©cision dĂ©jĂ  chan- celante aurait cĂ©dĂ©; votre amabilitĂ©, votre Ă©loquence m'auraient retenu. Je sentais dĂ©jĂ  l'amour de Rome, en vain combattu, grandir de nouveau au fond de moi-mĂȘme ; si je ne m'Ă©tais arrachĂ© violem- ment, jamais je n'aurais pu partir. » Ces paroles, plus Ă©nergiques encore dans le texte latin, expriment, en leur sincĂ©ritĂ©, un sentiment que connaissent bien les amoureux de Rome. Il s'en est fallu de peu, on le voit, qu'Érasme, comme tant d'autres Ă©trangers venus en visiteurs, ne soit demeurĂ© aux bords du Tibre le reste de sa vie. A-t-on songĂ© Ă  ce que devenait alors sa carriĂšre? Elle Ă©tait, sans aucun doute, plus heureuse. Il Ă©crivait encore les Ɠuvres qu'il portait en lui, adoucies peut-ĂȘtre en quelques traits; mais les en- nemis qu'elles lui firent n'osaient pas l'attaquer, abritĂ© par le trĂŽne pontifical. Il vivait, dans la paix de son cƓur, pour l'amitiĂ© et pour les lettres, se reposant de l'Ă©tude des Septante par la lecture de Lu- cien. BientĂŽt LĂ©on X lui donnait le chapeau, et sa voix conciliatrice se faisait Ă©couter, au moment de la rĂ©forme, dans les conseils de l'Ă©glise. . Mais Érasme loin de l'Allemagne, loin de la mĂȘlĂ©e du siĂšcle, Érasme enfoui dans la littĂ©rature, endormi peut-ĂȘtre Ă  demi dans l'oisivetĂ© des bĂ©nĂ©fices, compterait-il beaucoup dans l'histoire? Pour que ses livres soient lus et discutĂ©s par des milliers d'hommes, il faut qu'ils reflĂštent leurs passions et rĂ©pondent Ă  leurs incertitudes ; pour que son nom reste dans la mĂ©moire de l'avenir, il faut qu'il soit mau- dit et calomniĂ©, qu'il retentisse longtemps dans les contradictions ÉRASME ET l'iTALIE. 187 et les colĂšres; s'il veut que l'Europe s'Ă©meuve Ă  sa parole, il faut qu'il devienne le triste solitaire de BĂąle, dĂ©signĂ© par son isolement Ă  la haine des est la vie qui l'attend dĂ©sormais. En quit- tant l'Italie, oĂč il n'a guĂšre goĂ»tĂ© que des joies, c'est au bonheur qu'il dit adieu ; mais il aura la gloire , qui s'achĂšte par la souf- france. III. Lorsque Érasme sortit de Rome par la route de Viterbe, et qu'ar- rivĂ© sur les hauteurs qui dominent le Tibre il arrĂȘta son cheval et se retourna pour apercevoir encore les sept collines, il leur fit, comme tous ceux qui les ont aimĂ©es, la promesse d'un prochain re- tour. Bien des causes, hĂ©las ! devaient l'empĂȘcher de revenir l'Ăąge, les travaux entrepris, les infirmitĂ©s grandissantes, le dĂ©roulement d'une vie inquiĂšte et toujours sans lendemain. Il se hĂąte cependant vers cet avenir incertain qui ne lui donnera pointĂ©e qu'il espĂšre. Il traverse, en voyageur pressĂ©, les villes qu'il a vues en Ă©tudiant ou en touriste. Nous le retrouvons Ă  Bologne, oĂč il'ne peut donner Ă  Bombasio qu'une seule nuit. Celui-ci s'attriste de son dĂ©part d'Italie J'ai embrassĂ© notre cher Érasme, Ă©crit-il, comme si je ne devais plus le revoir. » Cet ami tant regrettĂ© est dĂ©jĂ  loin; il a passĂ© le SplĂ»gen et descendu la vallĂ©e du Rhin. Le voilĂ  en Flandre, oĂč il va serrer la main aux lettrĂ©s de Louvain et d'Anvers , et enfin Ă  Londres , oĂč il arrive au commencement de juillet 1509. Il est intĂ©ressant de savoir quel livre a Ă©crit Érasme Ă  son retour d'Italie, et il serait plus curieux encore d'y chercher un reflet de son Ă©tat d'esprit, un ensemble de ses impressions de voyageur. Le livre est cĂ©lĂšbre, c'est VÊloge de la folie^ aimable et fin chef-d'Ɠuvre de raillerie, satire sans fiel Ă©crite pour un petit cercle d'amis et que la postĂ©ritĂ© lit encore. Chose singuliĂšre, le sĂ©jour qu'il vient d'y faire y tient trĂšs peu de place, et l'Ɠuvre, Ă  ce point de vue, nous mĂ©- nage une dĂ©ception. Érasme est un esprit gĂ©nĂ©ralisateur, qui ob- serve les dĂ©tails seulement pour les faire servir Ă  la crĂ©ation de ses types; de lĂ  vient, par exemple, que les personnages de ses Collo- ques^ dont la conversation a cependant tant de naturel, ne laissent au lecteur que le souvenir d'intĂ©ressantes abstractions. De plus, il n'est pas arrivĂ© Ă  quarante ans sans avoir fait des Ă©tudes morales Ă  peu prĂšs complĂštes et ample provision de satire. Il n'a pas eu be- soin de voir des Italiens pour savoir qu'il y a au monde des sots, des voluptueux, des vaniteux et des hypocrites. Il semble mĂȘme que les souvenirs , toujours si tyranniques , des premiĂšres annĂ©es de la vie, l'aient obsĂ©dĂ© seuls dans la composition de son livre. Les travers sociaux qu'il dĂ©peint avec le plus de verve sont ceux qui ont 188 REVUE DES DEUX MONDES. pesĂ© sur sa jeunesse. II fait dĂ©filer, comme on le sait, devant leur bienveillante reine, tous les fous de l'humanitĂ©, gens de plaisir, de guerre et d'Ă©tude, capuchons de moines et bonnets de docteurs. Ce ne sont que des types sans doute ; mais, si des modĂšles ont posĂ© devant le peintre, il semble qu'ils viennent du Nord, de cette sociĂ©tĂ© peu compliquĂ©e, grossiĂšre et lourde qu'Érasme a tant de fois Ă©tudiĂ©e dans ses voyages autour du poĂȘle des auberges. Il n'y a guĂšre, dans tout V Éloge, que trois ou quatre mentions de l'Italie, et, Ă  part le passage sur la cour romaine, ce sont des allusions tout Ă  fait insignifiantes. Si l'Italie est presque absente du livre, elle y paraĂźt pourtant dans un dĂ©tail qui a bien son prix, dans le style. Ce latin si alerte, si nerveux, si personnel, qui a toutes les allures de la langue vivante, et qui malheureusement n'a pas vĂ©cu, cette langue sobre qui sait tout dire, sans doute c'est le latin d'Érasme, et il n'appartient qu'Ă  lui seul ; mais ce n'est plus celui qu'il Ă©crivait avant son sĂ©jour au-delĂ  des Alpes ; le tour est plus dĂ©liĂ©, le voca- bulaire plus riche, le style mĂ»r pour les chefs-d'Ɠuvre. L'habi- tude de causer sans cesse en latin avec les hommes les plus dis- tinguĂ©s de la nation la plus avancĂ©e du temps a fini par produire ce rĂ©sultat. On sent, d'autre part, qu'Érasme a perfectionnĂ© sa langue de satirique il a appris de maĂźtre Pasquino l'art de tout faire accepter, grĂące Ă  la forme littĂ©raire. Ces transformations dĂ©licates de l'outil intellectuel Ă©chappent Ă  celui qui les subit ; elles ne sont mĂȘme pas toujours sensibles aux contemporains ; mais peut-ĂȘtre ne s'avancerait-on pas outre mesure en reconnaissant que l'Italie a affinĂ© chez Érasme certaines qualitĂ©s de l'esprit, et qu'elle a tait de ce grand penseur un grand Ă©crivain. Elle lui a donnĂ© mieux encore la vision nette de son temps, la conscience du rĂŽle qu'il a lui-mĂȘme Ă  jouer dans le monde. Érasme y a trouvĂ© la renaissance Ă©panouie. Il arrive de pays graves et gla- cĂ©s, oĂč les lettres sont tenues en suspicion. La ville la plus ouverte aux nouveautĂ©s, une de celles qu'il aime le mieux, Paris, est encore sous le joug d'une institution universitaire, la vieille Sorbonne, qui n'a pas voulu se rajeunir, et qui se fait d'autant plus pesante qu'elle se sent plus Ă©branlĂ©e. Les hellĂ©nistes se comptent, et l'on passe faci- lement pour hĂ©rĂ©tique si l'on sait quelques mots de grec. L'art du livre est encore dans l'enfance ; on imprime beaucoup de Miracles de Notre-Dame et fort peu d'auteurs classiques. En Italie, rien de pareil. Les universitĂ©s si actives, si laborieuses, dont Érasme connaĂźt les meilleurs maĂźtres, sont conquises depuis longtemps Ă  l'antiquitĂ©. Elle tient une place dans l'enseignement tout entier, et supplante peu Ă  peu la routine scolastique, sans grandes luttes, par la seule force du vrai et la seule sĂ©duction du beau. Les grands thĂ©ologiens sont tous d'admirables humanistes. Tout le monde sait ÉRASME ET l'iTALIE. 189 le grec ; c'est mĂȘme le moment prĂ©cis oĂč cet Aide Manuce, que nous avons vu Ă  l'Ɠuvre, provoque et dirige Ă  la fois un mouvement vers l'hellĂ©nisme, unique dans les lettres italiennes. L'humanisme entre dans sa pĂ©riode de maturitĂ©, sans perdre encore de son enthou- siasme ; il devient moins superficiel et plus rĂ©flĂ©chi, moins oratoire et plus savant; on cherche, dans l'antiquitĂ©, l'antiquitĂ© elle-mĂȘme et point seulement des anecdotes hĂ©roĂŻques et des modĂšles de dis- cours. Cette transformation est faite pour plaire Ă  l'esprit d'Érasme ; il y participe par ses propres travaux, et rend partout hommage Ă  la gĂ©nĂ©reuse nation qui se fait l'mstitutrice de l'Europe. Il y a sans doute des ridicules et des travers; mais on exagĂšre trop aisĂ©ment la place qu'ils tiennent en Italie. Érasme les connaĂźt mieux que personne, ces GicĂ©roniens dont il se moquera plus tard avec tant de verve ; ils font une sotte besogne en cherchant, par exemple, Ă  exprimer les mystĂšres de la RĂ©demption ou de l'Eucha- ristie avec des phrases du De fĂźnibus; ils s'Ă©rigent Ă  tort en censeurs de la langue latine ; comme ils ne veulent reconnaĂźtre de talent qu'Ă  leurs compatriotes, l'insolence de leur plume leur fait des ennemis dans tous les pays transalpins, dĂ©jĂ  pĂ©nĂ©trĂ©s par la renaissance, et oĂč ils persistent Ă  ne voir que des barbares. Mais, dans la pratique de la vie, ces thĂ©oriciens intransigeans sont les hommes les plus aimables, les plus fins causeurs, les lettrĂ©s les plus instruits. Y a-t-il un caractĂšre plus charmant que celui de Bembo, un esprit plus ou- vert sur toutes choses, un cƓur plus accessible Ă  l'admiration? C'est ce public si calomniĂ© qui a fait le succĂšs des Adages, Ɠuvre d'un barbare cependant ; Érasme ne l'oubliera pas ; et mĂȘme lorsqu'il raillera les petits prĂ©jugĂ©s des GicĂ©roniens, peut-ĂȘtre insĂ©parables de toute coterie littĂ©raire, il ne pourra s'empĂȘcher de reconnaĂźtre en eux les hĂ©ritiers directs des grands humanistes du xv'' siĂšcle, de ceux qu'il vĂ©nĂšre lui-mĂȘme comme ses vĂ©ritables ancĂȘtres. Au reste, que prouvent ces excĂšs de l'esprit, sinon que le milieu oĂč ils se produisent est extrĂȘmement cultivĂ© ? Érasme a pu consta- ter que la vie intellectuelle en Italie n'est pas rĂ©servĂ©e Ă  une classe d'hommes, aux professeurs et aux Ă©rudits. La culture classique fait partie de toute Ă©ducation distinguĂ©e les princes, les femmes elles- mĂȘmes la recherchent et la possĂšdent, a II y a en Italie, dit notre voyageur, beaucoup de dames de haute noblesse assez instruites pour tenir tĂȘte Ă  n'importe quel savant. » Évidemment, il a en- tendu parler de la cour d'Urbin, oĂč vit Bembo, et de la cour de Ferrare, dont il a connu les familiers. Plus d'une fois encore, dans la boutique d'Aide Manuce, on lui a racontĂ© les Ă©tudes d'une illustre cliente, la marquise de Mantoue, cette Isabelle d'EstĂ© qui sait le grec et veut Ă©lever, dans sa capitale, une statue Ă  Virgile. Ce sont lĂ  des 160 REVUE DES DEUX MONDES. mƓurs toutes nouvelles pour lui ; il s'y sent Ă  l'aise, et affirme plus tard, avec conviction, qu'aucun peuple ne lui inspire autant de sympathie que le peuple italien. » Tout plaisait Ă  Érasme dans le caractĂšre des Italiens, jusqu'Ă  cette finesse naturelle que des races moins bien douĂ©es leur reprochent quelquefois et qu'il possĂ©dait lui-mĂȘme. Il loue sans cesse la gĂ©nĂ©- rositĂ© avec laquelle ils reconnaissent et reçoivent les talens Ă©tran- gers, alors que ses compatriotes se jalousent les uns les autres. » Dans la rĂ©ception si flatteuse que lui ont faite les cardinaux, ce qui l'a le plus touchĂ©, c'est que cet honneur s'adressait moins Ă  sa personne qu'aux lettres dont il Ă©tait un reprĂ©sentant. Ce souve- nir lui a laissĂ© une haute idĂ©e de l'esprit public en Italie et parti- culiĂšrement Ă  Rome. Aussi ses jugemens sont-ils tout opposĂ©s Ă  ceux de Luther autant Luther hait les Italiens, autant il les aime. De lui aussi on a voulu faire un ennemi de l'Italie une coterie d'Ă©cri- vains romains, le clan paĂŻen, » comme il l'appelait, l'attaqua comme italophobe, Ă  propos d'un mot innocent Ă©chappĂ© Ă  sa plume. Peut- ĂȘtre les thĂ©ologiens n'Ă©taient - ils pas Ă©trangers Ă  cette polĂ©mic[ue qui semble toute littĂ©raire ; l'amour-propre patriotique est fort chatouilleux, et on avait trouvĂ© un sĂ»r moyen de nuire Ă  Érasme dans l'esprit de beaucoup de gens, qu'on laissait froids quand on se bornait Ă  l'accuser d'hĂ©rĂ©sie. L'attaque cependant ne se jus- tifie guĂšre. Érasme a bien quelque raillerie pour les Romains, qui se croient un grand peuple parce qu'ils portent un grand nom; mais sa moquerie est douce, lĂ©gĂšre, sans amertume; c'est une habitude de satire, et il rudoie infiniment moins les Italiens que les Hollandais ou les Allemands. La vĂ©ritĂ© est que peu d'hommes ont aimĂ© l'Italie comme lui. Il avait commencĂ© dĂšs sa jeunesse ; il s'Ă©tait enthousiasmĂ© pour ce gĂ©nie, qui Ă©tait, dit-il, en pleine floraison, alors que partout ailleurs rĂ©gnaient une horrible barba- rie et la haine des lettres. » Le prestige que l'heureuse nation exer- çait sur lui par son rĂŽle dans la renaissance, le voyage l'a grandi et l'amitiĂ© l'a dĂ©finitivement fixĂ©. Lorsque Érasme repart pour les pays du Nord, V Éloge de la folie sur ses tablettes et sa valise pleine de livres grecs, il a beau- coup vu et appris beaucoup. Il sait dĂ©sormais ce que peut produire la culture classique chez un peuple bien douĂ©, et ce qu'est une sociĂ©tĂ© civilisĂ©e par les bonnes lettres. » Cette sociĂ©tĂ© est sin- guliĂšrement voisine de celle qu'il rĂȘvait lui-mĂȘme et qu'il vantait dans ses livres. On peut donc supposer qu'il se fera l'apĂŽtre de l'humanisme avec plus de foi que par le passĂ©, et qu'il offrira sou- vent l'exemple des Italiens aux peuples ignorans encore qu'il va retrouver. Aux uns, ce sera comme un reproche; aux autres. ÉRASME ET l'iTALIE. 191 comme un encouragement. Quant Ă  lui, il ne saurait plus hĂ©si- ter dans sa route il voit, plus nettement que jamais, le but qu'il doit poursuivre et les moyens de l'atteindre. IV. A cĂŽtĂ© de l'humanisme, Érasme a trouvĂ©, en Italie, le catholi- cisme et la papautĂ©. Sa conscience a rencontrĂ© la conscience ita- lienne Ă  la veille de la grande crise religieuse du xvi siĂšcle. Il n'est peut-ĂȘtre pas inutile de chercher quels furent, dans la vie du philosophe, les rĂ©sultats de cette rencontre. Érasme est un croyant. Ceux qui l'ignorent le jugent, comme dit M. Nisard, par l'opinion confuse qui est restĂ©e de lui dans la mĂ©moire des hommes. » Son Ɠuvre presque entiĂšre appartient Ă  l'apologĂ©tique et Ă  l'Ă©dification, et ses travaux les plus lĂ©gers en apparence prĂȘchent le Christ Ă  leur maniĂšre. Jusque dans le dĂ©ve- loppement de l'humanisme, le moraliste voit un moyen d'adoucir les mƓurs et d'amener les intelligences Ă  une notion plus nette de l'Ă©vangile. Il est personnellement d'une grande piĂ©tĂ© ; il fait des vƓux Ă  saint Paul et compose des odes Ă  sainte GeneviĂšve. Le doute sur la foi chrĂ©tienne ne paraĂźt mĂȘme pas l'avoir atteint. On en cherche en vain la trace dans ses livres et dans cette correspondance oĂč se reflĂšte, au jour le jour, le tableau de ses inquiĂ©tudes et de ses trou- bles intĂ©rieurs. On aimerait Ă  voir cette Ăąme gĂ©nĂ©reuse, cet esprit subtil et logique, aux prises avec des problĂšmes qui se posĂšrent de son temps et qu'il a contribuĂ© pour sa part Ă  soulever. Mais il faut en prendre son parti et renoncer Ă  un intĂ©ressant spectacle cet indĂ©pendant, ce satirique, ce dialecticien de l'ironie, qui fait si sou- vent penser Ă  Voltaire, a, sur certains sujets, la sĂ©rĂ©nitĂ© d'un FĂ©ne- lon. C'est ailleurs qu'il faut contempler les hĂ©sitations de la con- science et les luttes instructives c'est dans le rĂŽle d'Érasme en face de la rĂ©forme. Cette histoire a Ă©tĂ© faite trop de fois pour qu'il y ait rien Ă  y ajouter d'essentiel ; mais il faut se demander en quoi le voyage d'Italie peut servir Ă  l'Ă©clairer. Les dĂ©tails dissĂ©minĂ©s dans les Ɠuvres d'Érasme suffisent Ă  nous faire saisir les principales causes de la rĂ©forme. Elles sont, pour le dire en passant, tout Ă  fait Ă©trangĂšres Ă  celles dĂ© la renaissance. L'Ă©glise avait dĂ©sertĂ© peu Ă  peu la mission Ă©vangĂ©lique pour les jouissances de la terre. Les prĂ©lats Ă©taient devenus princes, et plus princes que prĂ©lats. Les ordres mendians, multipliĂ©s par l'oisivetĂ© et par l'ignorance, Ă©taient les maĂźtres du monde catholique, et ce n'Ă©taient point les vertus de leurs fondateurs qui rĂ©gnaient avec eux. La puissance universelle et incontestĂ©e avait produit la cor- ruption dans les mƓurs, la routine dans les esprits pouvant sup- 192 REVDE DES DEUX MONDES. primer ses adversaires, l'Ă©glise ne cherchait point Ă  les convaincre, encore moins Ă  les Ă©difier. Des scandales rĂ©pandus partout, en Ita- lie plus qu'ailleurs, on rendit responsable la papautĂ©, qui ne faisait rien pour combattre le mal et qui trop souvent en donnait l'exemple. Pour supprimer les abus, on crut nĂ©cessaire d'abattre l'institution. Ainsi, du moins, pensa l'Allemagne, oĂč l'antique mĂ©pris du Teuton pour l'Italien avait prĂ©parĂ© les esprits Ă  secouer la domination de Rome. La rĂ©volution protestante, si complexe dans son dĂ©tail thĂ©o- logique, revĂȘtit bientĂŽt cette forme concrĂšte dont toutes les causes ont besoin pour devenir populaires elle se rĂ©suma dans la guerre Ă  la papautĂ©. Pendant cette guerre, qui devait avoir sur l'avenir du christia- nisme des consĂ©quences si graves, Érasme a jouĂ©, comme on le sait, deux rĂŽles successifs dans le premier, il semble marcher avec les novateurs ; dans le second, il est rĂ©solument contre eux. Le pre- mier est Ă  tort le plus connu; en tout cas, nous allons voir qu'ils ne sont nullement contradictoires. Érasme avait fait de bonne heure la critique des institutions et des croyances de son temps. 11 avait Ă©tĂ© des premiers Ă  attaquer la nouvelle thĂ©ologie » scolastique, qui corrompait, Ă  son avis, le dogme primitif; Ă  ridiculiser les pra- tiques superstitieuses qui dĂ©truisaient l'esprit chrĂ©tien ; Ă  dĂ©noncer les moines dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s et les Ă©voques indignes. Mis en prĂ©sence de la papautĂ©, il n'en mĂ©nagea pas les vices. A son retour d'Italie, Ă  l'Ă©poque oĂč le saint-siĂšge n'Ă©tait pas menacĂ©, il a Ă©crit, non sans courage, le portrait cĂ©lĂšbre que voici Aujourd'hui, les papes se reposent gĂ©nĂ©ralement de leur ministĂšre apostolique sur saint Pierre et sur saint Paul, qui ont du temps de reste, et rĂ©servent pour eux la gloire et le plaisir. Bien que saint Pierre ait dit dans l'Ă©vangile Nous avons tout quittĂ© pour vous suivre, ils lui Ă©rigent en patri- moine des terres, des villes, des tributs, tout un royaume... Quel rapport la guerre a-t-elle avec le Christ ? Les papes, cependant, nĂ©- gligent tout pour en faire leur occupation unique. On voit parmi eux des vieillards dĂ©crĂ©pits montrer une ardeur juvĂ©nile, semer l'argent, braver la fatigue, ne reculer devant rien pour mettre sens dessus dessous les lois, la religion, la paix, l'humanitĂ© tout en- tiĂšre. Ils croient avoir dĂ©fendu en apĂŽtres l'Ă©glise, Ă©pouse du Christ, lorsqu'ils ont taillĂ© en piĂšces ceux qu'ils nomment ses ennemis. Comme si les plus dangereux ennemis de l'Ă©glise n'Ă©taient pas les pontifes impies qui font oublier le Christ par leur silence, l'enchaĂź- nent par des lois vĂ©nales, le dĂ©naturent par des interprĂ©tations forcĂ©es, et le crucifient par leur conduite scandaleuse ! » Certains thĂ©ologiens poussĂšrent des cris de colĂšre Ă  cette san- glante peinture. Un peu plus tard, ils y voulurent voir le germe du schisme nouveau, et accusĂšrent l'auteur de Y Éloge de la folie ÉRASME ET l'iTALIE. li^3 d'avoir pondu les Ɠufs que Luther couva. » Les rĂ©formĂ©s, de leur cĂŽtĂ©, crurent trouver un alliĂ© dans le pamphlĂ©taire Ă©nergique qui semblait leur frayer la voie et marquer le but de leurs coups. Les uns et les autres se trompĂšrent. Si nous examinons de prĂšs ce pas- sage, de beaucoup le plus vif de tout ce qu'Érasme a dit sur les papes, nous verrons qu'il n'a point la portĂ©e qu'on lui a donnĂ©e. Il est dans une Ɠuvre lĂ©gĂšre et sans prĂ©tention thĂ©ologique, Ă©crite pour l'intimitĂ© et publiĂ©e pour la premiĂšre fois Ă  l'insu de l'au- teur. Il n'implique d'ailleurs ni une satire absolue de la papautĂ©, ni une nĂ©gation quelconque de l'autoritĂ© du saint-siĂšge. Bien des Romains venaient d'Ă©crire des pages plus cruelles contre la per- sonne d'Alexandre VI, et celle d'Érasme n'est aussi qu'une attaque tout individuelle elle est en son entier dirigĂ©e contre Jules II, qu'il a jugĂ© de si prĂšs en Italie. Lorsqu'il voit de ses yeux le dĂ©sordre mis dans le monde par son guide naturel, lorsqu'il entend les sophismes des thĂ©ologiens complaisans justifier les appĂ©tits de la conquĂȘte et les fureurs de la vengeance, il ne peut retenir sa plume ; il parle avec l'audace de saint JĂ©rĂŽme et de saint Gyprien, et, comme eux, pour le plus grand bien de l'Ă©glise. Il est facile de s'apercevoir que la critique du mauvais pontife est d'autant plus ardente que la croyance Ă  sa mission pontificale est plus entiĂšre. On peut mĂȘme trouver un trait du caractĂšre italien dans cette façon de concevoir le pouvoir spirituel. L'Italie de Dante et de PĂ©trarque, qui voyait dans la papautĂ© sa force et sa gloire, a su parler des papes en toute franchise et flageller les vices des hommes, sans cesser dereconnaĂźtre en eux l'autoritĂ© suprĂȘme dont ils sont revĂȘtus. Il faut se rappeler que c'est en 1509 qu'Érasme a fait entendre au chef de l'Ă©glise cette sĂ©vĂšre leçon. A partir des premiers mou- vemens luthĂ©riens, il semble regretter de l'avoir donnĂ©e. Au mi- lieu du dĂ©bordement de pamphlets contre Rome, qui inonde toute l'Allemagne et qui entraĂźne hors d'eux-mĂȘmes les meil- leurs esprits, Érasme veille sur sa plume. Il est d'autant plus respectueux qu'on s'attendrait Ă  le trouver plus hardi. Aucune phrase de ses Ɠuvres dont les novateurs puissent triompher, oĂč ses en- nemis catholiques les plus acharnĂ©s puissent loyalement relever une attaque. Dans ses lettres les plus intimes, mĂȘme celles qu'il adresse Ă  des luthĂ©riens, il blĂąme souvent les mauvais conseillers du pape, il raille les apologistes ridicules, il s'indigne contre la mauvaise foi des personnes ; mais il demande sans cesse le respect pour les institutions Ă©tablies, et le maintien de l'Ă©difice catholique dans son intĂ©gritĂ©. Bien des hommes puissans, Ă©crit-il, m'ont priĂ© de me joindre Ă  Luther ; je leur ai dit que je serais avec Luther tant qu'il resterait dans l'unitĂ© catholique. Ils m'ont demandĂ© de TOME LXXXVIII. — 188S. 13 194 REVUE DES DEUX MONDES. promulguer une rĂšgle de foi ; j'ai rĂ©pondu que je ne connais pas de rĂšgle de foi hors de l'Ă©glise catholique. » Et ailleurs Quels que soient les dangers qui me menacent en Allemagne, je n'Ă©couterai jamais que ma conscience, je n'irai Ă  aucune secte nouvelle, je ne me sĂ©parerai jamais de Rome. » Ce langage, tout diffĂ©rent de celui du satirique, n'est pas moins sincĂšre. Ce n'est pas Érasme qui a changĂ©, ce sont les temps. Érasme devine les pĂ©rils que vont faire courir Ă  la foi ces premiĂšres rup- tures de l'unitĂ©, ce premier dĂ©chirement de la robe sans couture. Il a parlĂ© jadis librement au pontife souverain, maĂźtre incontestĂ© des consciences; Ă  prĂ©sent que son autoritĂ© spirituelle est Ă©branlĂ©e, que son existence mĂȘme est mise en question, il se croit de nou- veaux devoirs ; il reste fidĂšle au pasteur des Ăąmes et ne dĂ©serte point le troupeau. Les hommes qui attaquĂšrent si violemment la papautĂ© au xvi^ siĂš- cle avaient Ă©videmment leurs raisons pour le faire; mais on ne peut douter qu'un esprit aussi judicieux et aussi indĂ©pendant qu'Erasme n'eĂ»t les siennes pour la dĂ©fendre. Gomment lui aurait-on reprochĂ© son ignorance en cette matiĂšre? Il Ă©tudiait depuis sa jeu- nesse l'histoire de l'Ă©glise et les origines du christianisme. Ce qui valait mieux encore, il avait vu, Ă  Rome mĂȘme, l'organisation et le fonctionnement du pouvoir central, tel que la suite des siĂšcles l'avait constituĂ©. Il avait connu de prĂšs les hommes qui gouver- naient le catholicisme, et c'est ici que son jugement a quelque poids. L'institution pontificale ne lui a paru ni dangereuse ni su- perflue. S'il l'avait jugĂ©e telle, il avait, au moment de la rĂ©forme, une occasion incomparable pour en achever la ruine. Tout l'y pous- sait ses amitiĂ©s prochaines, son intĂ©rĂȘt immĂ©diat, la guerre que lui faisaient tant de catholiques, et surtout ce qui est plus dĂ©cisif pour de tels hommes l'indĂ©pendance naturelle de son esprit. Les menaces et aussi les sĂ©ductions ne lui manquaient pas Je serais un dieu en Allemagne, Ă©crivait-il, si je consentais Ă  attaquer le pape. » Pour peu qu'il l'eĂ»t voulu, l'autoritĂ© dont il jouissait en Europe lui promettait une facile victoire. Les protestans voyaient trĂšs juste quand ils lui demandaient un seul mot de condamnation contre Rome pour avoir bataille gagnĂ©e. Ce mot, Érasme ne le dit jamais; et quand il se dĂ©cida Ă  parler, quand il donna Ă  l'un des deux partis en prĂ©sence l'appui de sa plume et de son nom, ce ne fut pas seulement pour venger le libre arbitre attaquĂ© par Luther, ce fut pour dĂ©fendre la tradition catholique, l'unitĂ©, le pape. C'est Ă  cette cause qu'il donna l'effort suprĂȘme de sa vie. On a dit que, sans son voyage de Rome, Luther ne se fĂ»t pas rĂ©- voltĂ© ; sans son voyage de Rome, Érasme ne fĂ»t peut-ĂȘtre pas restĂ© soumis. Luther, revenant d'Italie, le cƓur plein de mĂ©pris et de ÉRASME ET l'iTALTE. J95 haine , disait Rome n'est plus qu'un tas de cendre et une cha- rogne. » Presque en mĂȘme temps , Érasme Ă©crivait Je ne puis oublier Rome, et le regret me torture de l'avoir quittĂ©e. » Il y a, entre des jugemens si opposĂ©s, la distance de deux esprits, la dif- fĂ©rence aussi de deux voyages. Érasme ne sortait pas de son mo- nastĂšre quand il vint en Italie ; il avait couru le monde et connu les hommes. II a trĂšs bien vu les mƓurs du clergĂ© romain d'alors et ce qu'elles avaient, dans l'ensemble, de contraire Ă  l'esprit Ă©van- gĂ©lique. Mais il a fait, dans ce triste spectacle, la part des erreurs inĂ©vitables que rachetaient tant de grandes choses, et ce milieu, qui n'Ă©tait pas le sien, il a su le comprendre et l'aimer. Luther n'a vu ni les Ă©rudits, ni les artistes, ni l'intimitĂ© des prĂ©lats, dont le luxe le scandalisait. Le moine augustin a passĂ© Ă  Rome quelques jours Ă  peine, pour les affaires de son ordre. Il a vĂ©cu dans son couvent de la Porte-du-Peuple ou dans les auberges du Tibre, avec des baladins et de mauvais prĂȘtres. Il est restĂ© hantĂ© tout le temps par ses visions apocalyptiques. Il n'a rien aperçu de la ville des papes, que le faste paĂŻen et la corruption. Au sortir des ombres de son cloĂźtre saxon, jetĂ© brusquement dans la pleine lumiĂšre de l'Italie de la renaissance, il a eu l'Ă©blouissement douloureux des oiseaux de nuit, et cette grande Ăąme troublĂ©e a criĂ© au monde son indignation et sa souffrance. Luther en Italie s'est trouvĂ© face Ă  face, dit-il, avec a la pros- tituĂ©e de Babylone, assise sur les sept montagnes et mĂšre des abominations. » La nature de l'esprit d'Érasme ne lui permettait pas de pareilles rencontres. En revanche, il a vu, de ses yeux de moraliste et de chrĂ©tien, la papautĂ© avec ses dĂ©fauts et ses gran- deurs, et les rapports qu'il eut avec elle dans la suite dĂ©coulent, croyons-nous, de ce qu'il pensa dans ce voyage. Il avait connu, du- rant son sĂ©jour, les prĂ©lats les plus importans de l'Ă©poque. Tous lui avaient plu par quelque cĂŽtĂ©. Les plus nombreux Ă©taient ces grands seigneurs Ă  gros revenus, qui croyaient rehausser l'Ă©clat de la curie par l'appareil des plus brillantes cours laĂŻques. La plupart Ă©taient intelligens et instruits, et s'entouraient d'artistes et de savans. Leur goĂ»t en matiĂšre d'art Ă©tait un peu mythologique; on n'en veut pour preuve que la salle de bain du cardinal Bibbiena. Leurs Ă©tudes aussi Ă©taient assez profanes ; ils lisaient plus volontiers Gi- cĂ©ron et Martial que les Ă©pĂźtres de saint Paul et les hymnes de Pru- dence. Mais Érasme estimait avec raison que l'Ă©lĂ©vation de l'esprit est une des formes de la vertu, et qu'un ami sincĂšre de l'antiquitĂ© ne persĂ©cutera point les consciences, ne pĂšsera jamais bien lourde- ment sur les esprits. D'autres prĂ©lats qu'Érasme vit Ă  Rome Ă©taient faits pour lui plaire plus entiĂšrement. CultivĂ©s comme leurs contem- porains, mais prĂ©occupĂ©s avant tout de leurs devoirs d'Ă©tat, de leur mission sacerdotale, ils ne se confinaient point dans des prĂ©occupa- 196 REVUE DES DEUX MONDES, lions classiques, dĂ©placĂ©es Ă  cette heure. Ils Ă©taient consciens de la crise que traversait le monde catholique. Ils cherchaient de bonne foi Ă  se rendre compte des abus qui se commettaient au nom de l'Ă©glise. Ils sentaient le besoin des rĂ©formes gĂ©nĂ©rales, et commençaient par se rĂ©former eux-mĂȘmes, en donnant l'exemple trop rare de la cha- ritĂ© chrĂ©tienne et de la simplicitĂ© des mƓurs. L'enivrement du pou- voir prĂ©sent rendait mĂ©ritoires de tels efforts Erasme leur en a toujours su grĂ©; il n'a jamais dĂ©sespĂ©rĂ© d'une sociĂ©tĂ© qui n'Ă©tait pas aussi corrompue qu'on nous la montre d'ordinaire, et qui comptait en elle tant d'Ă©lĂ©mens de vie et de renouvellement. Les deux papes qui ont Ă©tĂ© le plus liĂ©s avec Érasme, LĂ©on X et Adrien VI, reprĂ©sentent assez bien ces deux groupes si diffĂ©rens des prĂ©lats romains de la renaissance. Érasme aimait dans l'un l'huma- niste plein de grĂące qui l'avait accueilli en confrĂšre et qui, au be- soin, savait le dĂ©fendre. Il excusait le lettrĂ© des inconsĂ©quences du politique. Dans les affaires religieuses, lorsque le pape excommunia Luther, consacrant ainsi l'existence du schisme, qu'Érasme espĂ©- rait encore Ă©viter, il ne rendit point LĂ©on X responsable de ce qu'il jugeait une erreur; il blĂąma seulement ses conseillers, et se plai- gnit avec tristesse que, sous le plus doux des pontifes, le parti de la violence l'eĂ»t emportĂ©. Comme les papes qui se succĂšdent ne se ressemblent jamais, Adrien VI Ă©tait de famille obscure, prĂȘtre austĂšre et sans Ă©lĂ©gance, Ă  qui ses vertus seules avaient valu l'unanimitĂ© du conclave. Érasme l'avait connu Ă  Louvain, et pensait que le clergĂ© catholique, pour rĂ©pondre victorieusement aux attaques des rĂ©for- mĂ©s, n'avait qu'Ă  prendre modĂšle sur son chef. Il lui adressa, plein de confiance, un plan de pacification. Ce plan avait le tort de venir au plus fort de la guerre; mais le pape n'en accusa mĂȘme pas rĂ©- ception et parut prĂȘter l'oreille Ă  ceux qui incriminaient la bonne foi d'Érasme. Celui-ci, blessĂ© au cƓur, lui pardonna pourtant ses soupçons en faveur de sa vertu, comme il avait pardonnĂ© Ă  LĂ©on X ses lĂ©gĂšretĂ©s en faveur de sa littĂ©rature. C'est en grande partie sur les instances d'Adrien qu'Érasme se dĂ©cida Ă  Ă©crire contre Luther. Il fallait qu'il eĂ»t grande envie de plaire au pape et de satisfaire ses amis d'Italie, pour sortir de sa retraite studieuse, interrompre ses travaux et livrer, Ă  soixante ans, une nouvelle sĂ©rie de combats. Rome d'abord ne lui en sut aucun grĂ©. Bien peu d'esprits furent assez clairvoyans ou assez sincĂšres pour reconnaĂźtre qu'il avait, par son attitude, arrĂȘtĂ© une partie de l'Allemagne sur le chemin de la rĂ©forme. Les partis ne rĂ©compen- sent que les dĂ©voĂ»mens aveugles. Érasme sentit longtemps que ses Ă©pigrammes passĂ©es lui avaient amassĂ© plus de haine que ses la- borieux services ne lui valaient de reconnaissance. Cependant cette ingratitude de l'ignorance eut un terme Paul III lui fit offrir le ÉRASME ET l'iTALIE. 497 chapeau de cardinal ; aucune justice n'Ă©tait mieux due, et ce Far- nĂšse, qui ne fut pas un pape mĂ©diocre, ne pouvait choisir avec plus d'intelligence un chrĂ©tien qui eĂ»t mieux mĂ©ritĂ© de l'Ă©glise. Érasme refusa; mais il put croire du moins, avant de mourir, en recevant cette rĂ©paration tardive et en voyant ses amis entourer la chaire de saint Pierre, que les Ăąmes s'ouvraient Ă  la modĂ©ration et que la cause de la rĂ©forme catholique, Ă  laquelle il avait donnĂ© sa vie, allait triom- pher. Telle fut, dans ses grandes lignes, la conduite d'Érasme envers le pontificat romain, c'est-Ă -dire envers la forme sensible de l'or- thodoxie. On voit que son voyage n'est pas inutile pour l'expli- quer. S'il n'avait pas vu Rome, il aurait peut-ĂȘtre cru, lui aussi, Ă  la nouvelle Babylone dĂ©noncĂ©e au mĂ©pris du monde par les pro- testans. Il savait au contraire quelles ressources morales tenait en rĂ©serve la sociĂ©tĂ© romaine, et la conscience trĂšs claire qu'il avait des services rendus Ă  la renaissance par l'Italie catholique aidait Ă  le garder des entraĂźnemens de son temps. Parmi les causes multiples qui dĂ©terminĂšrent son attachement Ă  la tradition, et sur lesquelles personne Ă©videmment ne peut avoir la prĂ©tention de dire le dernier mot, il faut compter encore le carac- tĂšre de ses liaisons avec des Italiens. MalgrĂ© bien des raisons intimes qui semblaient devoir la mener Ă  la rĂ©forme, l'Italie est restĂ©e orthodoxe, et la rĂ©action du concile de Trente a trouvĂ© en elle son plus solide point d'appui. Tous les amis qu'Érasme y comptait ont, dĂšs le dĂ©but, pris parti contre Luther. N'est-il pas permis de croire qu'il a Ă©tĂ© influencĂ© par l'exemple d'hommes qu'il estimait et admi- rait profondĂ©ment, par la crainte d'attrister des cƓurs fidĂšles et peut-ĂȘtre les mieux aimĂ©s? Le souvenir Ă©voquĂ© d'un Bombasio, d'un Bembo, d'un Sadolet, n'a-t-il pas servi Ă  empĂȘcher notre hu- maniste, dans ses momens de plus mauvaise humeur contre Rome, de donner aux rĂ©formĂ©s des gages compromettans, de s'unir Ă  eux par cette fraternitĂ© des premiers combats qui entraĂźne peu Ă  peu, pour les batailles suivantes, l'assentiment de la conscience? Érasme Ă©tait extrĂȘmement accessible aux considĂ©rations de sentiment, et c'est lui-mĂȘme qui nous apprend que a ses liaisons les plus douces Ă©taient avec des Italiens. » Au milieu des attaques trĂšs vives, thĂ©o- logiques ou littĂ©raires, qui lui vinrent de leur pays, presque aucun de ces amis ne l'abandonna. De nouveaux Ă©taient venus remplacer ceux que la mort avait pris. Ce ne furent pas les moins dĂ©vouĂ©s. Érasme n'avait pas connu Ă  Rome l'Ă©vĂȘquede Garpentras, plus tard cardinal, Jacques Sadolet. Il se mit en relations par lettres avec ce prĂ©lat, l'un des plus nobles reprĂ©sentans de l'action Ă©vangĂ©lique, en ce temps oĂč l'Ă©van- gile s'obscurcissait. Leur correspondance rĂ©vĂšle deux belles Ăąmes 198 REVUE DES DEUl MONDES. attristĂ©es de l'Ă©tat du monde, Ă©galement ennemies des pharisiens» et des faux prophĂštes, » imbues presque au mĂȘme degrĂ© de l'es- prit italien de la renaissance, dĂ©jĂ  sur son dĂ©clin. Agamemnon souhaitait dix Nestor pour l'armĂ©e des Grecs, Ă©crivait Érasme ; com- bien je souhaite plus ardemment dix Sadolet pour l'Ă©glise du Christ! » La pensĂ©e de telles amitiĂ©s et de tels hommes soutint le cou- rage d'Erasme dans la vie trĂšs troublĂ©e qui fut la sienne, surtout quand Luther eut paru. L'hospitaliĂšre nation ne sortait pas de sa mĂ©moire. Celui qui a bien vu l'Italie, dit Goethe, ne peut jamais ĂȘtre tout Ă  fait malheureux. » L'humaniste du xvi^ siĂšcle expĂ©ri- mentait dĂ©jĂ  cette consolation du souvenir. PlacĂ© au milieu du champ de guerre des partis, il Ă©tait en butte Ă  toutes les infamies de l'attaque personnelle, Ă  toutes les calomnies d'une polĂ©mique enflammĂ©e, avivĂ©e par les passions religieuses. Que de temps perdu pour les lettres, dans ces livres employĂ©s Ă  justifier sa sincĂ©ritĂ©, Ă  expliquer des phrases trĂšs claires de ses Ă©crits qu'on s'obstinait Ă  ne pas comprendre 1 Ă  rĂ©pondre Ă  des accusations d'ivrognerie, Ă  rĂ©futer des adversaires dont l'argument le plus sĂ©rieux et le plus sĂ»r consistait Ă  le traiter de bĂątard ! Comme elles Ă©taient loin, les annĂ©es heureuses d'Italie, les doctes rĂ©unions chez Manuce, les visites au cardinal Riai'io et Ă  Jean de MĂ©dicisl Ces images du passĂ© revenaient souvent Ă  notre Érasme, dans sa vieillesse douloureuse, alors que les Hutten, les Scaliger, les BĂ©da, les Stunica, catholiques et protestans, aventuriers et thĂ©ologiens, ameutĂ©s contre lui Ă  tous les coins de l'Europe, troublaient de leurs cris ses graves Ă©tudes et jetaient sur sa table de travail des monceaux de pamphlets. Pour fuir ces luttes mesquines qui gaspillaient son gĂ©nie, il a pensĂ© souvent Ă  retourner Ă  Rome, passer ce qui lui restait de vie parmi les savans et les bibliothĂšques. » Sa correspondance est pleine de projets de ce genre, tour Ă  tour abandonnĂ©s et repris. HĂ©las! quand il aurait eu besoin d'y ĂȘtre, il ne pouvait plus s'y rendre. Ce grand voyageur depuis longtemps ne voyageait plus. Au pape Adrien VI, qui s'Ă©tonnait de ses hĂ©sitations, le vieil Érasme rĂ©pondait qu'il n'Ă©tait plus assez sain ni solide pour traverser les Alpes La route est longue, disait-il ; je ne puis m'exposer Ă  la neige des montagnes, aux poĂȘles dont l'odeur seule me fait Ă©va- nouir, aux auberges sordides et immondes, aux vins acres qui me rendent malade rien qu'Ă  les goĂ»ter. Vous me dites Viens Ă  Rome. C'est comme si vous disiez Ă  l'Ă©crevisse de voler ; dile rĂ©- pondrait Donnez-moi des ailes. Et moi je vous rĂ©ponds Ren- dez-moi la jeunesse, rendez-moi la santĂ©! n Lorsqu'on 1535 Paul III l'appela encore pour faire de lui un cardinal, c'Ă©tait une derniĂšre dĂ©rision de la fortune pour cet infirme, aux souffrances toujours ÉRASME ET l'ITALIE. 199 plus cruelles, qui n'attendait plus que la mort. Érasme tenait fort peu aux honneurs romains ; mais il aimait Rome et les hommes qui, au cƓur mĂȘme du catholicisme, reprĂ©sentaient si dignement l'esprit nouveau. C'est auprĂšs d'eux, s'il l'avait pu, qu'il serait venu mourir, lui qui Ă©crivait Mon Ăąme est Ă  Rome, et nulle part au monde je n'aimerais mieux laisser mes os. » Le voyage d'Érasme lui avait rĂ©vĂ©lĂ© la renaissance dans sa plĂ©ni- tude. Il ne l'a jamais oubliĂ©, et, le jour oĂč la cause de l'Italie et celle du catholicisme parurent unies, il paya sa dette Ă  l'une en restant fidĂšle Ă  l'autre. 11 avait gardĂ© dans les yeux l'ineffaçable tableau de ce qu'il avait vu au-delĂ  des Alpes. Cet amour si vif du beau, des lettres, de la philosophie, cette ouverture de l'intelligence sur toutes choses, ce dĂ©veloppement libre et variĂ© de la culture humaine dans une doctrine religieuse immuable et sĂ»re, les lettres honorĂ©es avec Ă©clat et servies avec passion, les arts se souvenant de l'antiquitĂ© pour interprĂ©ter le christianisme, cette synthĂšse de deux mondes et de deux gĂ©nies que reprĂ©sente un RaphaĂ«l et qui n'a plus reparu dans l'humanitĂ©, ce fugitif idĂ©al de l'Italie de LĂ©on X, c'Ă©tait aussi l'idĂ©al d'Érasme. Il le vit bientĂŽt compromis par la rĂ©forme. AprĂšs une courte illusion, il comprit que ses plus chĂšres amours, les lettres, risquaient d'ĂȘtre englouties dans la tempĂȘte thĂ©olo- gique. Les bniyans acteurs, comme il disait, de la terrible tragĂ©die, les anabaptistes et les sacramentaires, avaient de tout autres soucis que la philosophie chrĂ©tienne. Luther Ă©crivait en allemand, germa- nirel et se moquait, dans son grossier langage, des humanistes et des humanitĂ©s. Les Ă©rudits les plus sincĂšres, et MĂ©lanchton lui- mĂȘme, Ă©taient emportĂ©s par ce courant, si contraire au vĂ©ritable courant de la renaissance ; ils renonçaient Ă  cultiver les esprits pour faire la besogne, qu'ils croyaient plus utile, d'Ă©clairer les Ăąmes. L'Allemagne, pleine du bruit des prĂȘches et des armes, n'avait plus de loisirs. Les sympathies d'Érasme ne pouvaient hĂ©siter longtemps. Toutefois, s'il embrassa la cause que lui dĂ©signĂšrent sa conscience et ses souvenirs, ce fut avec peu d'illusion. Il prĂ©voyait, dans toutes ces luttes sans mesure et sans respect, dans les violences des deux partis, dans cette bataille si mal engagĂ©e, la perte prochaine des con- quĂȘtes de l'Ăąge prĂ©cĂ©dent, l'amoindrissement de ce noble esprit antique retrouvĂ© par l'Italie. On peut regretter qu'Érasme et ses amis de Rome n'aient pas dirigĂ© leur temps; peut ĂȘtre l'histoire n'aurait-elle pas Ă  dĂ©plorer la banqueroute de la renaissance. » Mais le monde n'Ă©coute pas les hommes sages, mesurĂ©s, prudens, les croyans sans fanatisme et les hardis sans tĂ©mĂ©ritĂ©. Le monde, dit Érasme, est gouvernĂ© par la Folie. Pierre de Nolhac. DEUX GOUVERNEURS DE L'ALSACE-LORRAINE Nous nous sommes accoutumĂ©s, dans les derniĂšres annĂ©es de ce siĂšcle, Ă  ne plus compter avec les distances. La vapeur les a suppri- mĂ©es, mais parfois la politique les rĂ©tablit. On assure qu'avant peu il suffira de cinq jours pour se transporter de Soulhampton Ă  New^-York; en revanche, grĂące Ă  la loi des passeports et aux formalitĂ©s imposĂ©es Ă  tout voyageur qui se rend de France en Alsace-Lorraine, il faut trois semaines au moins pour aller de Paris Ă  Metz ou Ă  Strasbourg. Tout gouvernement a le droit de dĂ©fendre ses intĂ©rĂȘts comme il l'entend, et nous ne trouvons rien Ă  redire aux mesures de prĂ©caution que le gouvernement allemand a cru devoir adopter sur la frontiĂšre du Reich- sland. Mais la politique est une matiĂšre sur laquelle il est permis de philosopher, et on peut se demander si ces mesures, dont on rend les Français responsables, ne sont pas la consĂ©quence des fautes commises par l'administration allemande dans les provinces annexĂ©es. Nous n'au- rions garde d'en dire plus Ă  ce sujet que n'en disent les Allemands rai- sonnables. L'un d'eux convenait que la politique gĂ©nĂ©reuse est souvent la plus habile, qu'on avait paru s'en douter Ă  Berlin, que pendant quelque temps on s'Ă©tait appliquĂ© Ă  rĂ©concilier les Alsaciens-Lorrains avec leur sort, et qu'on s'Ă©tait bien trouvĂ© de cet essai, mais qu'un mouvement d'impatience, un caprice de colĂšre, avait tout gĂątĂ© — Oa apprend, disait-il, en Ă©tudiant les Ă©coles que nous avons faites dans le Reichsland, comment un conquĂ©rant ne doit pas s'y prendre quand il se propose de s'assimiler promptement des populations qui, Ă  la fois sages et fiĂšres, se montrent Ă©galement sensibles aux bons et aux mauvais procĂ©dĂ©s. » Ce fut huit ans aprĂšs la conquĂȘte que le gouvernement allemand se dĂ©cida Ă  faire un essai de politique gĂ©nĂ©reuse dans l'Alsace-Lorraine. DEUX GOUVERNEURS DE l'aLSAGE-LORRAINE. 201 On l'avait traitĂ©e jusqu'alors en simple pays sujet. Le siĂšge de son gouvernement Ă©tait Ă  Berlin, dans une section particuliĂšre de l'office du chancelier de l'empire, dont les ordres Ă©taient exĂ©cutĂ©s par un prĂ©sident supĂ©rieur, rĂ©sidant Ă  Strasbourg. Le conseil fĂ©dĂ©ral et le Reichstag se chargeaient de lui donner des lois. Elle envoyait au par- lement impĂ©rial quinze dĂ©putĂ©s, qui n'avaient guĂšre que le droit d'inutile remontrance. Son Landesausschuss ou parlement provincial n'Ă©tait qu'une chambre consultative, dont les avis Ă©taient rarement Ă©coutĂ©s. En 1879, on eut la bonne pensĂ©e de lui octroyer une sorte de con- stitution, et le siĂšge du gouvernement fut transportĂ© Ă  Strasbourg. L'empereur consentait Ă  s'y faire reprĂ©senter par un gouverneur ou Stalthalter, investi d'une partie de ses pouvoirs souverains. Ce Stat- thalter, Ă  la fois aller ego de l'empereur et chancelier d'Alsace-Lorraine, devait se faire assister dans l'exercice de ses fonctions par un secrĂ©- taire d'Ă©tat et par un ministĂšre responsable. Le Reichsland n'Ă©tait pas admis, comme les autres Ă©tals de l'empire, Ă  dĂ©lĂ©guer des plĂ©nipoten- tiaires au conseil fĂ©dĂ©ral; mais on l'autorisait, le cas Ă©chĂ©ant, Ă  y faire dĂ©fendre ses intĂ©rĂȘts par des commissaires. Le parlement provincial acquĂ©rait le droit de voter des lois et de promulguer le budget avec l'assentiment de ce mĂȘme conseil fĂ©dĂ©ral. Le nombre des membres de cette assemblĂ©e, Ă©lue par un suffrage Ă  deux degrĂ©s, Ă©tait portĂ© de 30 Ă  58. Elle obtenait en mĂȘme temps le droit d'initiative ou de proposi- tion. C'Ă©tait une concession sĂ©rieuse, et le changement Ă©tait heureux. Les autonomistes avaient souvent dit et rĂ©pĂ©tĂ© Nous sommes soumis aux mĂȘmes charges que les autres Ă©tats allemands, accordez-nous les mĂȘmes droits, les mĂȘmes franchises. » On n'accordait pas aux autono- mistes la moitiĂ© de ce qu'ils demandaient, mais on cessait de traiter les Alsaciens-Lorrains en simples sujets. On les faisait passer au rang d'Alle- mands de seconde classe, et on leur permettait d'espĂ©rer qu'un jour peut-ĂȘtre, s'ils Ă©taient bien sages, ils deviendraient aussi libres que les Badois, les Bavarois et les Saxons. Il y avait deux ombres au tableau. Bien que, par le systĂšme d'Ă©lec- tion appliquĂ© au Landesausschuss , on se fĂ»t assurĂ© qu'il n'y aurait ja- mais dans cette assemblĂ©e une majoritĂ© protestataire et intransigeante, et bien qu'on eĂ»t parĂ© d'avance Ă  tous les accidens possibles en dĂ©ci- dant que, si elle se permettait de dĂ©sapprouver un projet du gouver- nement, on le ferait voter par le Reichstag et on l'imposerait d'autoritĂ©, on ne laissait pas de craindre que ce petit parlement en tutelle ne de- vĂźnt indiscret, qu'il ne conçût une trop haute idĂ©e de son importance. La salle oĂč il se rassemblait Ă©tait pourtant fort modeste ; une triple rangĂ©e de bancs en gradins offrait cinquante-six siĂšges Ă  cinquante-huit dĂ©putĂ©s. Le bĂątiment lui-mĂȘme faisait une pauvre figure auprĂšs des constructions grandioses de l'universitĂ© ; il ressemble Ă  un chalet suisse, 202 REVDE DES DEUX MONDES. et les malins affectaient de le prendre pour une vacherie destinĂ©e Ă  fournir aux amateurs et aux malades du lait pur, de provenance garantie. Mais ce qui pouvait sembler beaucoup plus grave, c'est qu'on avait refusĂ© aux membres du Landesausschuss le droit d'immunitĂ© ou d'in- violabilitĂ© parlementaire. Il arriva un jour qu'un secrĂ©taire d'Ă©tat, qui aimait Ă  montrer les dents, menaça M. Kiener, de Munster, de le tra- duire en police correctionnelle pour avoir avancĂ© devant une commis- sion un fait dont il ne pouvait produire toutes les preuves juridiques. Des agens du service forestier profĂ©raient les mĂȘmes menaces contre les dĂ©putĂ©s assez osĂ©s pour critiquer leurs actes. Un bourgeois qui, en 1880, adressait Ă  un journal de Mulhouse des lettres fort piquantes, remarquait Ă  ce propos que des dĂ©putĂ©s sont Ă©lus pour exercer leur libertĂ© de parole pleine et entiĂšre, qu'ils ne doivent pas courir le risque de passer de la salle de contrĂŽle des actes de l'administration sur le banc des accusĂ©s, devant le tribunal de police. » Mais en Alsace- Lorraine, les patriotes sont d'ordinaire aussi modĂ©rĂ©s que courageux, et des orateurs tels que le vaillant et pieux tribun de Mulhouse, M. Winterer, ou que le jeune reprĂ©sentant de Colmar, M. Grad, ont fait entendre plus d'une fois d'utiles vĂ©ritĂ©s sans que la foudre tom- bĂąt sur eux. Écartant les discussions irritantes et stĂ©riles, le parle- ment de Strasbourg s'est occupĂ© d'affaires plus que de politique, il a su faire de bonnes finances, pourvoir aux grosses dĂ©penses d'une ad- ministration plus coĂ»teuse que celle de tout autre pays allemand, sans recourir aux emprunts proposĂ©s par le gouvernement, Ă©tablir l'Ă©qui- libre dans le budget, obtenir mĂȘme des excĂ©dens de recettes, tout en consacrant des crĂ©dits considĂ©rables aux travaux publics et aux amĂ©- liorations agricoles. HĂ©las ! quoique ce malheureux Landesausschuss n'ait jamais fait que de bonne besogne, il est fort maltraitĂ© aujour- d'hui par la presse officieuse, qui a demandĂ© sa mort. Depuis que le vent a sautĂ©, depuis que la politique tracassiĂšre et compressive a remplacĂ© la politique de mĂ©nagemens, les joies tristes d'une con- science sans reproche sont les seules que puissent se promettre les Alsaciens-Lorrains qui ont le goĂ»t des devoirs amers et qui, Ă  leurs risques et pĂ©rils, s'obstinent Ă  s'occuper des affaires de leur pays. Les dĂ©putĂ©s se seraient consolĂ©s de n'ĂȘtre pas inviolables, si le Reichstag leur avait fait la grĂące d'abolir l'article 10 de la loi du 30 dĂ©- cembre 1871, qui confĂ©rait au chef de l'administration du Reichsland un pouvoir dictatorial et tous les droits redoutables que possĂšde un commandant militaire dans un pays soumis Ă  l'Ă©tat de siĂšge. En vain allĂ©guait-on qu'octroyer une charte et conserver la dictature est une contradiction, que donner et retenir ne vaut, que l'article 68 de la constitution de l'empire assurait Ă  l'empereur la facultĂ© de mettre, quand il lui plairait, le Reichsland en Ă©tat de siĂšge, qu'au surplus l'Alsace-Lorraine avait supportĂ© ses malheurs avec une rĂ©signation DEUX GOUVERNEURS DE l' ALSACE-LORRAINE. 203 exemplaire, que son obĂ©issance Ă©tait parfaite, qae les impĂŽts ren- traient rĂ©guliĂšrement, que le recrutement s'opĂ©rait sans peine, qu'il n'y avait eu nulle part ni dĂ©sordres, ni troubles, ni conspirations, — M Vous nous reprĂ©sentez, disait au Reichstag un dĂ©putĂ© alsacien, que la loi de dictature n'entrera en exercice qu'Ă  l'heure du danger. Il est si facile de voir partout du danger! Vous nous dites aussi que nous trouverons la meilleure des garanties dans le caractĂšre du Statthalter qui nous sera donnĂ©. A la bonne heure, et ce n'est pas de lui que je me dĂ©fie. Mais je redoute le zĂšle de ses agens. Les bureaucrates en sous-ordre ont le nez si fin! Au moindre dĂ©sagrĂ©ment qu'ils s'attire- ront par leur faute, ces grands flaireurs de pĂ©rils auront bientĂŽt fait d'insinuer Ă  leur chef que la paix publique est menacĂ©e. » M. Wind- thorst vint en aide aux orateurs alsaciens-lorrains; mais l'article 10 ne fut point aboli. Plus puissant que l'empereur, le gouverneur du Reichsland n'a pas besoin de proclamer l'Ă©tat de siĂšge, il le consi- dĂšre comme une institution permanente, et il ne tient qu'Ă  lui, en tout temps et Ă  sa convenance, d'user de tous les pouvoirs que la loi française du 9 aoĂ»t 1849 confĂ©rait Ă  l'autoritĂ© militaire. Il peut ordon- ner des visites domiciliaires Ă  toute heure du jour et de la nuit, dĂ©- crĂ©ter des expulsions, des bannissemens, interdire tout journal, toute association, toute rĂ©union qui lui paraĂźt dangereuse. Ce n'est pas en- core tout, l'article 10 porte qu'il pourra prendre sans dĂ©lai toutes les mesures, sans exception, qu'il jugera nĂ©cessaires. Le 28 janvier de l'an dernier, M. Grad disait au Landesausschuss Tant que la dic- tature ne sera pas supprimĂ©e de notre lĂ©gislation, nous serons con- damnĂ©s Ă  dire, comme lady Macbeth La tache est encore lĂ . Maudite tache ! je ne puis l'effacer. » Quelque imparfaite que leur parĂ»t la constitution qu'on leur octroyait, les Alsaciens-Lorrains la regardĂšrent avec raison comme un heureux progrĂšs, comme une nouveautĂ© bienfaisante. Ce n'Ă©tait pas du pain de froment qu'on leur donnait; mais enfin, si bis qu'il fĂ»t, c'Ă©tait du pain, et jusqu'alors on ne leur avait offert que des cailloux. Tout au con- traire, l'administration allemande Ă©tait inquiĂšte et mĂ©contente. Les bureaux, qui sont trĂšs avisĂ©s, avaient compris dĂšs la premiĂšre heure que l'intention du gouvernement impĂ©rial Ă©tait de relĂącher les liens du prisonnier, et que le Statthalter qu'on attendait Ă  Strasbourg s'y prĂ©senterait en podestat, en arbitre souverain, avec la mission de s'in- former des vƓux et des griefs de la population, de rĂ©primer le zĂšle intempĂ©rant des sous-prĂ©fets ou Kreisdirectoren, de leur prĂȘcher la discrĂ©tion et la sagesse, de restreindre leur omnipotence. La situation en Alsace n'est pas telle qu'on la reprĂ©sente souvent dans les journaux allemands et dans plus d'un journal français dans le train ordinaire de la vie, il s'agit moins d'un irrĂ©conciliable antagonisme politique que d'un conflit, d'une lutte continuelle entre des administrĂ©s et des ad- 204 REVUE DES DEUX MONDES. ministrateurs qui n'ont ni les mĂŽmes mƓurs, ni les mĂȘmes idĂ©es, ni le mĂȘme tour d'esprit, qui ne parlent pas la mĂȘme langue, quoiqu'ils parlent tous allemand, et qui surtout ne peuvent s'entendre sur ce qu'ils se doivent les uns aux autres. L'Alsacien est un peuple paisible, travailleur, Ă©conome, facilement gouvernable. Cette population, je ne crains pas de l'affirmer, disait le chancelier de l'empire le 2 mai 1871, est en ce qui concerne l'hon- nĂȘtetĂ© et l'amour de l'ordre une vĂ©ritable aristocratie. » L'annĂ©e sui- vante, il disait encore Pourquoi nous devons mettre sous la tutelle de l'empire ce pays dont les habilans sont des enfans depuis long- temps venus Ă  terme, en vĂ©ritĂ© je ne le comprends pas. » L'Alsacien le comprend encore moins. 11 est doux, mais il est digne et tenace. S'il obĂ©it Ă  l'autoritĂ© et Ă  la loi, l'autoritĂ© fĂ»t-elle dure et la loi dĂ©raison- nable, il n'en pense pas moins, il se rĂ©serve le droit de juger ses juges, et quand il a le malheur d'avoir un maĂźtre, il ne se croit pas tenu de changer ses opinions pour lui ĂȘtre agrĂ©able. Bons diables au fond, disait l'un d'eux, les Alsaciens distinguent entre le respect dĂ» Ă  la loi et l'effacement de leur raison devant les raisons particuliĂšres aux au- toritĂ©s payĂ©es au moyen de leurs contributions. Ils croient comprendre leurs intĂ©rĂȘts aussi bien que M. le Kreisdirector, et ils se passent de ses conseils pour le choix de leurs mandataires. » Sous le rĂ©gime fran- çais dĂ©jĂ , les candidatures patronnĂ©es par le gouvernement leur plai- saient peu; en 1869, le baron Zorn de Bulach, alors chambellan de l'empereur NapolĂ©on, et M. Jean Dollfus lui-mĂȘme, en firent l'expĂ©- rience Ă  leurs dĂ©pens. Depuis que l'Alsace est allemande et qu'elle en- voie des dĂ©putĂ©s au Reichstag, les candidats officiels lui agrĂ©ent encore moins. L'un d'eux, se promenant un jour d'Ă©tĂ© avec son sous-prĂ©fet, se baissait de temps Ă  autre et tirait son mouchoir pour Ă©pousseter les bottes de ce haut personnage. Ses Ă©lecteurs lui firent voir qu'ils n'entendaient pas ĂȘtre reprĂ©sentĂ©s Ă  Berlin par un homme si prodi- gieusement aimable. L'Alsacien n'oubliera pas de longtemps que la France l'a Ă©levĂ©. Comme tout Français, il a l'humeur Ă©galitaire ; on ne lui persuadera jamais que certains hommes naissent avec une selle sur le dos et d'autres avec des Ă©perons aux pieds. Il n'aime pas que ses gouvernans se croient d'une autre caste, d'une autre espĂšce que lui et le traitent de haut en bas ; il est accoutumĂ© Ă  ce qu'on ait des Ă©gards pour sa dignitĂ©. Il ne peut souffrir non plus qu'on s'ingĂšre dans ses affaires de cƓur et de conscience. Il a peut-ĂȘtre des souvenirs qui le hantent, des regrets, des amours secrĂštes et de secrĂštes espĂ©rances ; il ne pense pas en devoir compte Ă  personne il obĂ©it; n'est-ce pas assez? a De- puis que vous ĂȘtes nos maĂźtres, disait au Reichstag, en 1879, un dĂ©- putĂ© d'Alsace, nous vous avons prouvĂ© que nous savions respecter ce qui vous semble respectable, et nous dĂ©sirons que de votre cĂŽtĂ© vous DEUX GOUVERNEDRS DE L ALSACE-LORRAINE. 205 respectiez en nous des sentimens qui nous sont sacrĂ©s. » Quelques mois plus tard, le bourgeois de Mulhouse que j'ai dĂ©jĂ  citĂ© Ă©crivait Ce que nous demandons, nous les bourgeois annexĂ©s de l' Alsace- Lorraine, c'est de vivre le moins mal possible dans une situation et sous un rĂ©gime que nous n'avons pas choisis, que nous subissons au contraire par la force des choses. Le chancelier allemand, la France et le monde savent Ă  quoi s'en tenir sur nos sentimens intimes. Mais enfin de plus sages l'ont dit Mieux vaut vivre que philosopher, et nous voulons vivre tranquilles, et autant que possible vivre bien. Le pot-au-feu d'abord, la gloire aprĂšs ! » L'Alsacien -Lorrain pense que les Ă©trangers qui le gouvernent et qu'il paie de son argent devraient s'appliquer, par leurs bons soins, par leurs mĂ©nagemens, Ă  lui faire oublier son malheur, Ă  le rĂ©concilier avec ses nouvelles destinĂ©es ; mais ces Ă©trangers pensent au contraire qu'ils font honneur Ă  l'Alsacien-Lorrain en l'administrant bien ou mal entre deux points de vue si divergens, aucun accord n'est possible. Tous ces bureaucrates, accourus de tous les coins de l'Allemagne dans le Reichsland, l'ont considĂ©rĂ© dĂšs l'origine comme un pays conquis, comme une proie ou comme une vache Ă  lait, comme une ferme Ă  exploiter, comme une terre riche et grasse oĂč les traitemens sont beau- coup plus considĂ©rables que sur la rive droite du Rhin, et dans lequel un Kreisdirector, outre ses appointemens, reçoit 3,000 marcs d'indem- nitĂ© pour une voiture Ă  deux chevaux, et jusqu'Ă  1,500 marcs de sup- plĂ©ment de paie ou de Ortszulagen. Touchant une solde de campagne et regardant comme une contribution de guerre l'argent alsacien qui entre dans leurs poches, ces fonctionnaires ont l'humeur militante; ils ĂŽtent rarement leurs bottes, ils ne mettent jamais leurs pantoufles. Quand M. Herzog, attachĂ© alors Ă  la chancellerie de l'empire et chargĂ© de la direction des affaires du Reichsland, vint Ă  Mulhouse, quelqu'un lui reprĂ©senta qu'il serait bon de rĂ©pondre au vƓu de la population en accordant aux provinces annexĂ©es un rĂ©gime moins rigoureux. Il rĂ©- pondit sĂšchement Les vƓux de la population me sont absolument indiffĂ©rens. » Le maĂźtre avait parlĂ©, son mot courut, et les subalternes en firent leur devise. Ajoutez que ces fonctionnaires, dont le chef est investi de pouvoirs dictatoriaux, se vantent d'y avoir part en quelque mesure la dicta- ture est une grĂące qui se communique et se rĂ©pand. Beaucoup ont pour principe que l'administration peut tout, et ils agissent en consĂ©quence, ils tranchent du petit potentat. Tel agent en sous-ordre se plaĂźt Ă  faire sentir le poids de son autoritĂ©, et il exige, selon le mot du pays, qu'on danse comme il siffle. » Ajoutez encore que les bureaucrates alle- mands ont une disposition naturelle Ă  scruter les esprits et les cƓurs ; ils aiment Ă  lire dans les tĂȘtes, ils se dĂ©fient des arriĂšre-pensĂ©es ; il ne leur suffit pas qu'on obĂ©isse, ils entendent que l'obĂ©issance soit 206 REVUE DES DEDX MONDES. empressĂ©e et mĂȘme joyeuse, et ils tiennent compte des sentimens en- core plus que des actes. Aussi les fonctionnaires de l'Alsace- Lorraine eurent-ils bientĂŽt fait de partager leurs administrĂ©s en deux classes celle des mau- vais sujets, qui pullulaient, celle des bons sujets, qui n'Ă©taient pas nombreux. On est implacable pour les uns, indulgent our les au- tres, surtout quand ils possĂšdent le don des ingĂ©nieuses complai- sances tt des flatteuses caresses. On pardonne ses mĂ©faits Ă  tel secrĂ©taire de mairie bien pensant, qui s'est permis de puiser quel- quefois dans la caisse municipale, et tel maire Ă  poigne, qui s'entend Ă  pĂ©trir la pĂąte Ă©lectorale, est maintenu en fonctions, quoiqu'il se fasse payer pour des travaux qui n'ont pas Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©s. En revanche, on- accueille, on encourage toute dĂ©nonciation contre les mal pensans. Un instituteur d'outre-Rhin, Ă©tabli en Alsace, engageait les petits Alle- mands qui frĂ©quentaient son Ă©cole Ă  lui dĂ©noncer les petits Alsaciens qui parlaient français pendant les rĂ©crĂ©ations. Je ne connais pas, avait dit M. Windthorst, d'Ă©tat plus insupportable que celui oui Ton n'est pas sĂ»r de sa libertĂ© personnelle, oĂč l'on ne peut compter sur les tribunaux pour vous protĂ©ger contre les mesures arbitraires et les fausses dĂ©nonciations, et, je le crains, tel est aujourd'hui le sort de l'Alsace. » Mais les fonctionnaires du Reichsland s'inquiĂ©taient peu de ce que pouvait dire M. Windthorst. Jusqu'en 1879, ils Ă©taient assurĂ©s que, quoi qu'ils fissent, la chancellerie de Berlin leur donnerait tou- jours raison, et cette certitude leur mettait la conscience en repos et l'Ăąme en liesse. M. Windthorst avait dit aussi que, si on voulait faire de la politique de conciliation dans le Reichsland, il fallait y envoyer un gĂ©nĂ©ral. L'Ă©vĂ©nement prouva qu'il avait dit vrai. En choisissant son premier Statthalter, l'empereur Guillaume eut la main heureuse. Le marĂ©chal de Manteuffel Ă©tait un homme fort remarquable. Ce soldat-diplomate, qui avait partagĂ© sa vie entre les cours et les camps, s'Ă©tait montrĂ©, selon les cas, habile nĂ©gociateur et homme de guerre accompli. Lorsque, aprĂšs la conclusion de la paix, il avait pris Ă  Nancy le commandement du corps d'occupation allemande, il s'Ă©tait attirĂ© les sympathies par sa bonne grĂące, par ses procĂ©dĂ©s humains et courtois. 11 avait laissĂ© dans nos dĂ©partemens de TEst le meilleur souvenir qu'un vainqueur puisse laisser Ă  des vaincus; il conservait Ă  la victoire tout son prestige, il la dĂ©pouillait de son insolence. DĂšs son arrivĂ©e Ă  Strasbourg, ce grand homme maigre et sec fit une bonne impression; Ă  peine eĂ»t-il pro- menĂ© dans les rues sa verte vieillesse, son uniforme de dragon, sa tunique bleue, son grand manteau, sa petite tĂȘte coiffĂ©e d'une cas- quette et son Ɠil vif, qui savait rire, on devina qu'il chercherait Ă  plaire. Au surplus, il s'empressa de s'expliquer. 11 dĂ©clara qu'il enten- dait faire sa cour Ă  la belle Alsace-Lorraine, qu'il lui demandait sa DEUX GOUVERNEURS DE l'aLSAGE-LORRAINE. 207 main, et il se comparait au doge de Venise Ă©pousant la mer. Il ajou- tait qu'il n'aurait garde d'envenimer les blessures, qu'il se proposait de les panser et de les guĂ©rir. Cette parole, qui rĂ©jouit les Alsaciens, fit tressaillir d'Ă©pouvante tous les bureaux il leur parut qu'on envoyait Ă  l'Alsace une Ă©pĂ©e pour la protĂ©ger contre leur bon plaisir. M. de Manteuffel avait tenu, dĂšs les premiers jours, Ă  appeler auprĂšs de lui des Alsaciens d'opinions modĂ©rĂ©es, disposĂ©s Ă  entrer dans ses vues et capables de lui rĂ©vĂ©ler les dĂ©sirs et les griefs des populations. Ils formaient son conseil intime, il les consultait en toute occasion, et les bureaucrates mĂ©contens l'accusaient d'inaugurer dans le Reichsland le pernicieux rĂ©gime des notables, eine Notabdwirthschaft. Il s'occupait aussi d'entretenir de bons rapports avec la dĂ©lĂ©gation provinciale. DĂ©- pensant jusqu'au derniersou en frais de reprĂ©sentation ses 300, 000 marcs de traitement, il aimait Ă  recevoir, et sa fille l'aidait Ă  faire les honneurs du palais. Pendant la session du Landesausschuss, il invitait chaque soir une demi-douzaine de dĂ©putĂ©s; il les interrogeait, leurlĂątait le pouls ou les sermonnait amicalement. Il pratiquait largement la politique de table, €t c'Ă©tait par des propos de table, le verre en main, qu'il faisait connaĂźtre ses vues et ses projets. Ce soldat Ă©tait un homme d'esprit et un orateur toujours en verve; il avait une Ă©loquence Ă  la fois agrĂ©able et caus- tique, et ses toasts, d'un tour original, Ă©taient reproduits par les jour- naux. Il ne se lassait pas de rĂ©pĂ©ter que l'annexion Ă©tait un fait irrĂ©vocable, que les Alsaciens-Lorrains devaient en prendre leur parti, mais qu'il respectait leurs souvenirs, leurs regrets, qu'un peuple ne change pas de patriotisme comme de chemise, qu'il faisait peu de cas des empressemens serviles et des sympathies menteuses, qu'il ne rĂ©- ^ DEDX GOUVERNEURS DE l' ALSACE-LORRAINE. 209 mais d'humeur cassante, n'avait pu vivre longtemps en paix avec M. de Manteuffel. Les concessions qu'il Ă©tait obligĂ© de faire lui avaient tellement Ă©chauffĂ© la bile qu'il faillit succomber Ă  une jaunisse. Le marĂ©chal demanda son rappel et le remplaça par M. de Hofmann, qui Ă©tait plus souple. De ce jour, les subalternes ne se sentirent plus en sĂ»retĂ©, et ils ourdirent une conspiration contre le Statthalter. En vrai soldat, il mĂ©prisait les dĂ©lateurs et les dĂ©lations; on n'osait plus lui dĂ©noncer les Alsaciens protestataires; on s'en consola en le dĂ©non- çant lui-mĂȘme aux journaux allemands. Ce fut une vraie croisade de presse ; professeurs de l'universitĂ©, instituteurs primaires, tout le monde s'en mĂȘlait. Les feuilles conservatrices ou libĂ©rales-natiooalesde Berlin et de Cologne publiaient de venimeuses correspondances anonymes, oĂč M. de Manteuffel Ă©tait traitĂ© de politique incapable, qui compro- mettait par ses dĂ©plorables faiblesses la sĂ»retĂ© du pays annexĂ©. Il avait le malheur d'ĂȘtre sensible aux articles de journaux; il ne craignait pas les coups d'Ă©pĂ©e, il redoutait les mouches et leurs piqĂ»res. Il lui prenait des impatiences ; il aurait voulu obtenir des rĂ©sultats Ă©clatans et prompts qu'il pĂ»t opposer Ă  ses adversaires pour les confondre. Ce doge, qui avait jurĂ© d'Ă©pouser la mer, se plaignait que ses avances fussent froidement accueillies la mer Ă©tait tranquille, unie comme une glace, et ne rĂ©pondait ni oui ni non ; peut-ĂȘtre se souvenait-elle qu'elle Ă©tait veuve et pensait-elle Ă  son premier mari. Calmez-vous, avait dit un dĂ©putĂ© au marĂ©chal dans une de ses heures de fĂącherie; un politique avisĂ© ne se pique pas d'aller plus vite que le temps. » Lorsque, dans l'Ă©tĂ© de 1885, il mourut Ă Gastein d'une congestion pulmonaire, l'Alsace-Lorraine ne prit pas le grand deuil, mais elle regretta sincĂšrement ce galant homme. On lui savait grĂ© moins de ce qu'il avait fait que de ce qu'il promettait de faire, de ses façons d'agir, de la gĂ©nĂ©rositĂ© de ses intentions et de son caractĂšre, des espĂ©rances qu'il donnait. Il avait assez rĂ©ussi pour que son successeur fĂ»t tentĂ© de suivre son exemple, et personne ne s'attendait Ă  un changement de rĂ©gime. Le prince Hohenlohe avait Ă©tĂ© prĂ©sident du conseil bava- rois, vice-prĂ©sident du Reichstag, ambassadeur en France^et Ă  Munich comme Ă  Berlin, comme Ă  Paris, il passait pour un esprit tempĂ©rĂ©, inclinant aux opinions moyennes et aux mesures libĂ©rales. Ses enne- mis lui reprochaient d'avoir le regard oblique et l'accusaient de con- sidĂ©rer la politique comme l'art de dĂ©cliner les responsabilitĂ©s; mais il n'avait pas d'ennemis en Alsace quand il s'y prĂ©senta, et ses dĂ©buts furent heureux. Pour don de joyeux avĂšnement, le nouveau Statthalter rĂ©tablit le conseil municipal de Strasbourg. Peu aprĂšs, l'empereur et l'impĂ©ratrice vinrent visiter le Reichsland; ils se louĂšrent de l'accueil que leur fit une population qui respecte l'autoritĂ©, pourvu que l'auto- ritĂ© respecte ses droits et qu'elle ne cherche pas Ă  violenter ses sen- TOME Lxxxviii. — 1888. il^ 210 REVUE DES DEUX MONDES. timens. Tout semblait aller pour le mieux, et le 15 octobre 1886, le prince Hohenlohe dĂ©clarait que peu de mois lui avaient suffi pour s'attacher au pays qu'il Ă©tait chargĂ© de gouverner, que dĂ©sormais il regardait Strasbourg comme sa patrie. Tout Ă  coup les affaires se gĂą- tĂšrent, se brouillĂšrent, et ce furent les Ă©lections du 21 fĂ©vrier 1887 qui firent tout le mal; mais Ă  qui la faute? Le Reichstag avait refusĂ© de voter le septennat, et il fut dissous. M. de Bismarck avait prononcĂ© Ă  cette occasion l'un de ses discours les plus retentissans il y reprĂ©sentait l'armĂ©e française comme un redou- table instrument d'agression, et la France comme une nation que le premier hasard prĂ©cipiterait dans une guerre de revanche. Il devait s'attendre que son Ă©loquence et ses prophĂ©ties remueraient profondĂ©- ment les provinces annexĂ©es. Peu lui importait; il ne songeait qu'Ă  se procurer une majoritĂ© dans le futur Reichstag, et il sacrifiait l'ac- cessoire au principal. Heureusement l'Alsacien a trop de bon sens pour ne pas savoir que certaines dĂ©clarations du chancelier ne doivent ĂȘtre acceptĂ©es que sous bĂ©nĂ©fice d'inventaire. Mais, en conscience, on ne pouvait espĂ©rer qu'il prĂźt parti pour le septennat. On annonçait Ă  l'Alsace-Lorraine de prochaines batailles, et on lui demandait d'Ă©lire des dĂ©putĂ©s favorables Ă  une loi qui l'obligerait Ă  augmenter le con- tingent qu'elle devait fournir Ă  l'Allemagne; c'Ă©tait vraiment trop exi- ger. Le prince Hohenlohe fit une faute grave ; il aurait dĂ» s'abstenir, il rĂ©solut d'entrer en campagne. Pour se conformer aux instructions que M. de Hofmann recevait de la chancellerie impĂ©riale, et malgrĂ© les avis contraires que lui donnaient ses sous-prĂ©fets eux-mĂȘmes, il publia un manifeste en faveur du septennat, et ordre fut intimĂ© Ă  tous les fonctionnaires d'user de tous les moyens pour arracher au pays un vote qui fĂ»t agrĂ©able Ă  Berlin. Jamais pression si violente n'avait Ă©tĂ© exercĂ©e sur les Ă©lecteurs ; on se flattait de les intimider, on ne rĂ©ussit qu'Ă  les irriter. Un des candidats officiels ayant affirmĂ© que, si le sep- tennat Ă©tait rejetĂ©, ce serait la guerre, et que l'ennemi ne tarderait pas Ă  envahir le Reichsland, on lui cria a L'ennemi ! il y a plus de seize ans qu'il est chez nous, n On avait semĂ© le vent, on rĂ©colta la tempĂȘte, et l'opposition remporta un Ă©clatant triomphe. L'Ă©loquence de M. de Bismarck et le manifeste du prince Hohenlohe l'avaient beau- coup aidĂ©e. Les bureaucrates de mĂ©tier ne sont jamais si certains d'avoir raison que lorsqu'ils sont dans leur tort. C'est la faute du feu marĂ©chal, s'Ă©criait-on, de sa mansuĂ©tude et de ses concessions! VoilĂ  oĂč nous ont menĂ©s les voies de douceur 1 — On avait dit aux Alsaciens-Lorrains Si vous votez bien, on vous donnera peut-ĂȘtre du sucre d'orge; si vous votez mal, vous aurez le fouet. » Ils avaient mal votĂ©, ils ont eu le fouet. Les fonctionnaires mĂ©contens et les professeurs de l'univer- DECX GOUVERNEURS DE l' ALSACE-LORRAINE. 211 site de Strasbourg qui envoient des correspondances anonymes Ă  Berlin et Ă  Cologne demandaient que le Reichsland fĂ»t incorporĂ© Ă  la Prusse, que toute personne suspecte de sympathies françaises fĂ»t chassĂ©e du pays, que le Landesausschuss fĂ»t supprimĂ©. On n'a pas fait tout ce qu'ils dĂ©siraient; mais on a renchĂ©ri sur la politique compres- sive et tracassiĂšre d'autrefois. Les dĂ©nonciations encouragĂ©es, rĂ©com- pensĂ©es, la police ayant l'Ɠil et la main partout, des mesures puĂ©riles et des brutalitĂ©s, la proscription des Ă©tiquettes et des enseignes de boutiques françaises, les chemins de fer n'acceptant plus les colis qui portent une marque française, un pĂšre de famille condamnĂ© pour avoir envoyĂ© son fils apprendre le français dans une Ă©cole de Saini-DiĂ©, le chocolat MĂ©nier mis Ă  l'index, l'ordre de dĂ©baptiser le pain d'Ă©pice et de ne l'appeler jamais que Pfefferkuchen, les chants sĂ©ditieux punis de 4,000 francs d'amende et de deux ans de prison, des difficultĂ©s croissantes pour les permis de sĂ©jour, des expulsions, des bannisse- mens; que n'inventent pas des bureaux en colĂšre? Enfin est venue la loi des passeports, et dĂ©sormais l'Alsace-Lorraine a une frontiĂšre fer- mĂ©e, qui ne s'entre-bĂąille que pour laisser passer des gens absolument sĂ»rs. Cette loi, dont les finances du Reichsland risquent de se res- sentir, sera-t-elle rapportĂ©e? L'Allemagne ne persuadera jamais au monde que pour tenir un pays oĂč il n'y a jamais eu en dix-sept ans le moindre dĂ©sordre, elle est obligĂ©e d'ajouter Ă  la dictature les rigueurs d'un emprisonnement cellulaire. Pendant que les bureaux cĂ©lĂšbrent leur victoire, que fait le Statthal- ter? 11 laisse faire. Soit qu'il n'ait pas Ă  Berlin l'autoritĂ© suffisante, ou qu'il soit dĂ©sireux de ne pas compromettre son repos, il semble avoir rĂ©solu de ne se mĂȘler de rien, de n'intervenir en rien. 11 laisse ses fonctionnaires libres de suivre leurs propres inspirations ou celles qu'ils reçoivent de la capitale de l'empire ; il ne leur adresse aucune question indiscrĂšte, il s'applique Ă  ne point s'ingĂ©rer dans leurs affaires. 11 n'a point de conseil intime, et on ne cite de lui aucun propos de table; il ne donne guĂšre Ă  dĂźner, il reprĂ©sente peu, fait peu de bruit, il s'efface. On l'a autorisĂ© Ă  faire sonner les cloches sur son passage ; mais il n'abuse pas de cette autorisation. On raconte qu'il est entrĂ© un jour, le chapeau sur la tĂȘte, dans une salle oĂč siĂ©geait un conseil municipal ; il a dĂ» lui en coĂ»ter, car il a d'ordinaire la politesse exacte d'un homme trĂšs bien nĂ©. Ajoutons qu'il a l'esprit trop cultivĂ©, qu'il est trop intelligent, trop raisonnable pour approuver des mesures ridicules ou brutales, qu'il n'ose condamner tout haut. S'il cĂ©dait Ă  son penchant naturel, il in- tercĂ©derait quelquefois, il se souviendrait peut-ĂȘtre qu'il avait fait au Reichsland l'honneur de l'adopter pour sa patrie. 11 dirait comme Ponce-Pilate a Je ne vois rien de criminel dans cet accusĂ©. » Mais / 212 REVUE DES DEUX MONDES, il ne dit rien le prince Hohenlohe est un Ponce-Pilate qui se tait. Au reste, dans toute l'Alsace-Lorraine, le silence est d'or. Si le Statthalter ne souffle mot, c'est qu'il craint de se brouiller avec ses bureaux ou avec Berlin ; si les administrĂ©s se taisent, c'est que l'Alsace est un des pays de ce monde d'oĂč il est le plus dur d'ĂȘtre exilĂ©. Il y a cependant des gens qui ne savent pas se tenir ni rĂ©sister Ă  la funeste dĂ©mangeaison de dire une fois au moins ce qu'ils ont sur le cƓur. NaguĂšre un Kreis- director priait un bourgmestre alsacien de lui faire les honneurs de sa commune. Le bourgmestre lui montra dans l'Ă©glise une petite souris d'argent, prĂ©sent d'un Ă©vĂȘque, et qui passe pour avoir la vertu de conjurer tous les flĂ©aux. — Vous croyez donc Ă  cette niaiserie? demanda le sous prĂ©fet en haussant les Ă©paules. — Comment pour- rais-je y croire encore, rĂ©pondit le maire en courbant les siennes, puis- que vous ĂȘtes encore ici! » 11 y avait en Alsace, dĂšs le lendemain de la conquĂȘte, des autono- mistes et des protestataires. Ils se querellaient souvent, et ils Ă©taient cependant bien prĂšs de s'entendre. Les uns disaient Les Allemands nous accorderont notre autonomie ; s'ils nous la refusent, nous pro- testerons comme vous. » Les autres rĂ©pondaient Vous verrez que les Allemands ne nous la donneront jamais; si par miracle ils nous la donnaient, comme vous nous transigerions. » Sous le rĂ©gime du ma- rĂ©chal de ManteufTel, plus d'un protestataire Ă©tait devenu autono- miste; sous le rĂ©gime prĂ©sent, il n'y a pas un autonomiste qui ne proteste. On prĂ©tend que qui aime bien chĂątie bien, disait au Reich- stagun dĂ©putĂ© du Reichsland; mais puisque nous devons ĂȘtre Ă©ternel- lement chĂątiĂ©s, puisque, moins favorisĂ©s que les autres citoyens alle- mands, on nous condamne Ă  ĂȘtre toujours gouvernĂ©s par des lois d'exception, que voulez-vous que nous pensions de notre nouvelle nationalitĂ©? » Les autonomistes ont perdu leurs espĂ©rances, et quand on s'informe de leur santĂ©, ils rĂ©pondent, comme Saint-Évremond mourant Je voudrais me rĂ©concilier avec l'appĂ©tit. » Le prince Hohenlohe est le plus discret des gouverneurs. S'il sortait de son pru- dent silence, il confesserait sans doute que la politique Ă  laquelle on le force d'attacher son nom lui paraĂźt fort impolitique, que les mesures qu'on l'oblige de prendre ou de laisser prendre sont les plus propres du monde Ă  inspirer Ă  un peuple fier autant que sage et patient le dĂ©goĂ»t du pain qu'on lui fait manger, ainsi que de la main qui le lui offre, et le fatal amour du fruit dĂ©fendu. G. Valbeht. REVUE LITTÉRAIRE LA CRITIQUE SCIENTIFIQUE. La Critique scientifique, par M. Emile Henuequin. Paris, 1888; Perrin. J'ouvre le livre de M. Emile Hennequin sur la Crilique scientifique, — M. Emile Hennequin est un jeune Ă©crivain dont on se rappellera peut-ĂȘtre avoir lu d'intĂ©ressans et curieux Essais, — et dĂšs la pre- miĂšre page, ou le premier chapitre, car il faut ĂȘtre exact, j'y trouve la phrase que voici La critique littĂ©raire, qui a dĂ©butĂ© aux temps mo- dernes et en France par les examens de Corneille et de Racine, par Boi- leau et Perrault, apparut comme un genre distinct dans la seconde moitiĂ© du xviii* siĂšcle, dans ce pays avec La Harpe et les Salons de Diderot, en Angleterre avec Addison, en Allemagne avec Lessing. » Sur quoi je ne puis m'empĂȘcher de remarquer premiĂšrement, que ce n'est point en France, mais plutĂŽt en Italie, que la critique moderne a dĂ©butĂ© ; » deuxiĂšmement, que si je connais bien les Examens de Corneille, je n'en connais point de Racine, — ce sont sans doute ses PrĂ©/aces; — troi- siĂšmement, que les Chapelain et les d'Aubignac, la prĂ©face de VAdone, celle de la Pucelle, les Sentimens de r AcadĂ©mie sur le Cid, la Pratique du théùtre, ayant prĂ©cĂ©dĂ© les Examens de Corneille lui-mĂȘme, ont donc aussi prĂ©cĂ©dĂ© les Satires de Boileau, son Art poĂ©tique, et les Dialogues de Perrault sur les Anciens et les Modernes; quatriĂšmement, qu'Ă  part les lecteurs de la Correspondance de Grimm, c'est-Ă -dire quelques prin- cipicules d'Allemagne, les Salons de Diderot n'ont guĂšre Ă©tĂ© connus que de nos jours; cinquiĂšmement, qu'Addison Ă©tant mort en 1719, il n'ap- 2i/l REVDE DES DEDX MONDES. partientpas Ă  la seconde moitiĂ© duxviir siĂšcle; » sixiĂšmement, qu'en Allemagne, Lessing a Ă©tĂ© prĂ©cĂ©dĂ© de Gottsched, sans parler de quel- ques autres;., et toutes ces petites erreurs, parfaitement insignifiantes en soi, qui le seraient partout ailleurs, cessent de l'ĂȘtre et deviennent fĂącheuses dans un livre dont le titre obligeait avant tout son auteur Ă  cette prĂ©cision qui faille premier caractĂšre de l'esprit scientifique. » Rien de plus facile, en effet, que d'Ă©noncer des idĂ©es gĂ©nĂ©rales et de les faire servir aux plus beaux dĂ©veloppemĂ«ns, quand on nĂ©glige, que l'on oublie, ou que l'on ignore les faits exacts qui les jugent, et presque toujours, en les jugeant, les ruinent; mais rien aussi de moins scien- tifique, » ni qui nous mette plus naturellement en dĂ©fiance d'un auteur et d'un livre. C'est le grand dĂ©faut de M. Hennequin son livre, qui tĂ©moigne d'une ardeur de gĂ©nĂ©ralisation toute juvĂ©nile, tĂ©moigne aussi de quelque insuffisance d'informations, de lectures et de rĂ©flexions. L'histoire de la littĂ©rature française, en particulier, lui semble ĂȘtre un peu Ă©tran- gĂšre, ou du moins nous avons quelque raison de le croire, quand nous le voyons Ă©crire des phrases comme celle-ci, par exemple, sur laquelle justement il prĂ©tend Ă©tablir tout un long raisonnement Il a fallu deux siĂšcles Ă  Pascal et Ă  Saint-Simon pour atteindre la renommĂ©e. » En effet, les MĂ©moires de Saint-Simon n'ayant paru pour la premiĂšre fois qu'il y a cent ans au plus, on ne voit pas bien comment la re- nommĂ©e du noble duc eĂ»t pu prĂ©cĂ©der elle-mĂȘme de cent ans la publica- tion de ses Ɠuvres. Mais pour Pascal, on ne connaĂźt guĂšre, auxvii* siĂšcle, de plus grand succĂšs de librairie que celui des Provinciales, Ă  moins que ce ne soit celui des PensĂ©es^ dont on possĂšde jusqu'Ă  sept ou huit Ă©ditions ou contrefaçons pour la seule annĂ©e de leur apparition. Dans un autre endroit de son livre, adoptant pleinement l'opinion trop intĂ©- ressĂ©e peut-ĂȘtre de certains critiques anglais et allemands, M. Henne- quin reproche Ă  la littĂ©rature française de n'ĂȘtre pas assez nationale, » — ou plutĂŽt il ne le lui reproche pas, ce n'est point comme il en use, et il ne se pique de rien tant que de ne pas juger, » — mais il con- state enfin qu'elle ne l'est pas. J'aurais voulu lĂ -dessus, et pour en finir avec ce paradoxe irritant, qu'il prĂźt la peine de nous dire en quoi RomĂ©o et Juliette, Othello, le Marchand de Venise, Jules CĂ©sar ou Coriolan, sont aux Anglais des sujets plus nationaux » que le Cid, ou Polyeucte, ou Ândromaque, ou le Misanthrope Ă  nous autres Français. Mais, je ne sais pourquoi, c'est une chose entendue parmi nous que Shakspeare, mĂȘme quand il copie Plutarque ou Luigi da Porta, demeure Anglais, tandis que Racine ou MoliĂšre sont Grecs ou Latins, mĂȘme quand ils composent Bajazet ou Tartufe. Goethe aussi, apparemment, a traitĂ© des sujets na- tionaux, » dans son IphĂźgĂ©nie en Tauride et dan^ son Torquato Tasso, comme Schiller dans sa Jeanne d'Arc ou dans son Don Carlos. En un REVUE LITTERAIRE. 215 autre endroit encore, et toujours pour en tirer des conclusions dogma- tiques, M. Hennequin dresse une liste sommaire de littĂ©rateurs ap- partenant Ă  la mĂȘme nation, Ă  la mĂȘme Ă©poque... et prĂ©sentant cepen- dant des caractĂšres intellectuels nettement divers. » On est quelque peu Ă©tonnĂ© d'y voir figurer comme contemporains, Joinville 122/^- 1319, Froissart 1337-UlO, Commynes H/i7-1511, » qui vĂ©curent, ainsi que l'on voit, Ă  quelque cent ans de distance l'un de l'autre; et, dans des temps plus modernes, oĂč les gĂ©nĂ©rations littĂ©raires se succĂš- dent, en quelque sorte, plus rapidement. Mℱ* de SĂ©vignĂ© rapprochĂ©e de Saint-Simon, lequel n'avait pas commencĂ© d'Ă©crire quand elle mourut, ou l'auteur de Manon Lescaut de celui de Gil Blas, dont on peut dire que l'un ne prit la succession de l'autre que pour la dĂ©na- turer. Je tĂącherai de montrer tout Ă  l'heure Ă  M. Hennequin, dans un livre comme le sien, l'importance particuliĂšre de ces vĂ©tilles; » mais, en attendant, nous pouvons toujours dire qu'un peu plus de prĂ©cision et de souci des dates ou des faits n'eĂ»t pas Ă©tĂ© pour nuire Ă  l'intĂ©rĂȘt, Ă  la soliditĂ©, et Ă  l'autoritĂ© de son livre. Car, parmi toutes ces petites erreurs, on y trouve de fort bonnes choses, et qui paraĂźtraient bien meilleures encore, si la façon d'Ă©crire qu'affecte M. Hennequin ne les embrouillait, ne les enveloppait, ne les obscurcissait comme Ă  plaisir. Pour s'ĂȘtre un peu frottĂ©e de science et d'une certaine mĂ©taphysique, dans la frĂ©quentation de Darwin et surtout d'Herbert Spencer, toute une jeune Ă©cole, en imitant les mots, croit reproduire les choses, et, Ă  dĂ©faut de l'esprit de la science, — ou pour se le mieux inoculer peut-ĂȘtre, — elle en copie religieu- sement le jargon. Qu'est-ce que l'analyse esthopsychologique ? » Qu'est-ce que la morphologie et la dynamique de l'Ɠuvre d'art? » Qu'est-ce qu'une analyse littĂ©raire intĂ©grable dans une sĂ©rie de notions analogues conduisant Ă  fonder des lois ? » Et notez que tous ces grands mots, dont on a l'air de se remplir la bouche, n'expri- ment rien que d'assez simple au fond. La morphologie de l'Ɠuvre d'art, par exemple, c'est ce que l'on en appelait, voilĂ  vingt ans, la genĂšse, assez prĂ©tentieusement dĂ©jĂ , et c'est ce que les bonnes gens appellent plus simplement l'histoire de sa formation et de ses transformations. De mĂȘme, la dynamique de l'Ɠuvre d'art, ne croyez pas que ce soit un si profond mystĂšre, et c'est tout uniment l'histoire des effets qu'elle a produits, de l'enthousiasme ou de la colĂšre qu'elle a soulevĂ©s en son temps, de la nature et de la profondeur des Ă©mo- tions qu'elle nous procure encore. Mais alors pourquoi cet Ă©talage de termes scientiĂ»^ues? Car, c'est au contraire quand l'on croit avoir des choses nouvelles Ă  dire, qu'il faut les dire, comme soi seul sans doute, mais dans la langue de tout le monde ; — et il y en a quelques-unes dans le livre de M. Hennequin. Par exemple, il a parfaitement montrĂ© que. 216 REVUE DES DEUX MOWDES. dans l'histoire de la littĂ©rature et de l'art, les disputes de mots ou les querelles d'Ă©coles ne sont point du tout vaines, et encore moins pas- sagĂšres. Il a trĂšs bien fait voir que les prĂ©tendues variations du goĂ»t et de la critique, pour ĂȘtre assez nombreuses, ne le sont point autant qu'on l'a bien voulu dire, ni surtout aussi considĂ©rables. Je crain? seulement, pour lui, qu'auprĂšs de quelques lecteurs l'affectation sou- tenue de sa maniĂšre d'Ă©crire ne lui enlĂšve le bĂ©nĂ©fice de ce qu'il a pensĂ© de meilleur. Il est vrai qu'en revanche, auprĂšs d'une simple jeunesse Sentant encor le lait dont elle fut nourrie, elle lui donnera un air de profondeur. Mais j'arrive Ă  l'objet de son livre, et Ă  cette critique scientifique n dont il a voulu nous tracer l'esquisse ou le programme. AprĂšs M. Taine et Sainte-Beuve aussi, — qu'il traite cependant assez mal, et dont on dirait, en passant, qu'il ne connaĂźt pas le Port-Royal, — iM. Henne- quin demande donc que, dans les Ɠuvres et sous les Ɠuvres on cherche l'homme. Oserai-je insinuer ici que Buffon ou Pascal l'avaient demandĂ© avant eux? Mais ils n'en avaient pas vu, ou, s'ils les avaient vues, ils n'en avaient pas tirĂ© les consĂ©quences, qui seraient infinies, nous dit-on, et de nature au besoin Ă  renouveler l'histoire. De toutes les Ɠuvres des hommes, en effet, les Ɠuvres d'art ne sont-elles pas les plus significatives, celles dont l'auteur s'y est mis le plus complĂštement lui-mĂȘme, celles dont le tĂ©moignage, en mĂȘme temps que le plus du- rable, est aussi le plus vĂ©ridique? Et les artistes, Ă  leur tour, les grands poĂštes ou les grands peintres, qui sont-ils, sinon les plus originaux d'entre les hommes, u les plus gĂ©niaux, » dit M. Hennequin; et la me- sure, par consĂ©quent, si l'on peut ainsi dire, du pouvoir, de la profon- deur ou de l'Ă©tendue de l'intelligence humaine? Et leurs admirateurs enfin, ceux qui les ont applaudis de leur vivant, ceux qui les aiment dans la mort, ceux qui se reconnaissent et qui se complaisent en eux, ceux-lĂ , la foule anonyme et obscure, ne nous apprennent-ils point, sans le savoir, par la seule nature de leurs admirations et de leurs sympathies, quels ils furent eux-mĂȘmes, quels autrefois leurs goĂ»ts, quelle mĂȘme leur vie ? De telle sorte que, depuis six ou sept mille ans qu'il y a des hommes qui Ă©crivent ou qui peignent, d'autres qui sculptent ou qui bĂątissent, d'autres qui chantent, nous avons sous la main, dans la seule histoire de la littĂ©rature et de l'art — l'his- toire intime d'abord, ou la confession de l'humanitĂ© ; — son histoire naturelle ensuite la diversitĂ© de ses espĂšces, dans ces espĂšces la diversitĂ© des familles d'esprits qui les composent, dans ces familles la diversitĂ© des individus qui Ă©voluent autour du type commun; — REVUE LITTÉRAIRE. 217 puis, son histoire sociale, celle des Ă©changes que les espĂšces ont faits de leurs caractĂšres entre elles, celle de leur succession, de leur trans- formation ou de leur dĂ©veloppement dans le temps; — et son histo-ire intellectuelle enfin, celle de ses rĂȘves, de ses lassitudes et de ses espĂ©rances, toute l'histoire de la morale et toute celle de la reli- gion. Par des procĂ©dĂ©s ou des mĂ©thodes appropriĂ©s, dĂ©duire ou plu- tĂŽt induire cette histoire de l'analyse des Ɠuvres de la littĂ©rature et de l'art, tel sera donc l'objet de la critique scientifique. » Elle abandonnera pour toujours Ă  la critique littĂ©raire cette besogae un peu basse de juger les Ɠuvres. Elle s'en remettra sur l'esthĂ©tique de dĂ©terminer les conditions de l'Ɠuvre d'art, et, s'il y a lieu, d'en for- muler quelque jour les lois. Elle recevra d'ailleurs l'histoire de l'art Ă  lui dĂ©grossir et Ă  lui prĂ©parer les matĂ©riaux de son futur Ă©difice, concurremment avec la physiologie, la psychologie, la pathologie, l'idĂ©ologie, la graphologie et la cacologie. Mais, en aucun cas, elle n'examinera l'Ɠuvre d'art en elle-mĂȘme, ni surtout pour elle-mĂȘme, comme Ă©tant Ă  elle-mĂȘme son objet et sa fin ; et, faisant au besoin d'une ineptie qui aura rĂ©ussi plus d'estime que d'un chef-d'Ɠuvre mĂ©connu, elle ne sĂ©parera jamais le signe, qui est l'Ɠuvre d'art, de la chose signifiĂ©e, qui est l'homme. Je n'y vois pas d'inconvĂ©nient, j'y vois mĂȘme des avantages j'y vois aussi quelques difficultĂ©s. Pas plus en effet que M. Taine avant lui, M. Hennequin n'a dĂ©montrĂ© son principe de la correspondance entiĂšre des Ɠuvres et des hommes. Or, il est aisĂ© de dire, en termes gĂ©nĂ©raux, qu'il est impossible Ă  quelque artiste que ce soit de ne pas se mettre lui-mĂȘme dans son Ɠuvre; mais, en fait, et je ne sais com- ment, pour peu que l'on vienne au dĂ©tail, il se trouve que cela s'eĂźi vu, cela se voit, cela sans doute se verra toujours. Que M. Hennequin dĂ©duise donc de VOdyssĂ©e la psychologie » d'HomĂšre, lequel peut- ĂȘtre n'a jamais existĂ©; ou bien encore, de la Chanson de Roland, qu'il dĂ©duise, pour voir, celle du trouvĂšre qui l'a composĂ©e 1 L'erreur ou l'illusion vient ici de ce que, depuis tantĂŽt cent cinquante ans, la littĂ©rature, en devenant lyrique, est devenue personnelle, et de ce que, le sens individuel, comme on l'appelait jadis, ayant prĂ©valu sur le sens gĂ©nĂ©ral ou commun, un livre n'est plus guĂšre aujour- d'hui que l'expression du tempĂ©rament de son auteur. Mais il n'en a pas Ă©tĂ© toujours ainsi dans l'histoire, et, si je le voulais, pour quelques cas de concordance entre l'artiste et son Ɠuvre, j'en cite- rais tout autant de leur discordance, pour ne pas dire de leur con- tradiction. Laissons les Ă©trangers, Shakspeare par exemple, ou Tasse, dont je craindrais de ne pouvoir parler avec une prĂ©cision suffisante. Mais dans l'histoire de notre littĂ©rature nationale, si l'on s'est mĂ©pris deux 213 REV0B DES DEUX MONDES. cent cinquante ans durant sur le vrai caractĂšre de l'auteur de Gar- gantua, c'est prĂ©cisĂ©ment, dans la pĂ©nurie oĂźi l'on Ă©tait de renseigne- mens authentiques, pour avoir prĂ©tendu le chercher dans son livre TrĂšs semblable Ă  Voltaire, — autant du moins que le puisse ĂȘtre un homme du xvf siĂšcle Ă  un Français du xviii siĂšcle, — habile, prudent et avisĂ© comme lui, courtisan et flatteur, et, quand il le fallait, quelque peu hypocrite, Rabelais n'est dans son Ɠavre qu'Ă  la condition qu'on aille jusqu'au fond d'elle-mĂȘme, et que l'on en Ă©carte pour cela d'abord tout ce qui en a fait le succĂšs en son temps, et ce qui fait aujourd'hui les principales raisons que nous ayons encore de le lire. Mieux en- core que cela non-seulement, et bien loin d'ĂȘtre entiĂšre, la concor- dance ne se rencontre entre l'artiste et son Ɠuvre que dans la me- sure oĂč la curiositĂ© qu'excitait l'Ɠuvre s'est Ă©tendue jusqu'Ă  l'homme^ mais bien souvent, en ce cas-lĂ  mĂȘme, il est arrivĂ© que le succĂšs de la recherche, bien loin d'Ă©tablir le rapport qu'on voulait, n'ait fait qu'accuser la discordance de l'Ɠuvre et de l'homme, et accru la difficultĂ© de les concilier. Bossuet en est un mĂ©morable exemple, que je choisis, comme l'on voit, aussi diffĂ©rent que possible du pre- mier, Bossuet dans l'Ɠuvre de qui je ne serais pas embarrassĂ© de montrer plus de tendresse, de naĂŻvetĂ©, de mysticitĂ© mĂȘme que l'on n'y en a vu, mais enfin dont la parole est plutĂŽt hautaine, le geste autoritaire, l'accent souverain et despotique. Cependant, s'il est un trait de son caractĂšre que tous ceux qui l'ont connu, que M"* de La Fayette, que Saint-Simon lui-mĂȘme, que l'abbĂ© Ledieu, son secrĂ©taire, que le pĂšre de La Rue, qui prononça son oraison funĂšbre, aient sou- lignĂ© comme Ă  l'envi, jusqu'Ă  en faire presque son tout, c'est la douceur; autant dire celui que l'on retrouve le moins, que l'on n'y remarquerait peut-ĂȘtre seulement pas, si l'on n'en Ă©tait prĂ©venu, dans ses ouvrages de controverse, dans les chefs-d'Ɠuvre de son Ă©loquence, et jusque dans ses ouvrages de Morale et piĂ©tĂ©. » Ici donc encore on s'est trompĂ©, justement pour avoir voulu mettre entre l'homme et l'Ɠuvre la concordance qui n'y est pas au fond. Et je pourrais multi- plier les exemples, et je ne doute pas que l'on en trouvĂąt dans l'his- toire des littĂ©ratures Ă©trangĂšres autant que dans la nĂŽtre, presque autant aussi dans l'histoire de l'art que dans l'histoire des littĂ©ra- tures. C'est que nous sommes plus complexes, moins homogĂšnes, et sur- tout plus maĂźtres de nous que M. Hennequin ne le suppose, avec les partisans du dĂ©terminisme. Il nous est loisible de n'engager de nous- mĂȘmes, dans notre Ɠuvre comme dans notre vie, que la part qu'il nous plaĂźt. Nous pouvons nous rĂ©server ce que nous voulons de nos sentimens, n'admettre le public Ă  la confidence que des moins person- nels, diviser et dissocier plus ou moins notre Moi. Et puisque l'on veut REVUE LITTÉRAIRE. 219 comparer les Ɠuvres d'art Ă  des signes, » il en est d'elles comme des mots du discours, entre lesquels, pour l'expression d'une mĂȘme idĂ©e, nous choisissons tantĂŽt l'un, tantĂŽt l'autre, et tantĂŽt un troisiĂšme, qui modifient ou qui nuancent l'idĂ©e jusqu'Ă  la rendre mĂ©connaissable. C'Ă©tait le premier principe des anciennes rhĂ©toriques ; et, quand il y en avait encore un, c'Ă©tait le fondement de Tart d'Ă©crire. Mais, avec toute une jeune Ă©cole, M. Hennequin suppose que chacun de nous parle naturellement comme il doit parler; que, si nous avons l'es- prit fait d'une certaine maniĂšre, il ne dĂ©pend ni de nous, ni de per- sonne au monde, ni d'aucune considĂ©ration, de changer le cours de nos idĂ©es; que nous Ă©crivons enfin comme le ver fait son cocon ou l'araignĂ©e sa toile; — et il ne lui resterait plus, en vĂ©ritĂ©, qu'Ă  le dĂ©montrer. Pourquoi donc ne l'a-t-il pas fait? Et serait-ce peut-ĂȘtre qu'il prendrait les philosophes pour des savans? et leurs spĂ©culations pour des vĂ©ritĂ©s assurĂ©es? Accordons-lui cependant son principe, et suivons-en avec lui quel- ques-unes des dĂ©ductions. Je ne pense pas qu'il m'en veuille de passer un peu rapidement sur sa thĂ©orie de V Analyse esthĂ©tique, ni qu'il se fasse Ă  lui-mĂȘme aucune illusion sur ce qu'elle contient d'original et de nouveau. A la vĂ©ritĂ©, lorsqu'il nous conseille, pour analyser un ro- man, de nous faire d'abord une idĂ©e d'un roman moyen et abstrait » auquel nous le comparerons; d'en Ă©tudier ensuite le vocabulaire, h syntaxe, la rhĂ©torique, le ton, la composition; » et, finalement, les personnages, les lieux, l'intrigue, les passions, le sujet, » il a bien l'air de faire une dĂ©couverte. Mais ce n'est qu'une apparence. Et M. Hen- nequin ne peut pas ignorer que ce qui a rendu jadis la critique de Boileau, de Perrault, de Voltaire, de La Harpe et de Marmontel si Ă©troite, c'est justement cette maniĂšre de s'y prendre, cet examen successif du sujet, de l'intrigue, des caractĂšres ou du style, et cette prĂ©sence en quelque sorte innĂ©e dans leur esprit d'un type abstrait et moyen » de la tragĂ©die ou du roman, de la comĂ©die et de l'ode. S'il n'avait pas eu dans la tĂȘte ce type abstrait et moyen » de la tragĂ©die, Voltaire aurait mieux parlĂ© de Corneille ; et, de mĂȘme, La Harpe eĂ»t moins admirĂ© Jean-Baptiste, sans son idĂ©e prĂ©conçue de l'ode pindarique ou sacrĂ©e. Traitant de choses si connues, j'aurais donc seulement voulu que M. Emile Hennequin nous les donnĂąt comme anciennes, qu'au be- soin il les Ă©courtĂąt encore plus qu'il n'a fait, et surtout qu'il n'essayĂąt pas de nous les faire prendre pour neuves en les enveloppant de l'obs- curitĂ© de son style. Beaucoup plus clair, il est aussi plus neuf dans la partie de son livre oĂč il s'est efforcĂ© d'Ă©tablir les relations de l'oeuvre d'art avec certains groupes d'hommes, qui, en vertu de considĂ©rations diverses, peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme les semblables et les analogues de l'artiste pro- 220 RETUE DES DEUX MONDES. ducteur. » C'est ici qu'il se sĂ©pare, aprĂšs l'avoir jusqu'alors assez fidĂš- lement suivi, de l'auteur de V Histoire de la littĂ©rature anglaise, et qu'il discute le degrĂ© d'influence qu'exercent sur la production de l'Ɠuvre d'art la race » et le milieu. » La tĂąche en Ă©tait sans doute assez facile, n'y ayant guĂšre de critique, depuis 4Ă©jĂ  plus de vingt-cinq ans, qui n'ait dĂ» s'expliquer sur la mĂ©thode ou sur l'Ɠuvre de M. Taine, et qui, tout en s'efTorçant de rendre justice Ă  l'un des grands Ă©crivains de ce siĂšcle, n'ait apportĂ©, contre ce que ses thĂ©ories ont de trop systĂ©- matique, vingt argumens pour un. Mais en se les appropriant, M. Emile Hennequin les a renouvelĂ©s. Avec une grande abondance de preuves ou d'exemples, il a trĂšs bien montrĂ© que si quelques artistes ont subi l'influence du milieu dans lequel ils ont vĂ©cu, d'autres y ont Ă©chappĂ©, ce qui Ă©quivaut Ă  dire que cette influence, n'ayant rien de fixe et de constant, n'a rien non plus de vraiment scientifique. Euripide et Aris- tophane sont du mĂȘme temps, comme LucrĂšce et CicĂ©ron, comme l'Arioste et Le Tasse, — ceci n'est pas tout Ă  fait exact, le Roland Ă©tant de 1516 et la JĂ©rusalem de 1575, — comme Cervantes et Lope de Vega, comme Goethe et Schiller. » Mais on peut aller plus loin, et M. Henne- quin l'a encore bien vu. On pourrait, dit-il, aisĂ©ment montrer que l'influence des circonstances ambiantes, notable, mais non absolue, au dĂ©but des littĂ©ratures et des sociĂ©tĂ©s, va dĂ©croissant Ă  mesure que celles-ci se dĂ©veloppent, et devient presque nulle Ă  leur Ă©panouisse- ment. » Il me semble qu'il a raison; que les littĂ©ratures comme les so- ciĂ©tĂ©s, Ă  mesure qu'elles se dĂ©veloppent, — et quoique cela paraisse d'abord contradictoire, — se fixent; que, d'ailleurs, l'objet mĂȘme de la civilisation est de soustraire Ă  l'empire aveugle de la nature tout ce que l'intelligence et la volontĂ© lui peuvent enlever. J'aurais seulement ajoutĂ©, puisque l'on veut aujourd'hui partout du a scientifique, » sinon de la science, qu'autant la thĂ©orie de l'influence des milieux Ă©tait jadis conforme ou analogue Ă  l'histoire naturelle de Geoffroy Saint-Hilaire et de Cuvier, autant pour le moment les thĂ©ories qui mettent dans la plasticitĂ© des espĂšces le principe de leur Ă©volution sont conformes Ă  l'histoire naturelle de Darwin et d'Haeckel. Je ne dis rien de la race » ou de l'hĂ©rĂ©ditĂ© » physiologiquement, la question de l'hĂ©rĂ©ditĂ© est l'une des plus obscures, des plus embrouillĂ©es qu'il y ait et des plus Ă©loignĂ©es d'une solution prochaine. Mais, historiquement, et aprĂšs six mille ans de migrations, d'invasions, de guerres, et d'Ă©changes de sang, la race » n'est qu'une entitĂ© mĂ©taphysique, un mot sous lequel il n'y a rien le rĂ©el, et, moins que tout le reste, ce que l'on a voulu le plus souvent lui faire exprimer la communautĂ© d'origine, d'orga- nisation physique, et d'aptitude intellectuelle. D'oii vient donc alors la dĂ©pendance, ou, pour mieux dire, la connexitĂ© que l'on a cru quelquefois reconnaĂźtre, entre les Ɠuvres d'art, une tragĂ©- REVUE LITTÉRAIRE. 221 die de Corneille, une comĂ©die de MoliĂšre, un roman de Le Sage, par exemple, et certains Ă©tats de civilisation ou de sociĂ©tĂ©? La rĂ©ponse de M. Hennequin Ă  la question ainsi posĂ©e est extrĂȘmement simple, et c'est peut-ĂȘtre pourcela qu'elle Ă©tait difficile Ă  trouver. Avant donc d'avoir au- cun rapport avec l'Ă©tat lui-mĂȘme de la politique ou des mƓurs, avant d'en avoir avec une Ordonnance de Colbert ou les charmilles de Ver- sailles, une tragĂ©die de Racine en a d'abord avec les spectateurs pour lesquels elle fut faite, et, depuis, avec les lecteurs, qui non-seulement Ă  la cour, mais Ă  la ville, non- seulement au xvii* siĂšcle, mais au xviii», mais au xix*, non-seulement en France, mais en Angleterre, ou en Allemagne, ou en Italie, l'ont admirĂ©e et aimĂ©e. En d'autres termes, pour ĂȘtre perçue d'abord, puis comprise, et sentie ou goĂ»tĂ©e, il faut que l'Ɠuvre ait Ă©veillĂ© chez ceux qui se placent naĂŻvement en face d'elle des Ă©motions analogues Ă  celles que son auteur, peintre ou poĂšte, Ă©prouvait lui-mĂȘme quand il Ă©crivait, comme Racine, son Andromague, ou qu'il peignait, comme RaphaĂ«l, sa Vierge de Saint- Sixte. Ou encore, de mĂȘme qu'il existe et qu'il a de tout temps existĂ© des Ă©crivains naturalistes » qui se proposaient pour objet l'imitation de la nature et de la vie, — sauf d'ailleurs Ă  manquer leur but, — et des peintres idĂ©alistes » qui se servaient des formes de la nature pour les dissocier d'abord et les recombiner ensuite selon leur rĂȘve de beautĂ©, tout de mĂȘme il y a des amateurs idĂ©alistes wet des lec- teurs naturalistes, » Ă©tablis ou instituĂ©s de tout temps, si je puis ainsi dire, pour apprĂ©cier des Ɠuvres qui sont celles qu'eux-mĂȘmes, si la volontĂ© quelquefois, et plus gĂ©nĂ©ralement la force plastique, ne leur eĂ»t fait dĂ©faut, auraient pu tirer de leur propre fonds. Il se fait ainsi un groupement des goĂ»ts ou des sympathies autour des Ɠuvres d'art, une distribution des intelligences Ă  travers l'espace, un classe- ment et une hiĂ©rarchie des espĂšces » morales et psychologiques. C'est ce que M. Hennequin exprime quelque part en disant qu'il y a des faits psychologiques gĂ©nĂ©raux Ă  la base du romantisme, du rĂ©a- lisme, de la peinture coloriste, de la musique polyphonique ; » et la formule est assez heureuse. Elle veut dire que l'homme est substan- tiellement identique Ă  lui-mĂȘme ; que les caractĂšres de l'espĂšce, en tout temps, sont comme rĂ©partis entre les individus, mais qu'en tout temps ils composent ensemble un total Ă©gal; qu'il y aura toujours des yeux pour prĂ©fĂ©rer le Titien Ă  RaphaĂ«l, l'architecture gothique Ă  celle de la renaissance, ou inversement, comme aussi toujours des esprits pour aimer mieux la maniĂšre de George Sand que celle de Ralzac, ou la poĂ©sie d'Hugo que celle de Musset, et rĂ©ciproquement. Et le dĂ©ve- loppement de cette formule, les applications qu'il en a faites, les consĂ©quences qu'il en a briĂšvement indiquĂ©es, c'est, je le rĂ©pĂšte, ce qu'il y a dans son livre de plus original et de plus neuf. 222 REVUE DES DEUX MONDES. Mais, qu'il en rĂ©sulte maintenant qu'en art toutes les manifestations se valent, » et que l'on ne puisse pas prĂ©fĂ©rer la peinture de Titien Ă  celle des primitifs » ou le naturalisme Ă©tranger au naturalisme fran- çais, » pour des raisons tirĂ©es de la nature de la chose, c'est ce que je n'accorde point Ă  M. Hennequin. En art, si nous voulons l'en croire, il n'y a pas de critĂ©rium » et Ton ne peut subordonner les Ɠuvres qu'en usant d'une distinction qui se fonde non sur leur beautĂ©, mais sur leur bontĂ©, non sur le goĂ»t, mais sur l'hygiĂšne. » Est-ce donc ce- pendant pour des considĂ©rations de v morale » ou a d'hygiĂšne » qu'en histoire naturelle on classe les mammifĂšres au-dessus des reptiles, et parmi les mammifĂšres, les bimanes au-dessus des autres ? ou n'est-ce pas plutĂŽt pour des raisons tirĂ©es de la dĂ©licatesse et de la complexitĂ© croissante de leur organisation physiologique? Ă  moins encore que ce ne soit, comme de nos jours, pour des raisons gĂ©nĂ©alogiques, » c'est-Ă -dire tirĂ©es de l'histoire mĂȘme de l'Ă©volution de la vie Ă  travers ses formes successives ? parce que l'infĂ©rieure a prĂ©cĂ©dĂ© ou doit ĂȘtre regardĂ©e comme ayant prĂ©cĂ©dĂ© la supĂ©rieure dans l'ordre chronolo- gique et logique Ă  la fois ? On pourrait longuement disputer sur ce point, et je regrette que, dans sa Critique scientifique, M. Hennequin n'ait pas cru devoir l'effleurer seulement, car il est capital, mais, de plus, en le traitant, M. Hennequin se fĂ»t sans doute aperçu de la plus grave omission qu'il ait faite, — avec intention peut-ĂȘtre, — mais alors dont il eĂ»t bien dĂ» nous donner les raisons. Il a en effet longuement et heureusement discutĂ© la thĂ©orie de M. Taine sur la race » et sur le milieu, » mais il a oubliĂ© de parler du moment. » C'est comme si l'on disait que, de sa critique scien- tifique, il a Ă©liminĂ© toute considĂ©ration de succession et de temps. Et, en effet, la science est dans l'espace, pour ainsi dire, elle n'est pas dans le temps. Le caractĂšre, ou l'un des caractĂšres essentiels de la vĂ©ritĂ© scientifique, c'est d'ĂȘtre fixe, Ă©tant l'expression de ce qu'il y a d'iden- tique sous les choses muables. Et la critique ne deviendra scienti- fique » qu'autant qu'elle placera ses conclusions en dehors et au-dessus de la durĂ©e. M. Hennequin le sait, puisqu'il le dit. Mais le peut-elle ? VoilĂ  le point. Pour sa commoditĂ©, peut-elle douer l'Ɠuvre d'art d'une existence en quelque sorte abstraite? la soustraire Ă  la loi de l'Ă©volu- tion? la situer dans la rĂ©gion universelle, vague, ou neutre, pour mieux dire, qui est le lieu des phĂ©nomĂšnes et des lois de la chimie, de la physique, ou de l'astronomie ? La question est de quelque im- portance, et il faut le montrer briĂšvement. Lorsque l'on a donc rapportĂ© une Ɠuvre d'art Ă  son auteur, et l'in- tention de son auteur Ă  un Ă©tat psychologique gĂ©nĂ©ral, » on n'en a pas encore Ă©numĂ©rĂ© toutes les causes ou toutes les conditions. Il reste, en effet, toutes les Ɠuvres du mĂȘme genre qui l'ont elle-mĂȘme REVUE LITTÉRAIRE. 223 prĂ©cĂ©dĂ©e, et l'action qu'elles ont exercĂ©e sur elle, laquelle est allĂ©e quelquefois jusqu'Ă  dĂ©terminer l'Ɠuvre entiĂšre. Je ne veux me servir ici que d'exemples assez connus. Pour combien le parti-pris de diffĂ©rer de Racine et de Corneille autant qu'ils le pourraient n'est-il pas entrĂ© dans la constitution mĂȘme de la tragĂ©die de GrĂ©billon ou de celle de Voltaire? pour combien l'intention de ne ressembler ni Ă  Bourdaloue ni Ă  Bossuet dans l'Ă©loquence de Massillon ? pour combien, dans les drames de Dumas ou d'Hugo, Tunique dĂ©sir de faire Ă©chec aux rĂšgles que continuait en ce temps-lĂ  d'observer NĂ©pomucĂšne Lemercier? Et plus gĂ©nĂ©ralement, est-ce qu'en un certain sens, une Ɠuvre d'art quelconque n'est pas, Ă  sa date, le point d'aboutissement, ou le terme de l'histoire de la littĂ©rature et de l'art ? Est-ce que M. Zola n'a pas pu prĂ©tendre, avec un air de vraisemblance, que l'histoire entiĂšre du roman français, depuis Gil Blas, n'avait eu pour objet que de prĂ©- parer des admirateurs au roman naturaliste, Ă  l'Assommoir et Ă  Ger- minie Lacerteux? De mĂȘme, dans la comĂ©die contem^^oraine, est-ce que Ton serait bien embarrassĂ© de distinguer, pour ainsi dire, l'ap- port de Dumas et de Scribe, celui de Goethe et de Shakspeare, celui de Beaumarchais et de Diderot, celui de Regnard et de MoliĂšre ? Et jusque chez un seul homme, chez Voltaire ou chez Hugo, n'avons- nous pas vu l'originalitĂ© mĂȘme consister dans une puissance ou une facultĂ© d'assimilation qui leur a permis, quand ils l'ont voulu, de faire entrer, l'un dans sa prose et l'autre dans ses vers, presque toutes les qualitĂ©s de leurs contemporains ou de leurs prĂ©dĂ©cesseurs? A chaque u moment » de l'histoire d'un art ou d'une littĂ©rature, qui- conque Ă©crit est sous le poids, si je puis ainsi dire, de tous ceux qui l'ont prĂ©cĂ©dĂ©, n'importe ou non qu'il les connnaisse, et c'est, en passant, pour cela, que l'originalitĂ© est si rare — mĂȘme dans l'igno- rance. Et ce qui est vrai de l'artiste ou de l'Ă©crivain, qu'il le soit encore davantage de leur public Ă  tous deux, je n'ai pas besoin de le mon- trer longuement. RĂ©pondra-t-on, peut-ĂȘtre, que la critique scientifique, dans ses ana- lyses ou dans ses expĂ©riences, ne tiendra compte que des Ɠuvres et des esprits originaux? Mais encore bien lui faudra-t-il avoir d'abord dĂ©terminĂ© les signes oĂč se reconnaĂźt l'originalitĂ© mĂȘme, et je ne vois pas qu'on y puisse rĂ©ussir sans le secours toujours prĂ©sent de l'his- toire littĂ©raire. Gomme nous avons vu plus haut la notion du h con- tingent » rentrer dans la critique avec l'idĂ©e de la libertĂ©, c'est main- tenant, avec l'idĂ©e du temps, une autre notion, celle du transitoire, » ou du successif, » que nous voyons y rentrer Ă  son tour. On avait Ă©liminĂ© de sa dĂ©finition l'analyse des Ɠuvres, qui est le fond de la critique littĂ©raire, » et on s'est aperçu que l'on ne pouvait s'en pas- ser, qu'elle Ă©tait le fondement et la base. On avait essayĂ© de rĂ©duire 224 . REVUE DES DEDX MONDES. la part de l'histoire littĂ©raire, et voici qu'il faut la lui rendre, comme un instrument d'investigation nĂ©cessaire. Mais nous nous demandons alors, avec un peu d'inquiĂ©tude, ce qu'est devenue la Critique scien- tifique? aux fins de quelle illusion ou de quelle fantasmagorie tout ce laborieux appareil? et pourquoi le mot enfin, si l'on n'a pas et si l'on ne saurait nous procurer la chose? C'est qu'une superstition nouvelle, celle de la science, a remplacĂ© pour nous toutes les autres, et nous n'entendons plus aujourd'hui par- ler que de politique et d'Ă©ducation, que de morale et de critique scien- tifiques. Tout rĂ©cemment encore, l'Ă©rudit et paradoxal auteur d'un gros livre oĂč nous reviendrons, sur VHistoire et les Historiens, M. Louis Bour- deau, ne se plaignait-il pas, aussi lui, que l'histoire jusqu'ici ne fĂ»t pas une science, et, consĂ©quemment Ă  cette plainte, ne lui proposait-il pas les moyens d'en mĂ©riter le nom? Mais c'est brouiller et confondre Ă  plaisir le sens des mots et la nature des choses. Car, d'abord, il s'en faut que la science, en gĂ©nĂ©ral, ait le degrĂ© de certitude, ou d'objec- tivitĂ©, qu'on lui suppose; et le temps n'est pas si loin, pour ne citer que cet unique exemple, oĂč la fixitĂ© des espĂšces Ă©tait un dogme pour Cuvier. Mais eĂ»t-elle cette certitude, c'est de son objet qu'elle la tien- drait, non pas du tout de ses mĂ©thodes, auxquelles cependant il semble que l'on attribue je ne sais quel secret pouvoir de crĂ©er la certitude jusque dans les matiĂšres qui ne la comportent point. Telle Ă©tait l'illu- sion des docteurs du moyen Ăąge, lorsque croyant, eux aussi, qu'il y eĂ»t dans l'instrument syllogistique une vertu propre et fĂ©condante, ils essayaient d'en faire sortir les sciences de la nature. Ou telle encore l'illusion, — Ă  moins que ce ne soit artifice, — de l'illustre auteur de VEthique, lorsque traitant la morale et la mĂ©taphsyique, selon son expression, par la mĂ©thode des gĂ©omĂštres, more geometrico, il se flat- tait de lui communiquer la certitude et la soliditĂ© de la mathĂ©matique. Et cela n'empĂȘche point VEthique d'ĂȘtre sans doute un des grands monumens de l'histoire de la philosophie, mais Ă  tout le moins cela l'empĂȘche d'ĂȘtre l'Ɠuvre scientifique » que son auteur avait rĂȘvĂ©e. Quelque effort que l'on y fasse, on ne changera point l'objet des sciences morales, qui est l'homme, avec l'illusion tenace de sa libertĂ© souveraine, et consĂ©quemment on ne fera point que la critique ni l'histoire deviennent jamais scientifiques. » S'il n'y a de scientifique, au sens rigoureux du mot, que ce qui est conditionnĂ© de toutes les maniĂšres, dans sa cause, dans son cours et dans ses effets, peut-ĂȘtre au contraire, n'y a-t-il de vraiment humain que ce qui est libre ou qui passe pour l'ĂȘtre. Et c'est pourquoi, au lieu de vouloir ainsi rendre M scientifique » au dehors ce qui ne l'est pas au fond, le vrai progrĂšs consisterait sans doute Ă  cesser de prendre pour une science ce qui doit demeurer essentiellement un art. REVUE LITTÉRAIRE. 225 Il est d'ailleurs assez remarquable, et mĂȘme assez plaisant, que de cette science dont elle fait tapage, la critique scientifique » n'ait pas encore pu seulement imiter l'indiflerence ou l'impartialitĂ©. Dirai-je que l'on croit rĂȘver? non; l'expression serait trop forte, mais on est vraiment amusĂ© lorsque l'on entend M. Hennequin fĂ©liciter M. Taine d'avoir renoncĂ© tacitement, mais en pratique, Ă  blĂąmer ou Ă  louer les Ɠuvres des Ă©crivains dont il parle. » C'est effectivement le contraire qu'il faut dire ; et bien que ce soit, sans doute, au jugement » de M. Taine, une besogne littĂ©raire mĂ©diocrement philosophique, — M. Hennequin dit un peu judiciaire, ce qui est naĂŻf, — que de juger,» je ne sache guĂšre qu'en fait personne ait plus jugĂ© » ni plus Ăąpre- ment que l'auteur des Origines de la France contemporaine et de VHis~ toire de la littĂ©rature anglaise. Non -seulement M. Taine a toujours jugĂ© » les Ă©crivains dont il parlait, Shakspeare ou Spencer, Addi son ou Richardson, Byron ou Walter Scott, Musset ou Victor Hugo, mais, par un miracle de l'art, il est advenu, en jugeant » les Ă©cri- vains dont il parlait, qu'il jugeait » du mĂȘme coup ceux dont il ne parlait pas. Racine et MoliĂšre en parlant de Shakspeare, l'esprit clas- sique » en dĂ©finissant les beautĂ©s de l'esprit romantique, » et l'his- toire de la littĂ©rature française en Ă©crivant celle de la littĂ©rature anglaise. A Dieu ne plaise que je le lui reproche! Et M. Hennequin lui-mĂȘme, est-ce qu'il croit qu'il ne juge point? Quand il dit de Flau- bert que l'auteur de Madame Bovary compose parfaitement ses phrases et ses paragraphes, mĂ©diocrement ses chapitres, et mal ses hvres, » est-ce qu'il ne juge point Flaubert? mieux que cela, est-ce qu'il ne lui assigne point un rang intermĂ©diaire entre ceux qui com- posent < mal » leurs phrases et leurs paragraphes, et ceux qui d'autre part composent a bien » leurs livres? Et quand il Ă©crit ailleurs que la Dame aux CamĂ©lias a passĂ© pour une merveille de rĂ©alisme auprĂšs du public théùtral du temps, » croit-il encore qu'il observe, qu'il constate, qu'il connote, » ou qu'il juge? » Qu'il le demande Ă  M. Dumas! Et quand il avance que, si la France eĂ»t eu l'Ăąme plus tragique, il est probable queBĂ©ranger fĂ»t allĂ© rĂ©jouir quelque obscur caveau de ses odelettes, » — ce qui est vrai dans quelque mesure, — Ă  qui persuadera-t-il qu'il ne juge » pas BĂ©ranger, » ses odelettes, » le Caveau, » et l'Ăąme de la France » elle-mĂȘme? Je n'ai jamais lu, pour ma part, dans les traitĂ©s de zoologie ou d'anatomie comparĂ©e, de ces phrases qui enveloppent, si je puis ainsi dire, dans la dĂ©fi- nition mĂȘme du sujet, la qualification esthĂ©tique et morale. Ce qui signifie tout simplement que l'on ne peut pas Ă©chapper complĂštement aux conventions qui gouvernent les genres littĂ©raires ; que la critique peut promener partout son intelligente curiositĂ©, dans les basses rĂ©- gions de la psychologie morbide ou dans les nuages de l'idĂ©alisme TOME LXXXVIII. — 1888. 15 226 REYUE DES DEDX MONDES. transcendantal, mais qu'il faut toujours qu'elle finisse par juger; » et que ceux-lĂ  mĂȘmes jugent » quelquefois le plus, qui d'ailleurs affectent, comme M. Hennequin, de le faire le moins. Mais il n'y a rien de moins scientifique. » On donnerait, si l'on le voulait, en ce qui regarde la critique, vingt raisons de cette convention. Il importe aux intĂ©rĂȘts des artistes, et, par voie de consĂ©quence, aux intĂ©rĂȘts de l'art lui-mĂȘme, qu'il y ait une justice; » il importe aux lecteurs qu'on leur signale le livre de M. Hennequin, et qu'en le leur signalant, on le distingue de tant d'au- tres livres sur le mĂȘme sujet ou sur des sujets voisins; il importe un peu Ă  tout le monde que M. Hennequin lui-mĂȘme n'accompare » pas, comme on disait jadis, l'auteur des Fleurs du Mal Ă  celui des Con- templations. Mais, de toutes les raisons que l'on pourrait donner, voici la principale, et celle qui contient en elle presque toutes les autres. C'est que l'Ɠuvre d'art, avant d'ĂȘtre un a signe, » est une Ɠuvre d'art; qu'elle existe en elle-mĂȘme, pour elle-mĂȘme, et que par ce seul motif on ne la saurait comparer aux Ɠuvres de la nature; que l'intelligence en est liĂ©e Ă  l'intelligence de toutes les Ɠuvres qui l'ont elle-mĂȘme prĂ©cĂ©dĂ©e, et que par suite on ne saurait l'ĂŽter de l'histoire pour la situer dans l'abstraction; c'est qu'enfin l'art d'une maniera gĂ©nĂ©- rale, Ă©tant Ă  lui-mĂȘme son principe, son tout et sa fin, on peut bien le faire servir Ă  d'autres usages, comme Ă  pĂ©nĂ©trer plus profon- dĂ©ment dans la connaissance de l'homme, mais il en faut toujours venir Ă  dĂ©cider dans quelle mesure, par quels moyens il a rĂ©alisĂ© son essence, qui est d'imiter la \ie, de la complĂ©ter ensuite, et fina- lement de l'idĂ©aliser. L'art qu'on appelle naturaliste accomplit la premiĂšre de ces tĂąches ; l'art que l'on pourrait appeler Ă©motionnel s'ef- force Ă  remplir la seconde; et l'art idĂ©aliste enfin, — dont l'idĂ©alisme peut aller jusqu'au symbolisme, — a charge de la troisiĂšme. Mais, lĂ - dessus, au lieu de juger » l'art, quel avantage voit-on Ă  ce que la critique, en devenant scientifique, » devienne une branche de la psy- chologie, la psychologie des gĂ©niaux, » selon l'expression de M. Hen- nequin, lisez, en plus clair, quelque chose d'analogue, d'accessoire et de subsidiaire Ă  la pathologie mentale ? C'est la question qu'en termi- nant je me permettrais de proposer Ă  l'auteur de la Critique scienti- fique, si les mots dans son livre n'Ă©taient beaucoup plus hardis que les choses, et si l'on n'y voyait clairement qu'il peut bien avoir eu la pensĂ©e de susciter des travaux d'esthopsychologie, » mais qu'il aime trop les lettres pour se rĂ©signer Ă  en faire lui-mĂȘme. F. BriwetiĂšre. CHRONIQUE DE LA QUINZAINE 30 juin. Ua des traits les plus curieux, les plus significatifs de cette singu- liĂšre, de cette triste et Ă©quivoque situation oĂč l'on se dĂ©bat depuis quelque temps, ce n'est pas mĂȘme la violence des partis, qui n'ont plus que des passions ou des fanatismes vulgaires c'est le trouble de tous les esprits, la confusion de toutes les idĂ©es ; c'est de plus une certaine disposition banale et frivole Ă  courir les aventures, Ă  jouer avec tout, avec les lois et les institutions, avec le repos du pays, mĂȘme avec le danger, sans s'inquiĂ©ter de ce qui arrivera. On ne sait sĂ»rement pas oĂč l'on va, on va toujours, on vit, et c'est assez. C'est en vain que les Ă©vĂ©neraens les plus sĂ©rieux se pressent ou se prĂ©parent autour de nous, qu'un nouveau rĂšgne s'ouvre en Allemagne par la mort de l'empereur FrĂ©dĂ©ric III, que l'Ă©tat de l'Europe semble plus que jamais incertain. Vainement aussi, dans les affaires intĂ©- rieures de la France, le dĂ©sordre moral s'accroĂźt par le dĂ©chaĂźnement de toutes les fantaisies, par l'affaiblissement de toutes les garanties publiques. On ne tient compte de rien, on ne se prĂ©occupe ni de la gravitĂ© des choses extĂ©rieures, ni de l'anarchie croissante et envahis- sante. On va au jour le jour, comme si rien n'Ă©tait. Le sĂ©nat, pressĂ©, aiguillonnĂ© par des rĂ©formateurs aussi impatiens qu'imprĂ©voyans, vote malgrĂ© lui en seconde lecture une loi militaire qu'il sait ĂȘtre inutile ou pĂ©rilleuse, qui appliquĂ©e aujourd'hui serait une criminelle tĂ©mĂ©- ritĂ©. La chambre des dĂ©putĂ©s occupe ses loisirs Ă  faire du socialisme sur la rĂ©glementation du travail et sur les risques professionnels; elle cherche la maniĂšre de procurer aux ouvriers les moyens de travailler moins, d'avoir de meilleurs bĂ©nĂ©fices et d'ĂȘtre garantis par les pa- trons contre tous les accidens possibles. Pendant ce temps, autour des pouvoirs publics placidement occupĂ©s Ă  ces besognes ingrates, chi- mĂ©riques, pĂ©rilleuses ou inutiles, la guerre aux institutions redouble et s'Ă©tend ; les rĂ©visionnistes s'agitent dans les rĂ©unions, dans les 228 REVUE DES DEUX MONDES. Ă©lections qui se succĂšdent. Ils ne sont pas, il est vrai, toujours d'ao- cord, ni dans leurs conseils ni dans leurs programmes, et plus on va plus les nuances se multiplient. L'armĂ©e du gĂ©nĂ©ral Boulanger se dĂ©bande et se fractionne, quelque peu dĂ©concertĂ©e par la dĂ©route qu'elle a rĂ©cemment essuyĂ©e dans la Charente. Les conservateurs eux- mĂȘmes ne s'entendent pas parfaitement sur la maniĂšre de conduire la campagne et surtout de la dĂ©nouer. Les rĂ©publicains rĂ©visionnistes de leur cĂŽtĂ© ne sont pas plus d'accord sur la constitution nouvelle qu'ils se proposent de substituer Ă  la malheureuse constitution de 1875. N'importe dissolution, revision, plĂ©biscite ou consultation po- pulaire, c'est le moyen de s'entendre; c'est toujours le mot d'ordre, arrivera ce qui pourrai Et que fait le gouvernement dans tout cela? Oh ! le gouvernement a du temps et des ressources de tactique pour tout. 11 est au sĂ©nat avec ceux qui se chargent d'Ă©branler la constitution de l'armĂ©e; il est Ă  la chambre avec ceux qui se chargent de dĂ©sorga- niser le travail. Il est tour Ă  tour avec les rĂ©visionnistes et contre les rĂ©visionnistes. 11 mĂȘle un peu tout, — et au besoin il sait sauver la rĂ©- publique par quelque acte viril 1 RĂšgle gĂ©nĂ©rale quand les radicaux maĂźtres du gouvernement ne savent plus oĂč ils en sont, ils sauvent la rĂ©pubhque en sonnant la charge contre les sĂ©minaristes, en dĂ©crĂ©tant ou en prolongeant l'exil d'un prince. Le ministĂšre de M. Floquet n'a pas manquĂ© Ă  cette rĂšgle de prĂ©voyance et d'Ă©quitĂ© radicales en re- fusant rĂ©cemment de rouvrir Ă  M. le duc d'Aumale les portes de la France. Certes, tout se rĂ©unissait en faveur de la tentative qui a Ă©tĂ© faite, il y a quelques jours, pour obtenir le retour du prince ; tout concourait Ă  donner un caractĂšre sĂ©rieux Ă  une manifestation qui offrait au gouver- nement l'occasion d'accomplir un acte intelligent, de s'honorer par une rĂ©paration sans pĂ©ril. Les principaux reprĂ©sentans, les dĂ©lĂ©guĂ©s offi- ciels de l'Institut qui se sont chargĂ©s de cette dĂ©marche, n'obĂ©issaient, c'est bien clair, Ă  aucune direction, Ă  aucune inspiration, Ă  aucun calcul de parti. Ils ne jugeaient point un acte dĂ©jĂ  vieux de deux ans; ils ne portaient auprĂšs du gouvernement ni arriĂšre-pensĂ©e ni prĂ©vision po- litique. Ils se faisaient les interprĂštes de l'Institut tout entier, d'un sentiment universel de justice, de cordialitĂ© et de sympathie pour le plus illustre de leurs confrĂšres. Et quel est ce prince pourqui on deman- dait simplement le droit de rentrer en libertĂ© dans sa patrie? C'estcelui qui, il y a quelques jours Ă  peine, ici-mĂȘme, Ă©crivait avec une gĂ©nĂ©reuse et virile sĂ©rĂ©niiĂ©de jugement, sans rĂ©crimination, sans vulgaire amer- tume, ces pages si Ă©mouvantes sur les devoirs inviolables du patrio- tisme, sur les douleurs de l'exil et la fidĂ©litĂ© Ă  la France. C'est celui qui dans sa carriĂšre a toujours donnĂ© l'exemple du respect des lois, de l'obĂ©issance et de la discipline, de la plus scrupuleuse rĂ©serve dans le service et mĂȘme en dehors du service. C'est la prince libĂ©ral qui REVUE. — CHRONIQUE. 229 a fait don Ă  l'Institut de France et Ă  la France elle-mĂȘme de cette rĂ©- sidence de Chantilly, devenue un apanage national sous la sanction de l'Ă©tat. H avait donnĂ© Chantilly, on demandait pour lui le droit de vivre dans cette demeure relevĂ©e et ornĂ©e par ses soins, au milieu deces col- lections offertes Ă  son paysl OĂč Ă©tait la politique en tout cela? Il y a mieux lorsque du cƓur du soldat offensĂ© s'Ă©chappait, il y a deux ans, la lettre vĂ©hĂ©mente etfßÚre qui envoyait le prince en exil, Ă  qui s'adressait cette protestation contre une mesure qui l'atteignait dans ses droits, dans ses susceptibilitĂ©s les plus lĂ©gitimes de chef militaire? A un prĂ©sident que les rĂ©publicains eux-mĂȘmes ont con- traint depuis de quitter l'ElysĂ©e pour indignitĂ©. Qui avait pris l'initia- tive de l'acte par lequel M. le duc d'Aumale Ă©tait frappĂ©? Un ministre de la guerre, un gĂ©nĂ©ral qui a Ă©tĂ© rayĂ© depuis des cadres de l'armĂ©e pour indiscipline! Évidemment si les ministres, Ă  dĂ©faut d'un senti- ment libĂ©ral et supĂ©rieur d'Ă©quitĂ©, avaient eu un peu d'esprit et de bon goĂ»t, ils se seraient hĂątĂ©s de se donner des airs de gĂ©nĂ©rositĂ© Ă  peu de frais, en accueillant sans marchander la demande de l'Institut, en faisant cesser aussitĂŽt un exil qui n'est plus qu'une iniquitĂ© inutile. M. le prĂ©sident de la rĂ©publique, dit-on, s'est fait honneur en se mon- trant favorable Ă  la rentrĂ©e du prince. Le conseil des ministres en a dĂ©cidĂ© autrement ! Il a jugĂ© que, dans les circonstances actuelles, » l'arrĂȘtĂ© d'exil devait ĂȘtre maintenu 1 Eh bieni soit, rien n'est changĂ©. M. le duc d'Aumale ne peut rentrer en France, et le gouvernement n'en est pas, que nous sachions, plus fort. M. Floquet n'est pas un plus Ă©minent prĂ©sident de conseil. La rĂ©publique elle-mĂȘme n'est pas moins singuliĂšrement compromise, livrĂ©e qu'elle est plus que jamais Ă  tous ceux qui l'exploitent et la dĂ©considĂšrent devant le pays comme devant le monde, Ă  ceux qui l'ont conduite Ă  ce point oĂč l'on ne sait plus ce qu'elle est ni ce qu'elle sera demain. Ce n'est point une du- retĂ© de plus qui sera pour elle une bien efficace dĂ©fense I Le malheur est que les radicaux et les ministres qui les reprĂ©sentent aujourd'hui au pouvoir ne tiennent compte de rien et ne voient rien ils ne voient qu'eux-mĂȘmes, ils ne reprĂ©sentent que des passions, des ambitions et des calculs de parti auxquels ils subordonnent tout, et l'in- dĂ©pendance de la magistrature, et l'ordre administratif, et la dignitĂ© des institutions, et le crĂ©dit de la France, et les intĂ©rĂȘts de l'armĂ©e. Quand ils essaientde parler le langage d'hommes de gouvernement, c'est pour dĂ©guiser leur impuissance ou quelque concession nouvelle Ă  leurs com- plices de toutes les sectes et de tous les camps rĂ©volutionnaires. M. le prĂ©sident du conseil, dans ses promenades Ă  travers la France, est allĂ© l'autre jour Ă  Marseille, et lĂ , avec une satisfaction de lui-mĂȘme qui n'est Ă©galĂ©e que par son insuffisance, il a dĂ©clarĂ© qu'il fallait se garder d'introduire la politique dans l'armĂ©e. Jamais, a dit M. Floquet, une raison politique n'a Ă©tĂ© pour les rĂ©publicains sincĂšres le motif dĂ©termi- 230 RETOE DES DEUX MONDES. nant pour amener au commandement ou pour Ă©loigner les gĂ©nĂ©raux qui Ă©taient dignes de servir la patrie et qui avaient des qualitĂ©s pour la dĂ©fendre. » A part la langue un peu baroque, voilĂ  qui serait au mieux! Qu'arrivait-il cependant Ă  ce moment mĂȘme? 11 y a un offi- cier-gĂ©nĂ©ral liniversellement signalĂ© comme une des tĂȘtes supĂ©- rieures de l'armĂ©e. M. le gĂ©nĂ©ral de Miribel n'est point sans doute le seul officier de mĂ©rite; mais il est depuis longtemps mis au premier rang dans l'armĂ©e et pour ses talens d'organisateur et pour les ser- vices qu'il a dĂ©jĂ  rendus. M. Gambetta, qui avait quelquefois la har- diesse de se mettre au-dessus des passions de parti, n'avait pas craint de placer M. le gĂ©nĂ©ral de Miribel Ă  la tĂȘte de l'Ă©tat-major de l'armĂ©e. Le ministĂšre qui existe aujourd'hui a eu un moment, lui aussi, la vel- lĂ©itĂ© d'appeler M. de Miribel Ă  cette position supĂ©rieure. La nomina- tion semblait dĂ©cidĂ©e. Malheureusement, ce nom a Ă©tĂ© Ă  peine pro- noncĂ©, qu'il a soulevĂ© une tempĂȘte parmi les radicaux et les amis de M. le gĂ©nĂ©ral Boulanger, qui a eu pourtant, comme ministre de la guerre, l'occasion de faire appel aux talens de M. de Miribel. Les ra- dicaux ont criĂ© et le ministĂšre a reculĂ©, — pour mieux prouver sans doute qu'aucun motif politique, comme l'a dit M. le prĂ©sident du con- seil, ne dĂ©cide du choix ou de l'Ă©loignement des gĂ©nĂ©raux. M. de Mi- ribel n'a pas Ă©tĂ© nommĂ©, pas plus que M. le duc d'Aumale n'a pu ren- trer en France tout est au mieux dans le monde radical que M. Floquet serait dĂ©sespĂ©rĂ© de contrarier ! M. le prĂ©sident du conseil, avec ses airs superbes, est homme de bonne composition quand il le faut il livre les intĂ©rĂȘts de l'armĂ©e Ă  la premiĂšre sommation, comme il livre, pour le plaisir des radicaux de Garcassonne, un magistrat coupable d'avoir mis en prison un maire condamnĂ© pour des fraudes Ă©lectorales, comme il livre la constitution aux rĂ©visionnistes en se faisant lui-mĂȘme rĂ©visionniste Ă  son loisir. Et c'est ainsi que se forme et s'aggrave cette situation anar- chique oĂč il n'y a plus que des fictions de lois et de pouvoirs publics, oĂč il ne reste, en rĂ©alitĂ©, qu'une certaine force de consistance du pays contre le dĂ©sordre matĂ©riel, suite inĂ©vitable du dĂ©sordre moral. Que faire Ă  cela? Ge qu'il y a justement de curieux et de caractĂ©ris- tlcJUe, c'est que parmi les rĂ©publicains, pour ne parler que d'eux, les plus modĂ©rĂ©s ou les moins engagĂ©s, ceux qui sentent le besoin de s'ar- rĂȘter et de rĂ©sister, semblent eux-mĂȘmes ne pas trop savoir ce qu'ils auraient Ă  faire, quelle attitude ils peuvent prendre. Us se sont rĂ©unis rĂ©cemment pour dĂ©libĂ©rer et se concerter. Ils ont prĂ©parĂ© ensemble un manifeste en apparence des plus Ă©nergiques, oĂč ils ont mis un semblant de programme c'est le programme de l'Association du centenaire de Ces rĂ©publicains se prononcent nettement contre toutes les rĂ©vi- sions, contre la revision de M. Floquet, qu'on ne connaĂźt pas, aussi bien ique contre toutes les autres. Ils ne veulent se prĂȘter ni Ă  la suppression de la pfĂ©sidencede la rĂ©publique, qui laisserait le pouvoir exĂ©cutif sans RETUB, — CHRONIQUE. 231 autoritĂ© et sans force,» ni Ă  la suppression du sĂ©nat, que M. Gambetta a appelĂ© l'ancre de salut de la rĂ©publique! » Ils se rattachent ferme- ment et rĂ©solument Ă  la constitution telle qu'elle est. C'est fort bien! Malheureusement, cette constitution si singuliĂšrement menacĂ©e aujour- d'hui, ce sont les rĂ©publicains eux-mĂȘmes, opportunistes ou radicaux, qui l'ont compromise par la maniĂšre dont ils l'ont pratiquĂ©e, par la hardiesse avec laquelle ils l'ont pliĂ©e Ă  tous leurs caprices, par la poli- tique qu'ils ont suivie. Ils prĂ©tendent encore aujourd'hui, et ils s'en vantent, qu'avec cette constitution ils ont pu rĂ©aliser une foule de pro- grĂšs, qu'ils ont fondĂ© les Ă©coles, qu'ils ont fait les syndicats profes- sionnels, qu'ils ont sillonnĂ© la France de chemins de fer. — Oui, sans doute, les rĂ©publicains ont fait un certain nombre de ces belles choses. Ils ont violentĂ© les croyances avec leurs Ă©coles, ils ont Ă©puisĂ© les finances du pays avec leurs travaux, avec lears prodigalitĂ©s, — et c'est prĂ©cisĂ©ment ce qui a conduit Ă  cette crise oĂč la rĂ©publique est aussi menacĂ©e que la constitution. PrĂ©tendre se rattacher Ă  la constitution de 1875 et reprendre ou continuer la politique qui en a prĂ©parĂ© la ruine, c'est une maniĂšre de tout concilier qui ne concilie rien. C'est la contradiction d'hommes qui sont dans une situation fausse pour ne point oser avouer qu'ils se sont trompĂ©s, qu'ils ont commis des fautes. Les rĂ©publicains plus ou moins modĂ©rĂ©s veulent-ils se retrancher sur le terrain de la constitution et s'y dĂ©fendre ? Soit, c'est peut-ĂȘtre encore un systĂšme; mais alors ce qu'ils ont de mieux Ă  faire, s'ils veu- lent ĂȘtre sĂ©rieux, c'est de s'Ă©clairer d'une expĂ©rience meurtriĂšre de dix ans, d'oser s'avouer qu'on ne fait pas de l'ordre avec du dĂ©sordre, avec des alliances et des connivences radicales, qu'on ne guĂ©rit pas l'anarchie morale qui rĂšgne aujourd'hui avec de petits expĂ©diens de parti; le dernier moyen qu'ils aient, si c'est encore possible, est de se rallier hardiment, sans dĂ©tour, Ă  une politique de prĂ©voyance, d'Ă©quitĂ© su- pĂ©rieure et de libĂ©rale modĂ©ration, — la seule qui puisse ramener le pays Ă  un Ă©tat moins troublĂ©, en lui rendant un peu de paix intĂ©rieure et la considĂ©ration extĂ©rieure. Les affaires du monde passent de nos jours par d'Ă©tranges pĂ©ripĂ©- ties, des pĂ©ripĂ©ties de toute sorte, et les deuils royaux qui s'y mĂȘlent, les changemens de rĂšgne qui se pressent, ne sont qu'une forme de plus de l'Ă©ternelle instabilitĂ© des choses. Depuis quelque temps, l'his- toire de l'Allemagne n'est qu'une tragĂ©die royale ou impĂ©riale, une tragĂ©die d'autant plus saisissante, d'autant plus sĂ©rieuse, que, dans ces scĂšnes lugubres de Berlin, de Charlottenbourg ou de Polsdam, sans oublier San-Remo, ce sont les destinĂ©es de l'Europe qui ne cessent d'ĂȘtre en jeu. La politique universelle, la paix du monde, les rela- tions des peuples et des empires, tout peut dĂ©pendre de ces grands coups de théùtre de la mort. Il y a un peu plus de trois mois, c'Ă©tait le vieux Guillaume, le premier Hohenzollern couronnĂ© empereur d'Aile- 232 REVUE DES DEUX MONDES. magne, qui s'Ă©teignait comblĂ© de jours et de succĂšs, arrivĂ© au dernier terme de la vie sans avoir vu le dĂ©clin de sa puissance. Aujourd'hui, c'est son fils, l'empereur FrĂ©dĂ©ric 111, qui vient Ă  son tour de descendre au tombeau, d'achever de vivre aprĂšs un rĂšgne mĂ©lancolique de trois mois, et ce rĂšgne mĂȘme, si court qu'il ait Ă©tĂ©, est tout un drame c'est la lutte de l'Ă©nergie morale, de la volontĂ© d'un homme contre la mort, Ă©piant toujours sa proie et sĂ»re d'avoir le dernier mot. La mort, en effet, est restĂ©e victorieuse et a eu le dernier mot. Elle a pu accorder par instans quelque rĂ©pit comme pour tromperie monde, comme pour laisser une illusion Ă  celui-lĂ  mĂȘme qui Ă©tait dĂ©jĂ  marquĂ© pour une fin prĂ©maturĂ©e; elle n'a pas tardĂ© Ă  ressaisir sa victime et Ă  interrompre brutalement un rĂšgne Ă  peine commencĂ©. Au moment oĂč le vieil empereur Guillaume disparaissait vaincu par l'Ăąge, on doutait que le prince moribond qui se traĂźnait sur les bords de la MĂ©diterranĂ©e pĂ»t recueillir la couronne, et si on ne lui avait pas demandĂ© absolument une abdication anticipĂ©e qui devait coĂ»ter Ă  son orgueil, on l'avait tout au moins dĂ©sirĂ©e. Celui dont on aurait dĂ©- sirĂ© l'abdication, qu'on croyait toujours prĂšs de s'Ă©teindre, trouvait cependant en lui-mĂȘme assez de force pour se rendre Ă  Berlin au mo- ment de la mort de son pĂšre, pour prendre possession de la couronne. Il a Ă©tĂ© l'empereur FrĂ©dĂ©ric III ! Il a durĂ© assez pour donner Ă  un rĂšgne Ă©phĂ©mĂšre une sorte d'originalitĂ© indĂ©finissable, pour mettre son esprit dans ses premiĂšres proclamations, dans une sĂ©rie d'actes et de res- crits qui auraient pu ĂȘtre un programme de gouvernement, qui ne sont plus aujourd'hui qu'un testament. C'Ă©tait, sans aucun doute, un prince bien intentionnĂ©, et si c'eĂ»t Ă©tĂ© une illusion singuliĂšre de croire qu'il dĂ»t laisser flĂ©chir la tradition des Hohenzollern, qu'il eĂ»t moins qu'un autre l'orgueil des conquĂȘtes accomplies, il est permis de sup- poser qu'il aurait voulu mettre dans la politique qui a fait l'Allemagne des sentimens bienveillans d'Ă©quitĂ© et de modĂ©ration. Ce n'Ă©tait pas un prince vulgaire qui a pu dire Puisse-t-il m' ĂȘtre donnĂ© de con- duire, dans un dĂ©veloppement pacifique, l'Allemagne et la Prusse Ă  de nouveaux honneurs! IndiffĂ©rent Ă  l'Ă©clat des grandes actions qui appor- tent la gloire, je serai satisfait si un jour on dit de mon rĂšgne qu'il a Ă©tĂ© bienfaisant pour mon peuple, utile Ă  mon pays et une bĂ©nĂ©diction pour l'empire... » FrĂ©dĂ©ric III, pour l'honneur de sa mĂ©moire, a laissĂ© de lui cette idĂ©e qu'il aurait Ă©tĂ© un prince pacifique dans ses relations avec l'Europe, qu'il aurait pu ĂȘtre assez libĂ©ral dans le gouvernement de son pays, — et qu'il aurait eu peut-ĂȘtre sa volontĂ©, mĂȘme auprĂšs de M. de Bismarck. L'empereur FrĂ©dĂ©ric et le chancelier se seraient-ils longtemps entendus? Une rupture Ă©tait, dans tous les cas, peu vrai- semblable ; elle aurait ouvert une crise trop grave pour que le souve- rain et son grand serviteur en vinssent Ă  cette extrĂ©mitĂ©. Ils n'ont pourtant pas Ă©tĂ© toujours d'accord dans ces quelques mois; ils ne l'ont REVCE. — CHRONIQUE. 23S Ă©tĂ© ni dans l'affaire du mariage de la princesse Victoria avec le prince de Battenberg, ni dans les incidens qui ont dĂ©cidĂ© la retraite du der- nier ministre de l'intĂ©rieur, M. de Puttkamer, ni peut-ĂȘtre dans d'au- tres circonstances intimes, moins saisissables. Il est clair que le chan- celier sentait auprĂšs de l'empereur une influence ferme et rĂ©solue, devenue plus puissante par le dĂ©vouement, la fiertĂ© d'une femme avec qui il y avait Ă  traiter. C'Ă©tait le danger de l'avenir. FrĂ©dĂ©ric III est mort avant que l'antagonisme fĂ»t plus prononcĂ© et devĂźnt irrĂ©parable; il a disparu avec les promesses de son avĂšnement, il reste avec sa bonne renommĂ©e dans l'histoire. Ainsi, en trois mois, l'Allemagne aura vu trois rĂšgnes. Le premier garde le reflet du succĂšs et des conquĂȘtes qui ont fait la grandeur nouvelle de l'Allemagne. Le second a Ă©tĂ© ou promettait d'ĂȘtre le rĂšgne d'un empereur philosophe. Le troisiĂšme, celui du jeune empereur Guillaume II qui vient d'arriver au trĂŽne, est une Ă©nigme. DĂšs ce moment, toutefois, il est aisĂ© de voir que le petit-fils se rat- tache au grand-pĂšre encore plus qu'au pĂšre, que le nouveau rĂšgne est destinĂ© Ă  reprendre celui qui a fini au mois de mars plutĂŽt qu'Ă  ĂȘtre la suite du rĂšgne qui vient de se clore par la mort de FrĂ©dĂ©ric III. L'empereur Guillaume II, on le sent, arrive Ă  l'empire avec le feu de la jeunesse, avec l'orgueil des Hohenzollern, et l'impatience d'un prince de vingt-neuf ans nourri des superstitions de race, du culte de son grand-pĂšre, des traditions de FrĂ©dĂ©ric II. Il y a visiblement dans son esprit une certaine confusion. 11 n'a point, Ă  coup sĂ»r, le langage pres- que libĂ©ral et Ă  demi philosophique de son pĂšre. 11 laisse assez naĂŻve- ment Ă©clater, dans ses premiĂšres proclamations Ă  son armĂ©e, Ă  sa marine, Ă  son peuple, une sorte de mysticisme soldatesque qui res- semble Ă  une rĂ©miniscence d'un autre temps. Sa premiĂšre, sa plus ardente prĂ©occupation, est de conquĂ©rir son armĂ©e en se donnant Ă  elle, en faisant de sou pacle avec elle une religion. Guillaume II, il est vrai, parle un peu plus en politique dans les discours qu'il a rĂ©cem- ment adressĂ©s au Reichstag de l'empire et au Landtag prussien au moment de prononcer son serment constitutionnel. Il aborde intrĂ©pi- dement les plus sĂ©rieuses questions de politique intĂ©rieure et de diplo- matie. Tout cela est cependant encore assez mĂȘlĂ©, assez confus. Qu'en est-il rĂ©ellement? Que peut-on augurer de cette entrĂ©e en scĂšne du nouveau souverain, de cette Ăšre qui s'ouvre pour l'empire? Il est cer- tain qu'en Allemagne mĂȘme, Ă  travers les manifestations de confiance inspirĂ©es par le nouveau rĂšgne, il y a comme un mouvement vague d'inquiĂ©tude. Il y a peu de temps encore, on Ă©tait sous le poids de cette incertitude poignante que causait l'Ă©tat d'un souverain fatalement con- damnĂ© Ă  une fin prochaine; on flottait entre l'intĂ©rĂȘt qui s'attachait Ă  l'empereur FrĂ©dĂ©ric III et la crainte des conflits d'influence qui pou- vaient s'agiter autour du malade couronnĂ©. Aujourd'hui, c'est une in- quiĂ©tude d'un autre genre. On ne connaĂźt pas encore le nouvel empe- RETUE DES DEOX MONDES. reur ; on ne sait pas ce qu'il faut attendre de ce prince de vingt-neuf ans, qui a eu bien des fantaisies de jeunesse, qui n'a Ă©tĂ© connu jus- . qu'ici que par ses intempĂ©rances de langage et par la violence de ses antipathies, qui s'est mĂȘme fait un jour Ă  Berlin le complice du mou- vement antisĂ©mite. Guillaume II se laissera-t-il entraĂźner par des pas- sions imprĂ©voyantes, par les dangereuses flatteries de ceux qui ne cessent de lui montrer, comme une tentation, la formidable armĂ©e dont il dispose, et de lui rĂ©pĂ©ter qu'il est destinĂ© Ă  faire revivre FrĂ©- dĂ©ric II? Le plus probable est qu'on n'en est pas lĂ , que sous Guil- laume II comme sous FrĂ©dĂ©ric III, comme sous Guillaume I", la poli- tique de l'Allemagne reste la mĂȘme. Elle ne change pas parce que celui qui la conduit est toujours lĂ , plus puissant que jamais auprĂšs du nouvel empereur, et ce que Guillaume II a dit dans ses derniers dis- cours sur les alliances de l'Allemagne, sur la direction de sa diplo- matie, n'est en dĂ©finitive que le rĂ©sumĂ© des vues du chancelier. Aujourd'hui comme hier, sous le nouveau rĂšgne comme sous les rĂšgnes qui l'ont prĂ©cĂ©dĂ©, cette politique invariable, profondĂ©ment calculĂ©e, est bien facile Ă  saisir elle n'a qu'un but. M. de Bismarck ne veut que la paix, il ne cesse de l'assurer; le nouvel empereur la veut comme lui, il vient de le dĂ©clarer devant le Reichstag, et on peut en croire de si puissans tĂ©moignages. Seulement le chancelier veut la paix Ă  sa maniĂšre, en s'appuyant sur des forces militaires toujours croissantes, sur des armemens dĂ©mesurĂ©s, et en nouant de toutes parts des alliances, de façon Ă  isoler et Ă  cerner la France, qui reste en rĂ©alitĂ© l'objectif de toutes ses combinaisons. Il y travaille depuis longtemps dĂ©jĂ , et il a rĂ©ussi dans une certaine mesure; il est arrivĂ© Ă  lier l'Autriche et l'Italie Ă  sa cause, Ă  les faire entrer avec lui dans la ligue de la paix, — de la paix comme il l'entend. Aujourd'hui, Ă  la faveur du nouveau rĂšgne, il fait ou il mĂ©dite, Ă  ce qu'il semble, une tentative nouvelle, plus dĂ©cisive que toutes les autres ; il veut ĂŻeconquĂ©rir la Russie, qui, depuis quelque temps, par sa rĂ©serve Ă©nigmatique et inquiĂ©tante, trouble tous ses calculs, — toutes ses bonnes intentions dans l'intĂ©rĂȘt de la paix universelle ! Ce n'est point Ă©videmment sans raison que Guillaume II, dans un de ses der- niers discours, a parlĂ© des relations sĂ©culaires de la Prusse avec la Russie, de ses sentimens personnels pour le tsar. Ces paroles, dĂ©jĂ  assez significatives, n'Ă©taient encore qu'un prĂ©liminaire. Maintenant, d'aprĂšs toutes les apparences, le nouvel empereur d'Allemagne se dis- poserait Ă  faire un voyage Ă  Saint-PĂ©tersbourg. C'est le coup de théùtre de l'avĂšnement au trĂŽne de Guillaume II ! M. de Bismarck veut Ă  tout prix attirer la Russie dans l'alliance europĂ©enne, dont il est le grand organisateur. Il est prĂȘt, bien entendu, Ă  lui faire les plus larges con- cessions en Orient; il a dĂ©jĂ  plus d'une fois reconnu thĂ©oriquement ses dfoits, il lui laissera la libertĂ© de rĂ©tablir par tous les moyens sa REVUE. — CHRONIQUE. 255 prĂ©pondĂ©rance dans les Balkans, et il aurait dĂ©jĂ  mis, dit-on, toute son habiletĂ© Ă  convertir l'Autriche au plan dont il poursuit la rĂ©alisa- tion. Le chancelier, toujours dans l'intĂ©rĂȘt de la paix, veut absolu- ment enlever Ă  la France la tentation de croire Ă  une alliance qui, Ă  la vĂ©ritĂ©, n'existe pas, mais qui pourrait exister dans certaines cir- consiances. M. de Bismarck se flatte de rĂ©ussir Ă  Saint-PĂ©tersbourg, Gela fait, il aurait achevĂ© son Ɠuvre et dignement inaugurĂ© le rĂšgne de son jeune empereur. Il aurait rĂ©duit la France Ă  un isolement com- plet, en la plaçant, comme on disait autrefois, entre une faiblesse et une folie. C'est fort bien, et la France est du moins avertie. Seule- ment, sans parler de notre pays, la Russie est-elle aussi intĂ©ressĂ©e que paraĂźt le croire le chancelier de Berlin Ă  se faire la complice de la suprĂ©malie de l'Allemagne en Europe? Ce qui pourra dĂ©sarmer la Russie sera-t-il de nature Ă  satisfaire l'Autriche, et l'Italie se trou- vera-t-elle trĂšs flattĂ©e de disparaĂźtre sans profit dans ces vastes com- binaisons nouĂ©es entre plus puissans qu'elle? L'Angleterre, Ă  son tour, n'aura-t-elle rien Ă  dire? C'est assurĂ©ment une situation curieuse, que M. de Bismarck semble vouloir crĂ©er. Il resterait Ă  savoir si au lieu d'assurer la paix, comme il le dit, il ne la rend pas tout simplement impossible, si avec toute son habiletĂ© Ă  manier et Ă  remanier l'Europe, il ne s'expose pas Ă  la fatiguer, Ă  l'excĂ©der, en lui faisant par trop sen- tir le poids d'une prĂ©pondĂ©rance embarrassĂ©e d'elle-mĂȘme. Sous une forme ou sous l'autre, partout est engagĂ©e la lutte des ambitions ou des passions { elle est entre les partis qui se disputent le gouvernement d'un pays comme entre les influences qui se dispu- tent la domination de l'Europe, — et sur le plus petit théùtre comme sur le plus grand, la lutte a son intĂ©rĂȘt, ses alternatives, ses pĂ©ripĂ©ties, qui ne sont point heureusement toujours tragiques. La Belgique, sans ĂȘtre mĂȘlĂ©e aux affaires du monde, aux grands conflits d'mfluencesy la Belgique, elle aussi, ne laisse pas d'avoir ses mouvemens intĂ©rieurs, ses luĂźtes d'opinions. Elle vient d'avoir, ces derniĂšres semaines, ses Ă©lections, qui ont Ă©tĂ©, comme elles sont toujours, fort animĂ©es, oĂč une fois de plus conservateurs et libĂ©raux se sont retrouvĂ©s en prĂ©sence devant les urnes pour vider leur Ă©ternelle querelle. Il y avait Ă  renou- veler la moitiĂ© de la chambre des reprĂ©sentans et la moitiĂ© du sĂ©nat. Les conservateurs ou catholiques ou clĂ©ricaux qui sont au pouvoir depuis 188/1 avalent Ă  dĂ©fendre et Ă  maintenir les avantages qu'ils ont dus aux derniĂšres Ă©lections ; les libĂ©raux avaient Ă  regagner, s'ils le pouvaient, le terrain qu'ils ont perdu depuis quelques annĂ©es, ils espĂ©raient prendre leur revanche. Cette fois encore, ce sont les con- servateurs qui ont eu l'avantage, qui ont gardĂ© leurs positions et ont eu mĂȘme quelques nouveaux succĂšs. Pour le sĂ©nat comme poUr la chambre des reprĂ©sentans, les catholiques sont demeurĂ©s maĂźtres du terrain. DĂšs le premier jour, la victoire se dĂ©cidait pour eux. Il res-^ 236 REVUE DES DEUX MONDES. tait, il est vrai, aux libĂ©raux une derniĂšre chance, ou du moins un moyen d'attĂ©nuer le succĂšs de leurs adversaires. Le dernier mot n'Ă©tait pas dit encore il y avait un ballottage Ă  Nivelles et surtout Ă  Bruxelles, oĂč l'on avait Ă  nommer huit sĂ©nateurs et seize reprĂ©sentans. Grand Ă©moi dans tous les camps jusqu'au moment dĂ©cisif 1 Le scru- tin de ballottage a Ă©tĂ© un nouveau mĂ©compte, plus grave encore que tous les autres, pour les libĂ©raux, qui n'ont rĂ©ussi Ă  faire Ă©lire qu'un seul dĂ©putĂ©, le bourgmestre de Bruxelles, M. Buis, et un sĂ©nateur, M. de BrouckĂšre. Le scrutin du 19 juin a achevĂ© la victoire des con- servateurs. C'est une sorte de dĂ©sastre pour les libĂ©raux dĂ©possĂ©dĂ©s lĂ  mĂȘme oĂč ils croyaient rĂ©gner encore, Ă  Bruxelles. A quoi tient cette dĂ©faite? Elle est due sans doute aux divisions des libĂ©raux, Ă  la scission qui s'est accomplie entre les modĂ©rĂ©s du vieux libĂ©ralisme et les radicaux. C'est la cause apparente et immĂ©diate au dernier scrutin. Il faudrait peut-ĂȘtre, Ă  vrai dire, remonter plus haut pour retrouver la cause plus sĂ©rieuse de cette rĂ©volution d'opinion, et les libĂ©raux, qui ont Ă©tĂ© long- temps au pouvoir, pourraient se demander avec fruit s'ils n'ont pas prĂ©parĂ© eux-mĂȘmes, par leurs fautes, la victoire si dĂ©cisive et si per- sistante des conservateurs de Belgique. 11 y a toujours place pour une crise en Espagne, et c'est encore heu- reux quand tout finit par un changement de ministĂšre. La crise qui vient de se produire n'avait, Ă  vrai dire, rien d'imprĂ©vu ; elle avait commencĂ© pendant le voyage de la reine Ă  Barcelone et Ă  Valence, ells s'est prĂ©cipitĂ©e dĂšs la rentrĂ©e de la rĂ©gente et des principaux membres du gouvernement Ă  Madrid. Le prĂ©texte apparent et saisis- sable a Ă©tĂ© le conflit qui s'est Ă©levĂ© entre le gouverneur militaire de Madrid, le gĂ©nĂ©ral Martinez Gampos, et le ministre de la guerre, le gĂ©nĂ©ral Cassola, Ă  propos d'une querelle d'Ă©tiquette, au sujet d'un mot d'ordre Ă  demander Ă  une infante, la princesse Eulalie. L'incident n'au- rait eu peut-ĂȘtre que peu d'importance dans un autre moment ; il a pris, dans les circonstances prĂ©sentes, une certaine gravitĂ©, et parce que le gĂ©nĂ©ral Martinez Gampos est toujours un personnage Ă  mĂ©nager, et parce qu'il y avait, on le sentait, des dissentimens plus profonds provoquĂ©s surtout par les rĂ©formes militaires, dont le ministre de la guerre, le gĂ©nĂ©ral Cassola, s'est fait dans ces derniers temps l'aventureux promo- teur. Le conflit d'Ă©tiquette n'Ă©tait que le prĂ©texte ; ce qu'il y avait de grave, c'Ă©tait la situation difficile et embarrassĂ©e oĂč le ministĂšre se sentait et allait ĂȘtre plus que jamais placĂ©. Toujours est-il qu'Ă  peine rentrĂ© Ă  Madrid, le prĂ©sident du conseil, M. Sagasta, s'est trouvĂ© en face de cet incident malencontreux, de cette querelle, qui a Ă©tĂ© bientĂŽt l'affaire du ministĂšre tout entier, qui a divisĂ© le gouvernement. Les uns ont pris parti pour le gĂ©nĂ©ral Martinez Gampos, les autres ont paru soutenir le gĂ©nĂ©ral Cassola. Si M. Sagasta a essayĂ© d'abord de BETDE. — CHRONIQUE. 237 tout arranger, de remettre la paix dans le mĂ©nage ministĂ©riel, il n'a pas rĂ©ussi, et tout a fini provisoirement par une dĂ©mission collective du ministĂšre, — aprĂšs quoi M. Sagasta lui-mĂȘme a Ă©tĂ© chargĂ© par la rĂ©gente de refaire un cabinet. Ce n'est pas la premiĂšre fois que M. Sagasta, qui est un habile tac- ticien, joue ce jeu un peu risquĂ©. Il a dĂ©jĂ  remaniĂ© Ă  plusieurs reprises le ministĂšre libĂ©ral dont il est le chef depuis le commencement de la rĂ©gence ; il vient de le remanier encore en se sĂ©parant de quelques- uns de ses anciens collĂšgues et en se donnant quelques collĂšgues nou- veaux. M. Alonso Martinez, qui est un constitutionnel modĂ©rĂ©, reste au ministĂšre de la justice, M. Puigcerver garde l'administration des finances. M. Moret, qui est un orateur Ă©loquent, passe du ministĂšre d'Ă©tat ou affaires Ă©trangĂšres au ministĂšre de l'intĂ©rieur, et il a pour successeur dans la direction de la diplomatie espagnole le marquis de La Vega y Armijo. Le gĂ©nĂ©ral Cassola, qui a créé au dernier cabinet de singuliĂšres difficultĂ©s avec ses projets de rĂ©formes militaires, sans parler de sa querelle avec le gĂ©nĂ©ral Martinez Campos, cesse d'ĂȘtre ministre de la guerre, et il est remplacĂ© par un officier estimĂ©, le gĂ©- nĂ©ral O'Ryan, qui a Ă©tĂ© le prĂ©cepteur militaire du roi Alphonse XH, qui est d'ailleurs peu engagĂ© dans les luttes de partis. Les autres nou- veaux ministres. M, Canalejas, M. Capdepon, sont d'un libĂ©ralisme assez avancĂ©. En rĂ©alitĂ©, c'est toujours le mĂȘme ministĂšre, mais Ă  demi renouvelĂ©. En est-il beaucoup plus fort? Il est certain qu'il a toujours devant lui des oppositions dangereuses prĂȘles Ă  profiter de ses fautes et de ses faiblesses. Il a eu dĂ©jĂ , depuis sa reconstitution, Ă  soutenir de trĂšs vives discussions sur sa politique, sur les causes et la signifi- cation de la derniĂšre crise, sur l'incident qui a entraĂźnĂ© la dĂ©mission du gĂ©nĂ©ral Martinez Campos aussi bien que la retraite du gĂ©nĂ©ral Cas- sola. Le gĂ©nĂ©ral Martinez Campos lui-mĂȘme s'est expliquĂ© dans le sĂ©nat avec une verdeur quelque peu soldatesque, avec une certaine hauteur, et il a eu d'autant plus d'avantage qu'il a Ă©tĂ© approuvĂ© par le conseil supĂ©rieur de la guerre, consultĂ© sur la question pour laquelle il est entrĂ© en conflit avec le gĂ©nĂ©ral Cassola. Tous ces dĂ©bats qui se succĂšdent Ă  Madrid, et auxquels ont pris part avec Ă©clat les chefs con- servateurs, M. Canovas del Castillo, M. Silvela, n'ont pas Ă©tĂ© toujours heureux pour le gouvernement. Le ministĂšre n'a pas trop rĂ©ussi Ă  dĂ©- guiser ses embarras; il ne s'est sauvĂ© qu'en Ă©ludant les questions trop dĂ©licates, et le meilleur moyen qu'il ait de s'assurer quelque durĂ©e est d'en finir avec une session qui pourrait devenir dangereuse. Au milieu de ces agitations ministĂ©rielles et parlementaires d'une fin de session, il y a eu du moins une discussion qui n'est pas sans quelque intĂ©rĂȘt pour la France. Le parlement espagnol s'est occupĂ© de l'exposition de Paris, et il a voulu que l'Espagne eĂ»t sa place Ă  ce grand rendez-vous de toutes les industries du monde. Le gouverne- 989 REYUS DES DÂŁDX MONDES. ment, saps accepter de prendre une part officielle Ă  une manifesta-» tion qui avait trop visiblement un caractĂšre politique, n'a pas refusĂ© de promettre son concours aux industriels espagnols qui voudraient exposer, et le congrĂšs de Madrid a votĂ© une somme de 500,000 francs pour subvenir aux frais de l'exposition espagnole. Les dĂ©putĂ©s de Ma- drid ont tĂ©moignĂ© leur intĂ©rĂȘt pour une Ɠuvre française par un vote de bonne volontĂ© et de sympathie, 11 ne faudrait pas, sans doute, chercher dans ce vote ce qui n'y est pas et voir l'Espagne dĂ©jĂ  prĂȘte Ă  entrer dans une alliance avec la France. Dans le fond, l'Espagne na veut se laisser enrĂŽler ni dans les coalitions europĂ©ennes, ni dans une alliance française. Elle tient visiblement Ă  rester neutre et indĂ©pen- dante, libre dans sa politique, — sans s'interdire le plaisir de prendre part Ă  une Ɠuvre qui intĂ©resse l'industrie de toutes les nations. Cfl. DE MAZADE. LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE. Du 11 au 15 du mois courant, sur la nouvelle d'une aggravation subite dans l'Ă©tat de l'empereur d'Allemagne FrĂ©dĂ©ric III, la rente française reculait de Ă  Le 15, la nouvelle de la mort de l'empereur Ă©tant connue avant l'ouverture de la Bourse, le 3 pour 100 s'est relevĂ© de Ă  Depuis longtemps, cependant, il avait Ă©tĂ© dit et rĂ©pĂ©tĂ© que les espĂ©rances les plus fortes dans le maintien de la paix reposaient sur la prolongation des jours de FrĂ©dĂ©ric in,et que les fonds publics ne pouvaient que baisser le jour oĂč la couronne impĂ©- riale passerait sur la tĂȘte d'un souverain jeune, admirateur passionnĂ© du prince de Bismarck, et rĂ©putĂ© belliqueux. Une fois de plus, les faits ont donnĂ© tort Ă  la logique, et l'avĂšnement de Guillaume il a produit la hausse, au lieu de la baisse qu'attendaient les vendeurs Ă  dĂ©couvert. Mais ce n'est pas sur notre place seulement que l'attitude de la spĂ©- culation a ainsi dĂ©routĂ© les prĂ©visions. Les premiers actes du nouveau souverain, ou plutĂŽt ses premiĂšres paroles, ont dĂ©terminĂ© une vĂ©ri- table explosion de hausse sur les marchĂ©s de Vienne, de Berlin et de Francfort. RETUE. — CHRONIQUE. 230 Le cours du rouble de Berlin a en quelque sorte donnĂ© la mesure du revirement qui s'opĂ©rait. De 165 il s'est Ă©levĂ© Ă  190, sous l'action de rachats prĂ©cipitĂ©s. Tandis qu'Ă  Pesth les dĂ©lĂ©gations votaient le crĂ©dit extraordinaire de /j7 millions de florins demandĂ© par les ministres communs de l'empire pour dĂ©penses d'armement, le k pour 100 hon- grois s'Ă©levait, par brusques enjambĂ©es, de plus de trois unitĂ©s; com- pensĂ© Ă  80 3/4 au milieu du mois, il a Ă©tĂ© cotĂ© 84 1/4 le 29. Le 4 pour 100 russe a Ă©tĂ© non moins vivement poussĂ©; de 79 3/4 il a atteint 83 5/8. La dette gĂ©nĂ©rale turque 4 pour 100, sur laquelle est payĂ© 1 pour 100, a Ă©tĂ© portĂ©e de Ă  les obligations des Douanes de 302 Ă  318, les Tabacs de 465 Ă  485. La Banque ottomane, dont l'aS'- semblĂ©e gĂ©nĂ©rale vient de se tenir Ă  Londres et qui rĂ©partit le mĂȘme dividende pour 1887 que pour 1886, soit 12 fr. 50 ou 5 pour 100 du capital versĂ©, a gagnĂ© une dizaine de francs Ă  525. La Dette unifiĂ©e d'Egypte s'est relevĂ©e de 403 Ă  415, les obligations hellĂ©niques des diverses catĂ©gories sont en hausse de 10 et 12 francs depuis le milieu du mois. Le Portugais a progressĂ© d'une unitĂ© Ă  63 3/4, l'ExtĂ©rieure de Ă  72 3/4. Enfin, l'Italien, sur lequel va ĂȘtre dĂ©ta- chĂ© le mois prochain un coupon semestriel, s'est avancĂ©, non sans quelque peine il est vrai, de Ă  99 francs. Les rentes françaises ont Ă©tĂ© tout d'abord emportĂ©es dans cet Ă©lan gĂ©nĂ©ral. Le jour du dĂ©tachement de son coupon trimestriel 16 cou-» rani, le 3 pour 100 Ă©tait cotĂ© prix corrrespondant au cours de atteint la veille. En quelques sĂ©ances, il regagnait toute la va- leur du coupon et s'Ă©tablissait le 22 Ă  Dans le mĂȘme temps, l'amortissable Ă©tait portĂ©e de 86 Ă  86 50, et le 4 1/2 de. Ă  106 50. On Ă©tait alors en pleine Ă©mission des obligations Ă  lots de la Com- pagnie de Panama, et rien ne paraissait devoir en entraver le succĂšs. Mais l'avant-veille du jour oĂč la souscription devait ĂȘtre close, une spĂ©culation Ă  la baisse a attaquĂ© avec violence les actions de Panama et la rente françaiss. Les premiĂšres ont flĂ©chi en quelques sĂ©ances d'une centaine de francs jusqu'Ă  282, et la rente 3 pour 100, au mi- lieu de la hausse gĂ©nĂ©rale des fonds d*Ă©tat,a flĂ©chi Ă  82 50. Les trans- actions ont prĂ©sentĂ©, dans les derniers jours du mois, une anima- tion exceptionnelle, la lutte Ă©tant trĂšs vive entre les intĂ©rĂȘts engagĂ©s de part et d'autre. Finalement les acheteurs ont repris le dessus. L'ac- tion de Panama reste Ă  315, n'ayant regagnĂ© toutefois qu'une faible partie du terrain perdu. Le 3 pour 100 s'est relevĂ© Ă  l'amortis- sable Ă  le 4 1/2 Ă  Ces cours sont sensiblement plus Ă©le- vĂ©s que ceux de la liquidation de fin mai; mais la hausse eĂ»t Ă©tĂ© sans doute plus importante sans l'animositĂ© dĂ©ployĂ©e contre l'Ă©mission de la Compagnie de Panama. Lei rĂ©sultats de cette opĂ©ration viennent d'ĂȘtre annoncĂ©s par une 2/iO BEVUE DES DEUX MONDES* lettre de M. F. de Lesseps. 800,000 titres ont Ă©tĂ© pris par 350,000 sou- scripteurs, ce qui indique une souscription moyenne de une Ă  trois obligations par demande individuelle. Des nĂ©gociations ont Ă©tĂ© immĂ©- diatement engagĂ©es pour le placement successif du solde des titres. Un arrangement conclu entre la compagnie et quelques grandes mai- son de banque ou institutions de crĂ©dit assure les premiers verse- mens et la constitution immĂ©diate du fonds de garantie dont le dĂ©pĂŽt doit ĂȘtre fait Ă  une sociĂ©tĂ© civile. I a Ă©tĂ© dĂ©tachĂ© sur l'action de la Banque de France, pour le pre- mier semestre de 1888, un coupon de 69 francs, impĂŽt dĂ©duit. Le marchĂ© de cette valeur est beaucoup plus calme, et le cours de 3,500 ne semble plus offrir une prise suffisante Ă  la discussion. Le CrĂ©dit foncier est sans changement Ă  1,455. Les actionnaires de cet Ă©tablis- sement sont invitĂ©s Ă  souscrire, du 1" au 31 juillet, 31,000 actions nouvelles au prix de 500 francs, Ă  raison d'une de ces derniĂšres pour dix anciennes. C'est un bĂ©nĂ©fice net qui est ainsi offert aux action- naires, et peu de ceux-ci le laisseront Ă©chapper. Les titres de la plupart des sociĂ©tĂ©s de crĂ©dit sont fermes, quel- ques-uns mĂȘmes en hausse. La Banque de Paris s'est avancĂ©e de le Comptoir d'escompte de 5 francs, la Banque ottomane de 10 francs, le CrĂ©dit foncier d'Autriche de 20 francs. Les valeurs autri- chiennes de chemins de fer ont Ă©galement profitĂ© de l'optimisme qui s'est emparĂ© de la Bourse devienne; l'action des Chemins Autrichiens et celle des Lombards ont progressĂ© de 16 francs Ă  477 et 186. II n'en est pas de mĂȘme des chemins espagnols toujours dĂ©laissĂ©s, le Nord de l'Espagne Ă  290, le Saragosse Ă  267. Les MĂ©ridionaux d'Ita- lie sont immobiles Ă  810. Le CrĂ©dit mobiUer, qui a tenu son assemblĂ©e le 26 courant, et qui rentre dans l'Ăšre des dividendes par la rĂ©partition d'une somme de 15 francs par action pour l'exercice 1887, met en souscription, le 7 juillet, 101,750 obligations de la Compagnie des chemins de fer de Porto - Rico. Les valeurs industrielles, en dehors du Panama, ont donnĂ© lieu Ă  peu d'affaires pendant cette quinzaine. Nous retrouvons le Suez au mĂȘme cours, 2,172, aprĂšs quelques oscillations. Le Gaz s'est main- tenu Ă  1,325, la Compagnie transatlantique Ă  5^0, les Messageries ma- ritimes Ă  598. Les Voitures ont montĂ© de 15 francs Ă  775. Au con- traire, les Omnibus ont reculĂ© de 35 francs Ă  1,120. Les prix des actions des mines de cuivre ont Ă©tĂ© trĂšs discutĂ©s Ă  Londres et Ă  Paris. Le Rio-Tinto a flĂ©chi Ă /75 et le Tharsis Ă  130. La SociĂ©tĂ© des MĂ©taux a subi le mĂȘme sort et rĂ©trogradĂ© de 842 Ă  811. Le directeur-gĂ©rant C. Buloz. LĂ  TRESSE BLONDE DBRKIÈRB PARTIE 1 XV. L'automne s'Ă©coula, et sur la terre sommeillante l'hiver, selon l'image du vieux poĂšte, Ă©tendit son manteau de vent, de froidure et de pluie. » RentrĂ© Ă  Paris, dans le calme de ma vie quotidienne, je travaillais Ă  rage ; mon Ɠuvre avançait rapidement, et dĂ©jĂ  sur ma table s'en- tassaient bs bonnes feuilles d'un premier volume. Mais, tout en fermant l'oreille aux bruits du dehors, j'Ă©tais fort assidu aux sĂ©ances des sociĂ©tĂ©s savantes, et j'y prenais frĂ©quemment la parole. Un jour oĂč j'avais occupĂ© la tribune de l'AcadĂ©mie de mĂ©decine et remportĂ© mon succĂšs oratoire, je vis accourir Ă  moi un de mes confrĂšres, auditeur assidu de nos doctes controverses. C'Ă©tait ce jeune mĂ©decin, M. Gordier, que j'avais naguĂšre attachĂ© Ă  la per- 1 Voyez la Revue du 1" juillet. TOME LXXXVIII. — 15 JUILIÎLET 1888. 16 2i2 REnJE DES DEUX MONDES. sonne du lieutenant-gĂ©nĂ©ral de MaurĂ©ac, et avec lequel j'entretenais d'amicales relations. — Mon cher maĂźtre, me dit-il, je vous ai cherchĂ© tout Ă  l'heure Ă  l'amusante cĂ©rĂ©monie de Saint-Thomas-d'Aquin vous n'y Ă©tiez pas. — Quelle cĂ©rĂ©monie? demandai-je. — Le mariage de M. RenĂ© de MaurĂ©ac, parbleu 1 . — Il s'est mariĂ©! m'Ă©criai-je stupĂ©fait. Et comme notre colloque troublait le silence de l'AcadĂ©mie , je sortis avec mon petit confrĂšre. — Quoi! il s'est mariĂ©... et sans m'en avertir! rĂ©pĂ©tai-je, au comble de la surprise. — Il n'a sans doute pas osĂ© vous consulter, cher maĂźtre... Mais vous-mĂȘme, comment ignorez-vous la nouvelle? Depuis huit jours, tout Paris s'en occupe. J'avouai sans nulle honte que, simple bourgeois de Paris et au- cunement Valaque, Yankee ou BrĂ©silien, je ne faisais point partie du Tout-Paris. » M. Cordier tira de sa poche un journal du ma- tin, une de ces feuilles absurdes quand elles ne sont pas infĂąmes, et qui battent monnaie sur les scandales du jour — Lisez donc cette note, monsieur le cĂ©nobite, fit-il en me la prĂ©sentant. La note, presque un article, imprimĂ©e en tĂȘte des Échos des théùtres, sous la signature Arlequin, Ă©tait d'une rĂ©daction vrai- ment impertinente. Elle Ă©tait ainsi libellĂ©e Un mariage dans le monde artistique. — C'est aujourd'hui que doit ĂȘtre cĂ©lĂ©brĂ©e, en l'Ă©glise Saint-Thomas-d'Aquin, l'union que nous avons Ă©tĂ© les premiers Ă  annoncer de l'une de nos plus scin- tillantes Ă©toiles d'opĂ©rette avec un gentilhomme portant un des grands noms de France. M. le marquis RenĂ© de Slaui'Ă©ac Ă©pouse M''^ Mignon-ChĂ©rie, l'adorable pensionnaire du théùtre des Folies- Comiques, bien connue de la Ville et mĂȘme des faubourgs. Folies- Comiques, si l'on veut; mais, en telle occurrence, ce n'est certes pas la charmante artiste qu'on accusera de folie comique. Nos compli- mens Ă  la nouvelle marquise. » — Qu'en ditesr-vofus? poursuivit mon jeune confĂšre en repliant la petite prose venimeuse. Pas de prĂ©jugĂ©s, M. le marquis!.. Parlez-moi des vieilles races pour bien finir ! — Beaucoup de monde Ă  ce mariage? demandai-je Ă  mon mora- liste. — Personne de la famille ni des amis... oh! non. D'ailleurs, pas d'invitations. Mais, en revanche, le ban et l'arriĂšre-ban du cabotinage parisien ! C'Ă©tait un brouhaha, un charivari des moins Ă©difians ! On LA TRESSE BLONDE. 243 causait, on ricanait, on montait sur les chaises pour mieux voir; je me serais cru dans un cafĂ©-concert, aux Funambules, au bal Ma- bille !.. Ah ! certes, du haut du ciel, sa demeure derniĂšre, le gĂ©nĂ©- ral... Sur ce, mon petit ami, sans achever le texte classique de M. Scribe, me serra la main et s'en alla. Je demeurai tout abasourdi... Était-ce possible? Quoi! pas mĂȘme invitĂ© Ă  cette noce! TĂ©moin des sermens Ă©changĂ©s Ă  BruyĂšre, Ă©tais-je donc devenu tellement odieux Ă  M. de MaurĂ©ac? Ma prĂ©- sence Ă  cet ignoble mariage lui eĂ»t-elle mis la rougeur au front? ou plutĂŽt le souvenir de Marie-ThĂ©rĂšse pesai t-iĂź sur sa conscience comme un remords? Tout en devisant avec moi-mĂȘme, je m'Ă©tais engagĂ© dans la rue Saint- Dominique. Une longue file de voitures stationnait devant l'hĂŽ- tel de MaurĂ©ac ; et dans la cour j'aperçus un va-et-vient animĂ© de gens de service. PoussĂ© par la curiositĂ©, j'entrai. AussitĂŽt M. Bap- tiste, le vieux concierge, accourut Ă  moi en levant les bras — Ah! monsieur!., ah! docteur!., quelle aventure! — Oui, quelle aventure, monsieur Baptiste!., et quel ma- riage 1 — Pauvre homme ! se contenta de me rĂ©pondre ce discret ser- viteur. J'Ă©tais indĂ©cis, ne sachant que faire. Devais-je m'en aller? Fal- lait-il, au contraire, monter, me dresser brusquement devant la lace de mon oubUeux ami, le saluer en silence et me retirer? J'Ă©coutai <Ăźe conseil de la colĂšre, et je pĂ©nĂ©trai dans l'hĂŽtel. L'escaUer, jonchĂ© de fleurs, Ă©tait parĂ© d'arbustes en caisses et de plantes rares. Du premier Ă©tage arrivaient des rumeurs joyeuses, des voix bruyantes, des Ă©clats de rire on s'amusait fort et ferme lĂ -haut. Je montai. Les portes Ă©taient ouvertes et le salon regor- geait de monde... Oui, mon jeune confrĂšre m'avait dit vrai le ban et l'arriĂšre-ban des petits théùtres parisiens s'Ă©tait abattu sur l'hĂŽtel de MaurĂ©ac. J'avisai des messieurs Ă  face glabre et bien rasĂ©e, des dames au visage plĂątrĂ© de blanc, enluminĂ© de rouge. Et des toilettes!., du velours, du satin, des dentelles, des brillans! La salle Ă  manger avait Ă©tĂ© transformĂ©e en buffet, et, sur une table, s'Ă©tageaient des amoncellemens de gĂąteaux et de sandwiches, des bouteilles de vin de Champagne, des poissons et des galantines ; un superbe luncheon-dĂźnatoire ! Tout ce monde se festoyait Ăą belles dents, faisait bombance et, entre deux morceaux, jetait quelque lazzi risquĂ©. Je promenai mon regard autour de moi M. de MaurĂ©ac n'Ă©tait pas lĂ . 2&& REVUE DES DEUX MONDES* Dans le salon, debout et appuyĂ©e contre la cheminĂ©e, se tenait la nouvelle marquise; plusieurs de ses amis l'entouraient, formant cercle autour d'elle. C'Ă©tait bien la mĂȘme crĂ©ature maigrelette que j'avais entrevue, un an auparavant, Ă©vanouie sur les trĂ©teaux des Fo- lies-Comiques figure insignifiante, laide plutĂŽt que jolie, minois de grisette, nez trop court, bouche trop large,., mais quels admirables cheveux blonds ! Elle Ă©tait revĂȘtue de son costume de mariĂ©e, et, sous les dentelles de son voile, sous la couronne de fleurs d'oran- gers, son visage fardĂ© de blanc se dĂ©tachait blafard, semblable Ă  celui d'une morte. Je m'approchai et la saluai; Ă  peine inclina-t-elle le iront, absorbĂ©e sans doute par ses pensĂ©es. Elle me parut Ă©trange- ment nerveuse — Ne me quittez pas ! disait-elle aux amis qui l'environnaient... J'ai peur! — Voyons, marquise!., voyons, ma Mignon-ChĂ©rie, tu n'es point raisonnable ! rĂ©pondait ce beau M. Guzman, le rĂ©gisseur dĂ©corĂ© du Nicham... Le mauvais quart d'heure est passĂ©,., tu sais, la petite cĂ©rĂ©monie de l'Ă©glise. On a un peu ricanĂ©, c'est vrai ; on s'est un peu gaussĂ©, d'accord!.. En es-tu moins marquise? Quant au reste... — J'ai peur... rĂ©pĂ©tait invariablement Mℱ^ de MaurĂ©ac. — Peur?., de quoi? demanda en riant une grande personne pa- rĂ©e comme une chĂąsse. — De lui. Pervenche! — Oh! lĂ !., peur d'un homme! riposta M" Pervenche, qui, pirouettant sur les talons, s'en alla vers le buffet, oĂč je la suivis. Devant un verre de punch et une tranche de foie gras se dandi- nait un jeune et joli monsieur, au monocle vissĂ© dans l'Ɠil. De pe- tites actrices lui faisaient risette ; d'autres le dĂ©signaient du doigt et se le nommaient Ă  voix basse — C'est Arlequin!., tu sais bien, Arthur Dupont, qui signe Arlequin,., celui qui fait les Échos de théùtre dans le Jocrisse ! » W^^ Pervenche se dirigea vers M. Ar- lequin, et lui tapant familiĂšrement l'Ă©paule — Tu sais, mon cher, il n'est pas gentil, VĂ©cho de ce matin ! La pauvre Mignon n'est pas contente... Oh! non! Qu'as-tu voulu dire avec ton connue de toute la Ville et mĂȘme des faubourgs?..» On n'Ă©reinte pas ainsi les petites femmes ! — Et ma conscience? rĂ©pliqua, trĂšs solennel, M. Dupont, dit Arle- quin. — Ta conscience!.. Alors que fais-tu ici, monsieur La Vertu? — Et mon mĂ©tier? rĂ©pondit encore ce M. Arlequin, en avalant un verre de punch. Dans la foule, j'aperçus pareillement mon vaudevilliste septuagĂ©- naire, l'un des auteurs de PĂ©kin Ă  Paris, le cĂ©lĂšbre Bon Papa. Il LA TRESSE BLOIMDE. 2Â5 s'inclina tout humble, devant le reporter de théùtre, qui lui tendit !e bout des doigts. — Revenus aux jours oĂč les rois Ă©pousaient les bergĂšres ! dit-il en montrant la marquise. Pauvre enfant, comme elle est pĂąle 1 quelle Ă©motion! — Pourtant, ce n'est point pour elle une premiĂšre, » fit obser- ver le rĂ©dacteur du Jocrisse, Un Ă©clat de rire salua cette nouvelle arlequinade. — Aussi, pourquoi se marie-t-elle? grommela une vieille actrice vermillonnĂ©e comme une aurore. VoilĂ  prĂšs d'un an que, chaque soir, la petite et moi, nous faisons tourner les tables... Ah ! dame, les esprits ne sont pas rassurans. Hier encore, ils dĂ©conseillaient l'hymĂ©nĂ©e ! — Farceurs d'esprits ! ricana M. Arlequin, la bouche pleine. — Mais cette Mignon, poursuivit la duĂšgne, n'a rien voulu en- tendre!.. A toutes nos raisons, elle n'avait qu'une rĂ©ponse Il le faut!., il le faut! » — Bon-Papa, interrompit M"* Pervenche, coupant les effets de sa camarade... Eh bien! votre Ă©pithalame? Le vieil auteur promena son regard Ă  la ronde, puis, d'un air dĂ©pilĂ© — Encore un peu de patience, mesdames!.. Le marquis n'est pas de retour. — VoilĂ  deux heures qu'il prĂ©pare son entrĂ©e! dit Ă  mi-voix la duĂšgne... Maison bien tenue! — Le temps s'Ă©coule et moi je joue ce soir, dĂ©clara M" Per- venche... Tant pis, je me risque I Elle courut Ă  M"" de MaurĂ©ac — Marquise!., petite!., autorises-tu l'audition de l'Ă©pithalame ? Oui, n'est-ce pas?.. Allons! une, deux, trois au rideau! M. Guzman, le beau rĂ©gisseur, frappa trois coups sur le parquet, et Bon-Papa vint se camper au milieu du salon une acclamation bruyante remplit l'hĂŽtel et passa au dehors... Et lĂ -haut, rangĂ©s contre la muraille, dans leur pourpre et dans leur hermine, ces messieurs les prĂ©sidens de MaurĂ©ac contemplaient tout cela... Je remarquai alors que le portrait du lieutenant-gĂ©nĂ©ral n'Ă©tait plus parmi eux. — Sur quel air, votre Ă©pithalame? demanda le rĂ©gisseur, qui s'Ă©tait mis au piano. ' — La Robe et les Bottes, — Vieux jeu I fit avec dĂ©dain M" Pervenche. — Le Cid est Ă©galement devenu vieux jeu, » riposta l'auteur, rouge de colĂšre. 2Ù6 BEVUE DES DEDX MONDES. On le calma ; M. Guzman plaqua sur le piano quelques accords, et la voix chevrotante de Bon-Papa commença de fredonner Dieu des chansons, Momus, prends tes grelots... Quant Ă  moi, je m'Ă©tais faufilĂ© jusqu'Ă  la porte, et, sans prendre congĂ© de Mℱ de MaurĂ©ac, je m'esquivai. XVI. Je traversais dĂ©jĂ  la cour et j'allais sortir de l'hĂŽtel quand je m'entendis appeler avec mystĂšre Baptiste, le concierge, courait aprĂšs moi — M. le marquis vous demande, me dit41; mon maĂźtre serait bien heureux de vous voir. — Gomment?.. Il est donc ici? — M. le marquis s'est retirĂ© dans son appartement, aussitĂŽt la cĂ©rĂ©monie achevĂ©e. Et le vieux domestique ajouta, levant derechef les bras au ciel — Ah! docteur !.. le malheureux homme! Je le suivis. Il me guida par un escalier de service jusqu'Ă  la chambre Ă  coucher de RenĂ©, — cette mĂȘme chambre oĂč avait si longtemps vĂ©cu sa vie infirme et solitaire le lieutenant- gĂ©nĂ©ral de MaurĂ©ac. La nuit Ă©tait venue, et deux flambeaux allumĂ©s Ă©clairaient Ă  peine la sombre piĂšce ; mais dans la cheminĂ©e brĂ»lait un grand feu dont les flammes projetaient sur les murs leur Ă©clat alternĂ© d'ombre. DerriĂšre une des portes, dans le salon, on entendait les rumeurs de la fĂȘte, et la voix tremblante du vieil auteur nous envoyait, par intervalles, les couplets de son Ă©pithalame. M. de MaurĂ©ac Ă©tait allongĂ© dans un fauteuil, prĂšs du feu, sous le portrait de son pĂšre. Ce portrait se trouvait maintenant dans sa chambre, suspendu entre deux superbes panoplies. A ces trophĂ©es, des armes rares sabres d'officiers de marine, glaives japonais, coups-coups annamites, criss de Java, et, dans celui de gauche, miroitant contre la muraille, un kandjar magnifique Ă  gaine d'ar- gent. En me voyant, RenĂ© s'inclina, et m'invitant Ă  m'asseoir prĂšs de lui — Merci pour ta bonne visite! dit-il un peu solennel. Toi, du moins, tu n'as pas imitĂ© les autres, qui semblent fuir cette maison comme on fait un lazaret de pestifĂ©rĂ©s ! LA TRESSE BLONDE. 247 — J'ignorais ton mariage, rĂ©pondis-je d'un ton piquĂ©. Tu avais oubliĂ© de me l'apprendre. — OubliĂ©?., non. Mais Ă  quoi bon te consulter? Tu m'aurais prodiguĂ© sans doute conseils, remontrances, objurgations, me- naces,., que sais-je enfin !.. Et moi je n'aurais rien Ă©coutĂ©, non, rien! Je devais me marier, Ă©pouser cette femme,., oui, l'Ă©pouser... Il le fallait,.! il le fallait! MaurĂ©ac se tut un moment — Ne va pas croire, au moins, reprit-il, que je sois la victime de manƓuvres fĂ©minines, la dupe imbĂ©cile d'une coquette intri- gante! Non!., gi'Ăące Ă  Dieu, j'ai l'esprit solide et le cƓur haut placĂ©!.. Mon cher, elle-mĂȘme ne voulait pas de ce mariage... Tu refuses de me croire ?. . Elle ne voulait pas ! Ah 1 ce n'est point sans luttes qu'elle a consenti d'ĂȘtre ma femme ! Elle dĂ©daignait mon amour; elle repoussait mon nom!.. Mais enfin, de guerre lasse, elle a cĂ©dĂ©!.. J'ai triomphĂ© de ses rĂ©sistances,., et mainte- nant elle est Ă  moi, rien qu'Ă  moi! Un sanglot douloureux s'Ă©chappa de sa poitrine — Oui, elle est Ă  moi, s'Ă©cria-t-il, et pourtant elle ne m'aime pas!.. Mais moi, je l'aime Ă©perdĂ»ment, d'un dĂ©sir furieux, avec dĂ©sespĂ©rance!.. Pourquoi cela,., pourquoi?.. On me dit qu'elle est laide, sans esprit et vicieuse!.. Vicieuse!.. N'importe, je l'aime et j'en suis jaloux,., jaloux,., jaloux ! Il se leva et se promena dans la chambre avec agitation... LĂ - bas, derriĂšre la porte, dans le salon en fĂȘte, le piano faisait trĂȘve; Ă  prĂ©sent, le vieil homme de lettres dĂ©clamait un madrigal chacun de ses vers nous parvenait trĂšs nettement Quand VĂ©nus, Ă©chappĂ©e aux froids baisers de l'onde, En tordant ses cheveux crĂ©ait fleuve et ruisseau ; Si la blonde amoureuse eĂ»t vu ta tresse blonde, Elle n'eĂ»t point osĂ© sortir de son berceau. M. de MaurĂ©ac frappa du pied, devenu blĂȘme de colĂšre, et se tournant vers moi — Oh! je sais lire en ta pensĂ©e et j'ai entendu ton regard!.. J'aurais dĂ», selon toi, Ă©pargner aux gloires de mon nom, Ă  la mĂ©- moire de mon pĂšre,.. — la mĂ©moire de mon pĂšre !.. — les igno- minies d'une pareille fĂȘte ! Oui, certes ; et si j'eusse Ă©coutĂ© mes dĂ©- sirs, j'aurais, au sortir de l'Ă©glise, emportĂ© la bien-aimĂ©e loin,., bien loin,., vers le pays, s'il en est un sur terre, oĂč l'on aime tou- jours! Avec quel bonheur, l'enveloppant de mes bras, je l'aurais cachĂ©e Ă  tous les yeux!.. Mais non, je ne pouvais pas; je devais rester ici... Je me bats en duel demain. 2Û8 REVUE DES DEUX MONDES. A mon tour, je me levai — Tu dis, RenĂ©?.. Il me fit rasseoir, et venant se camper devant moi — Je dis que demain je me bats en duel... C'Ă©tait fatal. Depuis quinze jours, tous les affronts, tous les outrages ont Ă©tĂ© lĂąchement dĂ©versĂ©s sur la personne de ma femme. Ce matin encore, un im- monde journal, une feuille de chantage, a grossiĂšrement insultĂ© la marquise... Il me montrait, Ă©talĂ©e sur une table, la prose du joli M. Arthur Dupont. ... — Autrefois on eĂ»t bĂątonnĂ© le polisson, auteur de telles igno- minies; mais, aujourd'hui, le bĂąton n'est plus de mode, et quant Ă  mon Ă©pĂ©e, je ne saurais la salir dans la bave d'un M. Arlequin ! Non; pour imposer Ă  tous respect et silence, j'ai dĂ» choisir mon adversaire,., et j'ai choisi. C'est un soldat, un officier tel que moi... Je me bats en duel avec M. Henri Le Barze. — Le capitaine Henri ! — Lui-mĂȘme... Ces Le Barze, de petits bourgeois de province, convoitaient mon titre de marquis ; ils voulaient en parer l'hĂ©ritiĂšre de la famille;., tu sais bien, — cette demoiselle Marie-ThĂ©rĂšse, une jeune personne qui fait des vers et qui parle grec? Je m'Ă©tais oc- cupĂ© d'elle, c'est vrai; je l'avais mĂȘme un peu courtisĂ©e,., trop peut-ĂȘtre. Mais de lĂ  Ă  un mariage, tout un abĂźme!.. Eh bien I ces honnĂȘtes gens, dĂ©pitĂ©s, ont trouvĂ© plaisant de jouer une scĂšne Ă  la MoliĂšre, la petite scĂšne du Mariage forcĂ© ils m'ont dĂ©pĂȘchĂ© le frĂšre... Tiens! lis plutĂŽt ce que ce fier-Ă -bras a osĂ© m' Ă©crire ce matin... Il me tendit une lettre signĂ©e Henri Le Barze, et qui ne conte- nait que deux lignes Monsieur, Je me trouve Ă  Paris et j'apprends par un journal votre glo- rieux mariage. Votre conduite est celle d'un drĂŽle. » — A la rĂ©ception de l'Ă©pĂźtre, continua MaurĂ©ac, je n'ai pas hĂ©sitĂ©. Le capitaine de turcos devait payer pour tous! J'ai ac- ceptĂ© son cartel et lui ai dĂ©pĂȘchĂ© mes tĂ©moins. On vient de se mettre d'accord, et demain, Ă  huit heures, nous nous battons... Je n'ai pas voulu attendre un jour de plus pour chĂątier sur un inso- lent toutes les insolences ! Il Ă©tait redevenu fort calme et avait repris sa place Ă  mes cĂŽtĂ©s. Moi, je me taisais, le cƓur serrĂ© par l'angoisse. La façon discour- LA TRESSE BLOJNDE. 2A9 toise, presque inconvenante, dont il parlait de la pauvre Marie- ThĂ©rĂšse, me rĂ©voltait. Et quant au duel avec le frĂšre, il me semblait abominable. Atout prix, je devais l'empĂȘcher!.. Mais comment?.. Une idĂ©e subite jaillit de mon cerveau... J'avais trouvĂ©! — Ce combat est impossible, dis-je froidement. — Impossible! Pourquoi donc?.. Il aura lieu demain matin, dans les bois de Glamart, au pistolet, quinze pas et au visĂ©... Je tuerai l'homme. — Ou l'homme te tuera toi-mĂȘme. — Eh bien! alors, ma chĂšre et douce marquise connaĂźtra tout mon amour pour elle ! — Ton amour pour elle?.. Et tu veux la condamner, mariĂ©e Ă  peine, Ă  devenir peut-ĂȘtre veuve !.. Je fis une pause — ... Veuve... et libre, ajoutai -je trĂšs lentement. D'un brusque sursaut, RenĂ© se dressa debout — Veuve et libre! s'Ă©cria-t-il. Qu'as-tu voulu dire?.. Va, je t'ai compris ! . . Veuve et libre ! Il reprit sa marche, d'un pas saccadĂ©, Ă  travers la chambre. — Ainsi, plus de duel, RenĂ©! On peut arranger l'affaire... Je m'en charge. Il ne rĂ©pondit rien et poursuivit assez longtemps sa promenade silencieuse; parfois, il s'arrĂȘtait et un soupir s'exhalait de sa bouche Veuve et libre! Enfin, cette fiĂšvre parut se calmer, et MaurĂ©ac revint s'asseoir prĂšs de moi. — J'arrangerai tout,., me dit-il. Et, souriant — ... Non, la marquise ne sera ni veuve ni libre. De joyeux Ă©clats de voix, partis du salon, coupĂšrent notre entre- tien. Le u Bon-Papa » entonnait des couplets Ă  boire, et chacun re- prenait en chƓur ses refrains ; Chantez, vieux vins; femmes, riez jolies; Sont fous ceux-lĂ  qui n'ont pas leurs folies ! MaurĂ©ac bondit, exaspĂ©rĂ© — Adieu, Victor!.. Moi, je vais jeter dehors tout ce monde-lĂ ! Il s'Ă©lança vers le salon et en ouvrit la porte avec violence. Une clameur confuse accueillit son apparition — Le voici!., le voici,., enfin! Debout prĂšs du chanteur. M*" de MaurĂ©ac causait en ce moment avec une de ses camarades. Au bruit, elle se retourna ; et soudain. 250 REVDE DES DEUX MONDES. se jetant en arriĂšre, elle poussa un cri perçant RenĂ© marcha droit vers elle. Alors, reculant pas Ă  pas, la jeune femme alla se blottir, toute frissonnante, dans l'angle le plus Ă©loignĂ© du salon. M. deMau- rĂ©ac la rejoignit et s'arrĂȘta un instant Ă  la contempler; puis il allongea le bras, lui saisit la main, la rapprocha de ses lĂšvres et y dĂ©posa un long baiser. De toutes parts les bravos Ă©clatĂšrent, et un rire jovial applaudit Ă  cette petite comĂ©die amoureuse. XVII. Ma journĂ©e Ă©tait perdue pour le travail. Je me rĂ©signai donc, en quittant l'hĂŽtel de la rue Saint-Dominique, Ă  faire diverses visites diffĂ©rĂ©es depuis trop longtemps. Dans une maison amie, on me re- tint Ă  dĂźner; je parvins pourtant Ă  m'Ă©chapper assez vite, et je ren- trai chez moi vers les neuf heures. A ma vive surprise, je trouvai, dĂ©posĂ© sur la table de mon cabinet, un paquet scellĂ© aux armes de MaurĂ©ac, que l'on avait ap- portĂ© pendant mon absence. Je l'ouvris il contenait une large en- veloppe fermĂ©e de cinq cachets noirs, et mon inquiĂ©tude s'aug- menta quand je lus au dos de l'enveloppe ces quelques mots A lire sans retard et Ă  jeter au feu si je suis tuĂ© demain. — L'explication de mon mariage avec Anne- Yvonne Gallo. — RenĂ©. Anne- Yvonne Gallo!.. et le paquet s'Ă©chappa de mes doigts!.. Quoi! elle ne s'appelait pas Mademoiselle ChĂ©rie, » cette femme! et ce nom n'Ă©tait qu'un nom de guerre, un sobriquet de théùtre ! NaĂŻf imbĂ©cile qui ne m'en Ă©tais point doutĂ©!.. Anne-Yvonne Gallo I la nĂ©ophyte de chez Elias, le sujet magnĂ©tique!.. Mais alors quelle Ă©tait donc l'effroyable et mystĂ©rieuse puissance de cet homme?.. Tu la suivras pas Ă  pas dans sa vie, avait-il ordonnĂ©;., tu l'ai- meras, repoussĂ© sans pitiĂ© par elle jusqu'au jour oĂč tu la prendras pour compagne, pour Ă©pouse... » Et tout, oui, tout, venait de s'ac- complir!.. Je demeurai de longs momens confondu, stupĂ©fiĂ©, ne croyant plus en moi, presque disposĂ© Ă  mettre en piĂšces mon tra- vail dĂ©sormais inutile. Non, jamais je n'avais Ă©prouvĂ© d'anxiĂ©tĂ©s plus cruelles ! Ce soir-lĂ , contre mes habitudes, je devais sortir. Il y avait rĂ©- ception intime au ministĂšre de l'instruction publique, et je crai- gnais que mon absence ne fĂ»t remarquĂ©e. Toutefois, avant de revĂšth* l'habit noir, j'avais encore Ă  moi une heure de solitude, et je rĂ©solus d'en profiter. Je m'enfermai dans ma bibliothĂšque, et, po- LA TRESSE BLONDE. 29l sant le paquet armoriĂ© sur une table, Ă  la clartĂ© de ma lampe je fis sauter les cachets de cire noire. Une liasse de feuilles volantes s'Ă©chappa de l'enveloppe ; c'Ă©tait un journal Ă©crit tout entier de la main de RenĂ© de MaurĂ©ac. Il ne portait mention ni de jour, ni mĂȘme d'annĂ©e aucune date. Mais aussitĂŽt mon Ă©tonnement se changea en une vĂ©ritable Ă©pouvante. Voici ce qu'en tĂȘte de la premiĂšre page mes yeux venaient d'aper- cevoir Vu Ă  Ben-TrĂ©, dans la maison de Varroyo... Revu plus nette- ment Ă  Paris, pendant la funĂšbre veillĂ©e, prĂšs du corps de mon pĂšre, » Alors, Ă©voquant un passĂ© tout rĂ©cent encore, je me rappelai... Je me rappelai mes terreurs de l'annĂ©e prĂ©cĂ©dente l'hĂŽtel de Mau- rĂ©ao en deuil, l'escalier dĂ©sert, le grand salon si vaste dans la nuit... Et de nouveau j'entendis, derriĂšre la porte close, les gĂ©misse- mens dĂ©sespĂ©rĂ©s, les paroles de colĂšre, puis le long et lugubre silence... Était-ce donc l'instant oĂč, dans un formidable tĂȘte-Ă -tĂȘte du vivant et du mort, ce journal avait Ă©tĂ© rĂ©digĂ©?.. Je sentis me courir par les veines le frisson de la peur. Quand mon Ă©moi se fut un peu calmĂ©, je commençai la lecture de l'Ă©trange manuscrit. Ben-TrĂ©, depuis trois jours ma nouvelle rĂ©sidence. Oh ! l'hor- rible bourgade, avec ses paillotes de bambou enfoncĂ©es dans les fanges du MĂ©kong ! LĂ  grelottent les fiĂšvres, et la dysenterie an- namite vous ronge les entrailles! Partout oĂč le regard se peut Ă©tendre, les eaux jaunĂątres du grand Fleuve et des riziĂšres, d'oĂč Ă©merge un fouillis de plantes vertes diaprĂ©es d'Ă©carlate. La saison d'hivernage » a commencĂ©. Le ciel est de plomb ; une chaleur atroce vous met la tĂȘte en feu et brĂ»le votre sang. Et il pleut, il pleut. Sous les torrens d'eau qui s'abattent des nuĂ©es, la terre Ă©cume et semble bouillonner... L'ennui m'accable, et je sens les premiĂšres atteintes de la nostalgie... Oui, ce sera ma derniĂšre cam- pagne. Avant peu, le retour au pays, et, bientĂŽt aprĂšs, le mariage tant souhaitĂ©! 0 Marie, chĂšre Marie-ThĂ©rĂšse, c'est toujours vers vous que s'envole ma pensĂ©e, vers toi que m'emportent les dĂ©sĂ»*s!.. ... Et mon pĂšre?.. Écartons cette image!.. Pourquoi donc, depuis quelque temps, lorsque je songe Ă  mon pĂšre, des idĂ©es bizarres viennent-elles assaillir et bourreler mon cƓur? Mon pĂšre!.. 252 RETUE DES DEUX MONDES. Aussi loin que je remonte les souvenirs de ma vie, je le vois toujours le mĂȘme, clouĂ© par un mal inconnu sur son fauteuil, la tĂȘte inclinĂ©e, l'Ɠil Ă©teint, ne parlant jamais. Sa pensĂ©e est-elle morte et sa langue vraimeat enchaĂźnĂ©e? Non! il peut parler,., il parle! Maintes fois, veillant prĂšs de lui pendant son sommeil, — et quels sommeils affreux sont les siens ! — j'ai surpris des paroles parmi les murmures de ses lĂšvres, j'ai entendu des phrases qui sortaient de sa bouche. Pourquoi ces mots, toujours les mĂȘmes NoĂ«l, France et honneur? » Il a de vagues rĂ©miniscences de ses . coups de main d'autrefois. Souvent il revoit la lande bretonne, la friche dĂ©solĂ©e, la riviĂšre fangeuse, la mer mugissante. » Et il en- tend,., il entend les cris d'oiseau de nuit des Chouans, des cla- meurs de haine et aussi des sanglots dĂ©sespĂ©rĂ©s. Il parle d'une maison dĂ©serte et d'une femme aimĂ©e, » trop aimĂ©e peut-ĂȘtre!., d'un... Oh! non, non, je n'ai rien entendu! DĂ©lires de vieillard, sans doute; pensĂ©es qui s'abĂźment dans l'enfance!.. Pourquoi ce Dieu dont il fut le soldat, pour lequel il voulut et combattre et souffrir, ne lui accorde-t-il pas enfin la grĂące de la dĂ©livrance, le bienfait de la mort?.. ...Mon matelot d'ordonnance vient d'entrer il m'apporte le courrier de SaĂŻgon, ma correspondance officielle... Rien d'impor- tant... Ah !.. une circulaire de l'amiral-gouverneur ! Fort amusante, cette circulaire toute une diatribe, un analhĂšme vĂ©ritable lancĂ© contre l'opium ! Et dans quelle prose magnifique ! La substance qui distille la folie,., le poison qui Ă©tend sur l'intelligence la nuit du tombeau... » Ils sont, ma foi, lettrĂ©s de beau style, MM. les commis-rĂ©dacteurs dans les bureaux de la Gochinchine... Quelle pĂ©nalitĂ© draconienne 1 retrait d'emploi pour l'officier fumeur d'opium, dĂ©gradation du sous-officier, soixante jours de prison pour le soldat!.. C'est trop dur, beaucoup trop dur. N'est-il point cruel de chĂątier ainsi de pauvres gens que le service militaire envoie mourir en ces climats maudits, et qui, dans l'Ă©nervement de leur solitude, s'efforcent d'Ă©voquer le rĂȘve d'absens bien-aimĂ©s? Oui, c'est cruel la pitiĂ© suprĂȘme ne veut-elle pas qu'Ă  certains fous on laisse leur folie?.. Au surplus, paperasse inutile! Il n'y a pas, que je sache, de fumerie d'opium dans mon commandement de Ben- TrĂ©... Si, pourtant, et je me trompe! Hier, en parcourant les en- virons de ma nouvelle rĂ©sidence, j'ai entrevu, lĂ - bas, se cachant sous les bambous, au bord d'un arroyo, une maison d'aspect sinistre. Une lanterne de papier jaune, son enseigne, la dĂ©nonce aux pas- sans c'est une fumerie d'opium... Je vais la faire mettre en sur- veillance... LA TRESSE BLONDE. 253 ... L'opium 1 . . Un lettrĂ© chinois que j'ai connu Ă  Shang-HaĂŻ me disait Que serait la terre sans la fleur, la fleur sans le parfum, le parfum sans l'essence, l'essence sans le poison ? Et il disait encore Que vaudrait la vie sans l'idĂ©al, l'idĂ©al sans le rĂȘve, le rĂȘve sans l'opium? Un philosophe peu sensible aux rĂ©alitĂ©s d'ici-bas, mon ami le lettrĂ© de Chine I A-t-il si grand tort?.. On affirme que sous l'action de l'opium, la crĂ©ature humaine se dĂ©double; que l'esprit affranchi de la matiĂšre s'Ă©lance vers l'infini, ne connaĂźt plus l'Ă©ten- due de l'espace, la lourde immobilitĂ© du temps toutes les chaĂźnes de notre vie misĂ©rable. Il voit, il entend, il comprend, il sait... 0 Marie-ThĂ©rĂšse, chĂšre bien-aimĂ©e, si loin et pourtant si prĂšs en- core!.. Oui, mais on raconte aussi que l'Ă©preuve est terrible ; qu'au rĂȘve de bĂ©atitude succĂšdent parfois d'atroces visions, et que les affres mĂȘmes de la mort sont moins cruelles que les angoisses da nouveau songe... Qu'importe! Un autre sage n'a-t-il pas dit La souffrance provoquĂ©e et volontaire est, elle aussi, une voluptĂ©... ... La pluie a cessĂ©, mais le jour baisse. Avant que la nuit, cette nuit sans crĂ©puscule des tropiques, s'abatte brusquement, sortons je veux, sous la brise marine, rafraĂźchir mon sang brĂ»lĂ© de fiĂšvre... Le ciel est implacable pas un souffle d'air, pas une ride sur les eaux!.. Tiens! je me suis Ă©garĂ© et la nuit m'a surpris tout d'un coup! Seul, dans l'Ă©troite chaussĂ©e qui serpente et se ramifie au milieu des arroyos, j'ai perdu ma route... Quelle est cette maison que j'entrevois lĂ -bas? Pourquoi semble-t-elle se cacher, mystĂ©- rieuse, en cette solitude?.. Ah! j'ai reconnu! Au-dessus de la porte, la lanterne de papier jaune! C'est ici,., c'est la maison mau- dite, — la fumerie d'opium!.. Passons!., vite, passons!.. ...Je me croyais seul; je me trompais. Des ombres furtives glissent devant moi, s'enfoncent sous l'auvent de la cagna et dis- paraissent. Les malheureux!.. Ah! mon Dieu ! mais oĂč suis je moi- mĂȘme?.. Comment les ai-je suivis? Quelle force m'a poussĂ© jus- qu'ici? 0 libertĂ© humaine, mot superbe que rĂ©pĂšte sans trĂȘve le vain orgueil de l'homme, si vraiment tu existes, quel insoluble pro- blĂšme es-tu donc? Certes, ce matin encore, je ne pensais guĂšre aux ivresses de l'opium., pourquoi me les a-t-on dĂ©fendues?.. ... Un taudion sordide; des ignominies de saletĂ© et de puan- teur! La piĂšce est obscure, Ă©clairĂ©e Ă  peine par la rougeur fu- meuse d'une chandelle. Personne ne me regarde, nul n'a fait atten- tion Ă  moi. Des senteurs Ă©tranges me montent au cerveau une odeur fade et sucrĂ©e, pareille Ă  celle du caramel en fusion. Dans un coin de la chambre, je distingue pourtant, assis Ă  une table, un jeune garçon annamite il me dĂ©visage effrontĂ©ment et me salue. Devant lui des balances, un monceau de coquilles et une jatte oĂč tremblote une gelĂ©e visqueuse — MossĂ©l Poids d'argent contre Î64 REVDE DES DEUX MONDES. poids d'opium. » Je lui jette une piastre; le boy la met dans un des plateaux de sa balance, prend une coquille, la remplit et pĂšse. Je saisis l'opium je tiens le rĂȘve!.. ... Dans l'ombre, une main s'est posĂ©e sur mon bras; on me guide. Un rideau s'Ă©carte ; me voici dans une autre salle ! . . Toute silencieuse, pleine de monde cependant! Contre la muraille s'Ă©tend un lit de repos, et des nattes encadrĂ©es par des rideaux forment autant d'alcĂŽves. Sur ces nattes les fumeurs, et, Ă  cĂŽtĂ© de chaque homme, une femme. — MossĂ©!.. mossĂ©! » On m'appelle... Une des femmes, quelque fille annamite, me fait signe d'approcher. Elle est hideuse Ă  voir, celle-4Ă , avec sa face jaune ridĂ©e, ses petits yeux noirs, ses pommettes saillantes et sa peau crevĂ©e d'immondes cica- trices! — MossĂ©! mossĂ©! » Elle s'est soulevĂ©e sur un coude et me sourit j'aperçois avec dĂ©goĂ»t ses longues dents noircies par le bĂ©tel. Oh! oh! c'est ignoble!.. Si je me sauvais de ces lieux?.. . . . — MossĂ©, on va prendre ta place !» ... Je me suis allongĂ© sur la natte, prĂšs de la femme. Elle tient une pipe de bambou, prend une aiguille d'acier et la plonge par deux fois dans l'opium ; sa main Ă©tend cette pĂąte sur le fourneau de la pipe, l'allume Ă  une petite lampe et me la prĂ©sente. Je veux lui donner une piastre; elle refuse. < — Pas d'argent, de l'opium ! » Avec quel Ăąpre dĂ©sir et quelle ardeur de convoitise a-t-elle prononcĂ© ce mot opium!.. Pouah! la drogue infecte!.. Voyons, voyons! un peu d'Ă©nergie! se- couons cette torpeur ! Ă©chappons-nous de cette Ă©tuve empuantie !.. ...Ah!., la brise de mer vient de se lever!.. Enfin!.. Ses tiĂšdes frissons ont ridĂ© les eaux immobiles et sa caresse a glissĂ©, lĂ©gĂšre, sur mon visage. Quelle fraĂźcheur, quel repos, quelle ineffable Ă©nervation de moi-mĂȘme ! Par les fenĂȘtres ouvertes arrivent en bouffĂ©es toutes les senteurs d'avril ; le jardin exhale les parfums de ses lilas et de ses violettes!.. Marie-ThĂ©rĂšse, mignonne bien-aimĂ©e, accoudons -nous Ă  ce balcon. — Vois la lune Ă©tale ses pĂąleurs sur la pelouse odorante; les splendeurs de ses rayons semblent dia- menter les v^tes aiguilles de la sapiniĂšre et, lĂ -bas, au fond de l'allĂ©e mystĂ©rieuse, regarde, le flot scintille pareil Ă  un cristal mou- vant... Approchez- vous, mon amie,., prĂšs de moi, plus prĂšs en- core I Posez votre front sur mon Ă©paule, abandonnez votre main Ă  la mienne ; et, maintenant, silencieux, Ă©coutons parler le grand si- lence de la nuit! AbĂźmons nos deux ĂȘtres dans l'harmonie volup- tueuse de cette nature ndormie! Que ton Ăąme, que la mienne con- fondues s'anĂ©antissent en une extase indicible!.. BercĂ©s par les langueurs de cette soirĂ©e enchanteresse, goĂ»tons le grand amour, le grand bonheur, le grand repos!.. ... Un coup de vent glacial a courbĂ© les cimes frĂ©missantes des LA. TRESSE BLONDE. 255 mĂ©lĂšzes! La, bise du nord gĂ©mit; les feuilles, brĂ»lĂ©es par le gel, se dĂ©tachent et meurent!., la neige!.. La pelouse, tout Ă  l'heure tant fleurie, dĂ©ploie son long suaire jusque vers les noirceurs de la futaie sinistre ; sous les rayons de la lune, la sapiniĂšre miroite pou- drĂ©e de givre et, lĂ -bas, aux extrĂ©mitĂ©s de l'allĂ©e effrayante, monte le sourd murmure des glaçons que le jusant emporte et que le flux ramĂšne pour en battre la grĂšve... Avril sitĂŽt passĂ© pour nous, mon AXDOitr, et sur nous dĂ©cembre abattu si vite ! . . ... Le son d'une cloche traverse en ce moment l'espace, — la cloche de NoĂ«l la messe de minuit. Gomme elle chante douce et mĂ©lancolique, cette voix lointaine Venite adoremus!.. » Les tin- temens arrivent plus rapides ; la voix plus sonore devient pres- sante ; elle supplie, elle appelle, elle commande Venite, venue adoremus!., » Non!.. Le bruit s'affaiblit, il dĂ©croit, il meurt — le silence!.. Fermons cette fenĂȘtre, Marie; la bise hivernale m'a glacĂ©. Approchons-nous de ce feu dont la flamme joyeuse Ă©claire la chambre... Dieu! oĂč donc ĂȘtes-vous, mon amour? Gomment vous ĂȘtes-vous Ă©chappĂ©e de mes bras, fantĂŽme impalpable,., lĂ©ger brouillard?.. ... Je ne suis pas seul dans la chambre. Un homme, assis dans un fauteuil, se chauffe aux tisons de la cheminĂ©e il s'agite, ner- veux, impatient. Par momens, ses yeux interrogent la pendule et il frappe du pied avec colĂšre. Il s'est levĂ© et s'est dirigĂ© vers la fe- nĂȘtre ; aux aguets, aux Ă©coutes. Il se tient lĂ , prĂšs de moi, me frĂŽlant presque;., et il ne m'a point aperçu! Je suis pour lui l'invi- sible, l'incorporel, le vdde dans l'espace, le nĂ©ant!.. Gelui-IĂ !.. ah! c'est mon pĂšre!.. Mon pĂšre? oui, mais jeune encore et tout pareil Ă  ce portrait que je connais si bien!.. Qu'il est beau, mon pĂšre, avec son pĂąle visage, ses yeux brillans, ses cheveux noirs, sa taille Ă©lancĂ©e et la vigueur Ă©lĂ©gante de tout son corps! Hautain, superbe et si dĂ©daigneux !.. Maintenant, il arpente la chambre d'un pas sac- cadĂ©, s'arrĂštant, reprenant sa marche, trĂšs inquiet. Parfois, il en- tr'ouvre une petite porte mĂ©nagĂ©e dans la boiserie ; il sourit et fait un geste amical. Un murmure de voix Ă©touffĂ©es, des chuchote- mens se font entendre derriĂšre cette porte... Des hommes sont lĂ , cachĂ©s !.. ... Quelqu'un vient d'entrer une femme... Elle n'est pas jolie; toute jeune, mais chĂ©tive et malingre. TrĂšs simplement vĂȘtue. Sa tenue est modeste et son allure craintive. Demi-paysanne et demi- bourgeoise... Oh! les superbes cheveux blonds ! Ils brillent, tels que de l'or, sous leur coiffe blanche... Mon pĂšre est allĂ© rapide- ment vers la femme — Anne-Yvonne!., enfin! ...Il la prend par la main et retourne s'asseoir dans son fauteuil. 256 BEYUE DES DEUX MONDES. La femme reste debout si humble, si timide!.. Avec quelle pas- sion elle contemple mon pĂšre!.. Elle parle; sa voix est traĂźnante et nasillarde, son langage rude et incorrect comme celui d'une fille de la campagne — Vous m'avez appelĂ©e, mon doux seigneur me voici!.. Pour- tant, j'ai un enfant bien malade Ă  la maison, et tout Ă  l'heure la cloche me conviait Ă  la messe de minuit... Mais, hĂ©las! que m'im- porte mon enfant et que me fait le salut de mon Ăąme!.. Je vous aime, mon cher seigneur,., ohl je vous aime! ... Mon pĂšre a lĂ©gĂšrement pĂąli et il rĂ©prime un frisson — Oui, je sais,., je sais !.. Moi aussi, ma pauvre Yvonnette, je t'aime... beaucoup. — Pas assez !.. Ah ! si je pouvais mourir pour vous ! ... Elle se met Ă  genoux devant lui, en joignant les mains... Mon pĂšre dĂ©tourne les yeux et se tait... Enfin, tout souriant et d'une voix caressante — RĂ©servons les propos d'amour, mignonne, pour d'autres rendez-vous... Ce que j'ai Ă  te dire en ce moment est trop sĂ©rieux... Je vais risquer ma vie ! ... La femme, toujours Ă  genoux, regarde mon pĂšre avec inquiĂ©- tude — JĂ©sus!.. Vous me faites peur, mon seigneur bien-aimĂ©! ... Il reprend — Depuis deux jours, pour Ă©viter les glaçons du courant, l'Al- batros a virĂ© de bord ; on l'a rapprochĂ© de la cĂŽte, et il n'est plus qu'aune encablure de ce rivage... Anne- Yvonne, combien sont-ils de soldats sur le ponton ? ... Toute pĂąle, la femme se relĂšve et devenue tremblante — M. Gallo, cher seigneur,., le capitaine Gallo, mon mari, com- mande quarante hommes. — Je le savais j'ai les noms des matelots et des soldats!.. Or, cette nuit, fĂȘte de NoĂ«l, on n'en trouverait pas vingt-cinq sur V Al- batros! Une moitiĂ© des hommes est Ă  terre, sans permission et court la bordĂ©e la messe de minuit, puis le cabaret jusqu'au ma- tin pour ceux-lĂ  l'autre moitiĂ© a dĂ» faire son rĂ©veillon d'eau-de- vie tous probablement ivres-morts!.. Donc, Ă  peine vingt-cinq argousins, pris de boisson... et plus de cinquante prisonniers! Des Anglais, oui,., mais aussi des Français, et, parmi eux, nombre de mes amis, de mes parens des nobles, des seigneurs, — tes mes- sieurs!.. Ils attendent leur jugement et seront fusillĂ©s... Entends- tu?., fusillĂ©s! — Sans doute, mon cher seigneur, puisqu'ils ont Ă©tĂ© pris les armes Ă  la main et combattant sous l'uniforme anglais. ... Mon pĂšre a retenu un geste courroucĂ© ; Ă  son tour il se lĂšve ; LA TRESSE BLONDE. 257 — Écoute, Yvonnette, et comprends bien ! Tu es intelligente, toi, presque une dame tu dois comprendre... Les Ă©vĂ©nemens sont graves. Le roi, — ton roi, — va rentrer dans Paris. L'autre, l'usur- pateur, le Corse, le Bonaparte, est vaincu ; sa derniĂšre armĂ©e s'est fait anĂ©antir Ă  Leipsig ; trois cent mille alliĂ©s de Louis XVIII sont en ce moment en France avant peu le drapeau blanc flottera sur les Tuileries. Mais il faut que tous les fidĂšles accourent, d'un mĂȘme Ă©lan 1 Moi, j'ai reçu de mes princes l'ordre d'agir, de reformer les vieilles bandes de George et de soulever la Bretagne je dois obĂ©ir. Ils m'ont adressĂ©, en mĂȘme temps, un brevet de colonel... Eh bien ! je veux mĂ©riter mon grade et gagner mes Ă©paulettes ! . . Cette nuit j'enlĂšve V Albatros; je dĂ©livre mes amis, et demain, Ă  leur tĂȘte, je me jette dans la lande !.. Tu viendras m'y rejoindre. ... La femme secoue la tĂȘte < — Non, cher seigneur, car je ne suis pas une gueuse, une traĂź- nĂ©e qui court les grands chemins... Je ne viendrai pas. ... Mon pĂšre s'est mordu la lĂšvre et contient Ă  grand' peine la co- lĂšre qui le gagne ; sa voix est moins caressante, son ton plus sec. — Soit ! tu resteras chez toi. Mais, Ă  cette heure, il faut me prouver ton amour... Tu connais, sans doute, le mot d'ordre qui nous permettrait d'accoster le ponton?.. Tu gardes le silence... Oui, tu le connais. Tu vas me le dire... Mieux encore, tu viendras avec moi. J'ai lĂ , dans mon parc, des amis, de bons gars du pays, de vrais Bretons dĂ©vouĂ©s Ă  Dieu. Avec eux, nous montons dans une barque... Toi, tu te places debout Ă  l'avant, bien en vue... Nous ramons, nous approchons sans bruit,., et au premier Qui vive! tu appelles le capitaine Gallo, ton mari,., tu lui cries que son enfant est Ă  la mort et que tu es venue le chercher... Alors nous abor- dons,., alors Vive le roi!.. » alors {'Albatros est Ă  nous ! ... Yvonne Gallo est devenue plus pĂąle encore; mais elle a redressĂ© la tĂȘte, son Ɠil brille et elle se met Ă  rire M — Vraiment!.. Vous ĂȘtes bien cruel, mon cher seigneur! < — Anne-Yvonne!.. — Oui, oui... je sais Ă  mon tour!.. Anne-Yvonne est une aban- donnĂ©e, une crĂ©ature, une dĂ©hontĂ©e qu'on ne respecte plus!.. Eh bien! monsieur, Ă©coutez- moi. J'ai trahi pour vous l'amour d'un galant homme ; je vous ai livrĂ© son honneur de mari ;.. mais, Dieu m'entend ! je ne vous livrerai pas son honneur de soldat! ... Chacun de ces mots fait monter le rouge au visage de mon pĂšre. La femme l'a regardĂ© bien en face, dĂ©daigneuse, provocante mĂȘme... Et voilĂ  qu'Anne- Yvonne courbe le front; chancelante, elle s'appuie contre le mur; un sanglot lui soulĂšve la poitrine elle pleure TOME LXXXVIII. — 1888, 17 258 REYUE DES DEUX MONDES. — Ahl malheureuse !.. il ne m'aimait pas! ... Mais presque aussitĂŽt elle essuie ses larmes — Adieu, monsieur, je retourne prĂšs de mon enfant malade. ... Elle se dirige vers la porte de sortie... En deux bonds, mon pĂšre l'a devancĂ©e. Il lui barre le chemin, ferme la porte Ă  double tour et prend la clĂ© — Vous ĂȘtes ma prisonniĂšre, Yvonne Gallo ! — Laissez-moi partir, monsieur;.* je veux partir! ... Mon pĂšre la saisit par le bras et la ramĂšne brutalement au milieu de la piĂšce — Le mot d'ordre, Anne-Yvonne! — Je ne le sais pas ! — Tu mens!.. Chaque soir, depuis que ton fils est malade, ton mari te confie le mot d'ordre pour que tu puisses aller l'avertir si l'enfant se trouvait en danger... Tu me l'as dit toi-mĂȘme I ... La femme jette un Ă©clat de rire furieux — Et voilĂ  donc pourquoi vous m'avez subornĂ©e!.. Monsieur de MaurĂ©ac, vous n'avez pas d'honneur ! ... Mon pĂšre hausse les Ă©paules ; puis, d'une voix forte — Mon honneur... c'est mon roi! ... D'un brusque mouvement, Yvonne Gallo s'est dĂ©gagĂ©e. Elle court vers la porte et la secoue avec rage ; la porte rĂ©siste — Oh! le lĂąche, le lĂąche!.. » Elle s'Ă©lance vers la fenĂȘtre et soudain s'ar- rĂȘte Ă©pouvantĂ©e... Des hommes viennent de se glisser derriĂšre elle. Ils l'empoignent et la repoussent dans la chambre... Quels bandits sinistres ! Ils ont dĂ©formĂ© les traits de leurs visages par un masque de suie, et rabattu leurs chapeaux aux larges bords. Les blan- cheurs de tous ces yeux se dĂ©tachent, effrayantes, sur les im- mondes noirceurs de ces faces bestiales... Yvonne Gallo, bouche bĂ©ante, roule sur ces gens-lĂ  des regards terrifiĂ©s, la sueur dĂ©- goutte de son front et un cri s'Ă©chappe de ses lĂšvres — Les Chouans ! ... Un des hommes s'approche de M. de MaurĂ©ac, et, trĂšs fami- lier — Tu n'en viendras pas Ă  bout tout seul, Sans-Pareil... Nous allons t'aider. ... Les bandits entassent dans la cheminĂ©e des bruyĂšres sĂšches et de la paille. La flamme jaillit, et une vive clartĂ© illumine la chambre... Yvonne Gallo a compris — JĂ©sus! mon Dieu!.. Us vont me chauffer! ... Les hommes se mettent Ă  plaisanter — Vraie nuit pour se dĂ©geler, ma fille... Jolie bĂ»che de NoĂ«l! ... Un des Chouans, un gars court et trapu, Ă  figure mauvaise, lui adresse la parole LA TRESSE BLONDE. 259 — Tu ne mĂ©connais pas, Anne-Yvonne ; mais je te connais bien, moi. Ton vieux, le capitaine Gallo, m'a torturĂ© sans trĂȘve, quand j'Ă©tais Ă  Belle-lsie, parmi les rĂ©fractaires... Il y a deux ans, le bour- reau m'a frappĂ© de sa canne!.. Je me venge ! — Oui, oui, MĂąche-Balles a raison, clament tous les autres; son mari est un bourreau ! Vengeons-nous ! ... Ils enlĂšvent la femme qui rĂ©siste, l'assoient de force dans un fauteuil et la poussent vers le feu. M. de MaurĂ©ac, blĂȘme comme un suaire, s'avance — Au nom du ciel ! Anne-Yvonne, donnez-nous le mot d'ordre et vous ĂȘtes libre ! ... Elle le toise, hautaine et mĂ©prisante — LĂąche!., misĂ©rable lĂąche !. . Et c'est un colonel, cela! ... M. de MaurĂ©ac reprend — Par pitiĂ© pour vous,., par pitiĂ© pour moi, je vous en con- jure... ... Mais un des hommes, le dĂ©serteur du pĂ©nitencier, lui coupe la parole et, trĂšs insolent — Assez, le joli cƓur!.. Quand on n'a pas la bravoure qu'exige la guerre civile, .. on ne la fait pas ! ... Mon pĂšre veut protester on l'insulte. — Mes amis, ce que vous allez faire est infĂąme,., oui, infĂąme! ... Des clameurs couvrent sa voix — Tais-toi, Sans -Pareil!., ou chante-nous autre chose! — Je commande ici ! — ObĂ©is d'abord ! — Je suis votre chef! — Pas encore !.. Il nous faut un gage ! ... HĂ©las! mon pĂšre se tait!.. Il l'a livrĂ©e I HĂ©las! hĂ©las! le voilĂ  donc, son gage ! ... D'une secousse violente, les Chouans ont poussĂ© Yvonne Gallo contre la flamme. Deux hommes pĂšsent lourdement sur les Ă©paules de la misĂ©rable crĂ©ature ; d'autres lui Ă©tendent les jambes dans le feu, jusqu'aux genoux Anne-Yvonne jette un cri terrible. Elle rĂ©siste , elle se tord sur elle-mĂȘme c'est effroyable et c'est ignoble... Des odeurs de chair et de laine brĂ»lĂ©es se rĂ©pandent en la salle. Les hommes se remettent Ă  plaisanter... Entre deux hurle- mens, la malheureuse supplie — JĂ©sus 1 . . JĂ©sus ! Ils vont me tuer ! . . Mes bons messieurs, grĂące, grĂące ! Vous n'ĂȘtes pas mĂ©chans, vous!.. Allez, malgrĂ© vos mas- ques, je vous connais bien tous !.. Non, non ! Je ne vous ai pas re- connus... je le jure !.. je ne vous ai pas reconnus !.. Dieu ! Dieu!.. Laissez-moi m'en aller. J'ai un enfant malade, si malade ! Il y en 260 REVUE DES DEUX MONDES, a, parmi vous, qui ont des enfans. Et puis souvenez-vous de vos mĂšres quand vous Ă©tiez tout petits... Ah!.. Ah! je meurs un prĂȘtre !.. France et Honneur !.. » Bandits !.. bandits !.. bandits !.. — Assez ! commande M. de MaurĂ©ac ; nous tenons le mot d'ordre France et Honneur... » Maintenant, qu'elle soit libre! — Non ! riposte MĂąche-Balles... Maintenant, qu'on la porte Ă  la grĂšve I ... LĂ -bas, aux extrĂ©mitĂ©s de l'avenue de sapins, le flot dĂ©ferle sur la rive ; la marĂ©e monte, et, dans le silence de cette nuit gla- cĂ©e, sa voix gĂ©mit plus lamentable encore. La lune s'est voilĂ©e, comme en deuil ; le ciel semble peser sur la mer, tout lourd de neige, et, dans les grisailles des brumes mouvantes, on peut entre- voir, balancĂ© par la houle, le ponton sans mĂąture l'Albatros. Point de lumiĂšre Ă  bord; aucun bruit. Parfois une lame plus forte vient ' le frapper au flanc ; alors il se soulĂšve, le bois craque, et V Albatros lance un cri sauvage Ă  la bise. ... Voici les hommes les Chouans! . Ils sortent des profon- deurs de la sapiniĂšre et s'arrĂȘtent sur la grĂšve... PrĂšs du rivage se dresse un monticule, un tertre tout blanc de givre ; la troupe va se blottir dans le mystĂšre de son ombre... Ils dĂ©posent Ă  terre un fardeau la femme Ă©vanouie, puis tiennent conseil. Un d'eux se dĂ©tache du groupe, entre dans l'eau et ramĂšne une barque amarrĂ©e prĂšs de lĂ . — Anne-Yvonne!.. Anne-Yvonne! On lui jette de la neige sur la figure... Elle rouvre les yeux, regarde, se rappelle et veut s'enfuir. Pesamment, elle retombe sur le sol. Ses pieds ne sont qu'une plaie la flamme a pĂ©nĂ©trĂ© les os... M. de MaurĂ©ac s'est penchĂ© sur elle; son visage frĂŽle celui de la femme qui dĂ©tourne la tĂȘte et le repousse du poing. — Anne-Yvonne, je t'en supplie, viens-nous en aide!.. Anne- Yvonne, tu vas ĂȘtre riche, trĂšs riche;., si tu veux, la moitiĂ© de ma fortune est Ă  toi ! ... Elle lui rĂ©pond par ce rire mĂ©prisant de tout Ă  l'heure — Oui, oui, mon seigneur bien-aimĂ©... oui, le beau colonel !.. Je vais vous aider ! ... Elle se dĂ©gage,., rampe sur la neige,., atteint la barque,.. s'y cramponne, et alors, d'une voix vibrante — France et Honneur!.. Garde-loi, Gallo !.. Les Chouans! ...Rien ne bouge sur V Albatros ils n'ont pas entendu... Et sou- dain, l'Ă©clat d'une lame d'acier a brillĂ© dans la nuit, un couteau s'est abattu la femme est tombĂ©e — Ah!., ils m'ont tuĂ©e,., faillis chiens! ... Oh ! ce n'est pas mon pĂšre, . . ce n'est pas mon pĂšre !.. Lui s'est LA TRESSE BLONDE. 261 agenouillĂ© ; il soulĂšve la tĂȘte de l'agonisante il pleure... Et l'ago- nisante, dont une larme vient de mouiller la main, tourne vers celui qui pleure des yeux qui s'Ă©teignent, et, trĂšs douce, lui dit entre deux rĂąles — Je meurs par vous, monsieur,., et je suis en Ă©tat de pĂ©chĂ© mortel !.. Dieu voudra-t-il me pardonner? moi, je vous pardonne... Rappelez-vous seulement que la pauvre Yvonnette laisse aprĂšs elle un petit enfant. » Le journal prĂ©sentait ici une lacune. La fin de l'abominable drame ne s'y trouvait point relatĂ©e l'enfouissement sous le gal- gal d'Anne-Yvonne respirant encore, encore vivante. Le rĂ©cit ne disait pas non plus comment la tresse blonde avait Ă©tĂ© coupĂ©e par M. Charles de MaurĂ©ac, Ă©perdu et peut-ĂȘtre menacĂ© de mort, lui aussi. Mais le colonel Sans-Pareil avait dĂ» recouvrer bien vite tout le sang-froid des grandes audaces, car, cette mĂȘme nuit, V Alba- tros avait Ă©tĂ© pris Ă  l'abordage. Le manuscrit toutefois continuait, d'une encre diffĂ©rente, rĂ©digĂ© Ă  une Ă©poque ultĂ©rieure, Ă©videmment aprĂšs les Ă©vĂ©nemens accom* plis Ă  BruyĂšre et peu de temps avant le scandaleux mariage L'Albatros fut enlevĂ©. Son commandant put s'Ă©chapper avec quelques hommes et gagna la terre, Ă  la nage il aurait dĂ» se faire tuer Ă  son bord. Peut-ĂȘtre, en ce moment de dĂ©faillance, le vieux soldat avait-il aperçu l'image de la jeune femme aux cheveux blonds et entendu les soupirs du petit enfant malade. Quinze jours plus tard, un conseil de guerre condamnait Ă  la peine de mort Joseph Gallo, capitaine au corps des vĂ©tĂ©rans gardes-cĂŽtes, coupable, disait l'ar- rĂȘt, d'avoir, dans la nuit du 24 au 25 dĂ©cembre 1813, livrĂ© ses prisonniers et dĂ©sertĂ© son poste en face de l'ennemi. Le malheu- reux fut passĂ© par les armes... Mais le marquis Charles de Mau- rĂ©ac dĂ©daigna d'exaucer le vƓu suprĂȘme de la mourante, d'ac- complir la clause de son pardon il ne recueillit pas l'orphelin 1 Avait-il compris seulement? Pour gagner sa partie, il avait jouĂ© sa tĂȘte,., que lui importait l'enjeu des autres?.. 0 guerre civile, anĂ©an- tissement de la conscience, inspiratrice d'attentats sans scrupules et de forfaits sans remords ! RĂ©duit Ă  la plus abjecte misĂšre et sous le poids de la honte fami- liale, l'enfant de Gallo, devenu homme, tomba, de chute en chute, jusque dans la geĂŽle d'une maison centrale le fils du suppliciĂ© mourut sous la casaque du dĂ©tenu... VoilĂ  ce qu'a fait mon pĂšre; 262 REYUE DES DEUX MONDES. et le monde l'a rĂ©compensĂ© il a obtenu des hommes toute gloire et tous honneurs !.. Mais Dieu?.. J'ai dĂ©couvert la petite-fille d'Yvonne Gallo, — que dois-je faire Ă  mon tour? La petite-fille d'Yvonne Gallo,.. cette jeune femme aux cheveux blonds Ă  qui je me suis heurtĂ© dans mon chemin de la vie?.. Et si, d'aventure, c'Ă©tait Anne-Yvonne elle-mĂȘme I Certains thĂ©osophes, m'a-t-on dit, enseignent un dogme terrible l'Ăąme exhalĂ©e du corps en Ă©tat de pĂ©chĂ© grave doit subir la rĂ©incarnation , se purifier par, la souffrance, et, d'Ă©preuve en Ă©preuve, remonter vers son Dieu... OĂč donc ai -je lu cette doctrine et qui me l'a rĂ©vĂ©lĂ©e? Je ne sais plus... Anne-Yvonne, pauvre crĂ©ature tant aimante, si je ^ous avais retrouvĂ©e I Plus de doute!.. C'est elle, c'est bien elle! Autrement, pourquoi cette Providence qui n'abandonne rien au hasard, l'Éternel-Mainte- nant qui donc m'a encore appris ce nom? l'aurait-elle fait ainsi brusquement surgir devant moi?.. Oui, oui, c'est vous, chĂšre Ăąme en peine -J'ensuis certain ! J'accomplirai mon devoir... Ah ! quelles clameurs de rĂ©probation vont contre moi pousser les hommes!.. Le devoir?.. Est-ce bien le devoir qui m'entraĂźne?., ou plutĂŽt n'est-ce point la folie d'une passion bestiale?.. J'aime cette fille d'une ardeur sauvage!.. Je la veux je l'aurai Passion qui remplis tout mon ĂȘtre, t'appellerai-je l'amour ou bien la haine? Je ne sais. Mais je me dĂ©bats en dĂ©sespĂ©rĂ© contre toi! Parfois, j'ai les rĂ©voltes furieuses de l'esclave ; j'en ai aussitĂŽt les dĂ©gradantes lĂąchetĂ©s... Ah! si je pouvais m'arrachera cette pos- session !.. Si j'osais vous reprendre, ĂŽ mon cƓur, ĂŽ mon Ăąme, ĂŽ tout moi-mĂȘme I a Enfin !.. Unis Ă  jamais !.. Elle vivra de ma vie et mourra si je meurs! » XVIIL Dix heures sonnaient Ă  l'Ă©glise des Missions- ÉtrangĂšres quand, tout pensif, je terminai la lecture du manuscrit. Une chose qui, parmi tant d'autres effrayantes, me terrifiait surtout, c'Ă©tait l'obsti- nation de MaurĂ©ac Ă  se battre en duel et son idĂ©e fixe qu'il serait tuĂ© la suscription mise par lui sur l'enveloppe de sa lettre me LA TRESSE BLONDE. 203 disait assez l'Ă©tat de son Ăąme. Je me rĂ©solus Ă  tenter un suprĂȘme effort, le lendemain dĂšs la premiĂšre heure s'il le fallait, j'irais avec lui jusque sur le terrain... Mais quel ennui pour un homme de mon caractĂšre et dans ma situation ! Tout en maudissant ces ennuis imprĂ©vus et prochains, je m'ha- billai pour me rendre chez le ministre ; la rĂ©ception devait ĂȘtre dĂ©jĂ  bien avancĂ©e. J'avais donnĂ© la derniĂšre main Ă  ma toilette et atta- chĂ© une de mes croix de commandeur, quand soudain un violent coup de sonnette me fit tressauter. BientĂŽt un second, plus bruyant encore ; puis un troisiĂšme en mĂȘme temps on heurtait Ă  la porte de mon appartement. Mon valet de chambre me regardait ahuri, n'osant bouger. — Allez donc ouvrir, lui dis-je ; mais je n'y suis pour personne. Il sortit. J'attendis quelques minutes, et, comme il ne revenait pas, impatientĂ© je soulevai la tapisserie fermant mon cabinet. On discutait dans l'antichambre une petite voix criarde et impĂ©rieuse qui rĂ©pĂ©tait a 11 est chez lui!.. Je sais qu'il est chez lui ! » Presque aussitĂŽt des pas prĂ©cipitĂ©s traversĂšrent la piĂšce voisine, et je reculai tout saisi j'avais reconnu la marquise de MaurĂ©ac. BlĂȘme, la face convulsĂ©e, l'Ɠil hagard, les cheveux en dĂ©sordre, elle entra, pareille Ă  une folle. Une pelisse de fourrures l'envelop- pait. Elle laissa tomber son manteau et m'apparut revĂȘtue encore de sa toilette de mariĂ©e sur le satin blanc de sa robe, j'aperçus toute une Ă©claboussure de taches de sang... Je la regardai, muet de surprise; enfin pourtant — Vous, madame?.. Mais elle — Vite! vite! monsieur... DĂ©pĂȘchons-nous!.. Il n'est peut-ĂȘtre pas mort ! — Mort?.. Qui?.. — Lui! Et, tout bas, elle ajouta — Je l'ai tuĂ© ! La stupeur de nouveau m'enleva la parole ; toutefois, reprenant possession de moi-mĂȘme — Mon Dieu!., que s'est-il donc passĂ©?.. Dites,., dites! Elle roula des yeux Ă©garĂ©s, et les mots sortirent en sifflant de sa bouche — Je ne sais pas, monsieur,., je vous le jure, je ne sais pas !.. Voici !.. La soirĂ©e avait pris fin tout le monde s'Ă©tait retirĂ© ; mes amis, les domestiques eux-mĂȘmes... Quelle heure pouvait-il ĂȘtre,., je l'ignore!.. Lui, — cet homme,., mon mari, — me conduisit alors dans sa chambre,., vous savez bien, cette chambre oĂč l'on voit un grand 26Ăą REVUE DES DEUX MONDES. tableau, le portrait d'un marquis d'autrefois Ă  l'air si mĂ©chant... son pĂšre, m'a-t-il racontĂ©. J'Ă©tais toute tremblante. Il m'a prise dans ses bras... Oh! mais si brutalement... oh !.. oh!.. J'ai eu peur;., il m'a toujours fait peur, cet homme,., oui, peur, monsieur, et horreur Ă  la fois!.. Et je me suis enfuie... lia couru aprĂšs moi et m'a rattrapĂ©e dans le salon... Il m'a ramenĂ©e dans la chambre, et, m'Ă©treignant de nouveau, m'a poussĂ©e contre la muraille. De ses mains, il pesait sur mes Ă©paules et tenait son visage prĂšs du mien,., tellement prĂšs que je sentais sur mes joues les morsures de ses dents et les brĂ»- lures de son haleine !.. Et, pendant quelque temps, il m'a regardĂ©e en silence ; puis, d'une voix qu'il s'eflorçait de rendre douce Anne-Yvonne, a-t-il dit, demain, Ă  cause de vous, je me bats en . duel... » Moi, je n'ai rien rĂ©pondu j'Ă©tais pĂ©trifiĂ©e par l'Ă©pouvante 1 Il a poursuivi, mais sur un ton plus haut Je me bats... et je serai tuĂ©!.. » Moi, je me taisais toujours... Tout Ă  coup, il a jetĂ© un Ă©clat de rire, — oh ! quel rire,., quel rire! — et, comme s'il eĂ»t pu lire dans les plus secrĂštes profondeurs de ma pensĂ©e... Oui, certes, il avait dĂ» voir !, il s'est Ă©criĂ© Eh bien I vous ne serez ni veuve ni libre !.. » A pleins doigts il m'a saisi la tĂȘte, et, tout en m'embrassant, il me serrait la nuque il voulait m'Ă©toufler !.. Voyez plutĂŽt, voyez les traces de ses ongles!.. Moi, je me suis dĂ©battue;., j'ai mordu les mains qui m'Ă©tranglaient et elles ont lĂąchĂ© prise... J'ai bondi dans la chambre... Sur le mur brillaient des armes ; un long couteau dans une gaine d'argent... Je l'ai saisi... L'homme, le fou, m'a criĂ© encore Non, tu ne seras pas veuve ! » et il s'est ruĂ© sur moi !.. Alors, j'ai frappĂ©,., oui, j'ai frappĂ© !.. Il a poussĂ© un gros soupir et est tombĂ© Ă  terre. VoilĂ  !.. Vite, oh! vite, monsieur !.. Il n'est peut-ĂȘtre pas mort!.. Arrivons avant la police... Sauvez-le,., sauvez-moi !.. Elle jeta son manteau sur ses Ă©paules et s'Ă©lança dehors je la suivis. Dix minutes plus tard, nous arrivions en courant. XIX. Tout dormait dans l'hĂŽtel de MaurĂ©ac, obscur et silencieux ; le bruit de la lutte n'avait point Ă©veillĂ© les domestiques. D'un pas ra- pide, je montai l'escalier et traversai le salon. La porte de la chambre Ă  coucher Ă©tait grande ouverte, et la lampe qui brĂ»lait toujours Ă©clairait un affreux spectacle. RenĂ© gisait Ă©tendu sur le tapis, sans connaissance, mais respi- rant encore. Un mince filet de sang qui, goutte Ă  goutte, suintait LA TRESSE BLONDE. 266 Ă  travers ses dents serrĂ©es, me fit craindre, dĂšs l'abord, une hĂ©- morragie interne. PrĂšs de lui, j'aperçus Ă  terre le manche d'un long poignard tout maculĂ©, ce mĂȘme kandjar Ă  gaine d'argent que, tantĂŽt, j'avais remarquĂ© scintillant sur la panoplie l'arme s'Ă©tait brisĂ©e dans la plaie. En tombant, M. de MaurĂ©ac Ă©tait allĂ© s'abattre sous le portrait de son pĂšre et il avait roulĂ© dans le feu dĂ©jĂ  la flamme lui avait mordu les jambes jusqu'aux chairs. Je sonnai Ă  tour de bras et rĂ©veillai la maison les domestiques ac- coururent. Avec d'infinies prĂ©cautions, on dĂ©posa RenĂ© sur son lit ; on coupa ses vĂȘtemens, et j'examinai la blessure. Je la jugeai mortelle le cas Ă©tait dĂ©sespĂ©rĂ©. Je fis nĂ©anmoins un premier pansement, prĂ©- fĂ©rant attendre le jour pour tenter l'opĂ©ration si dĂ©licate du dĂ©bride- ment et du sondage ; d'ailleurs, j'estimais cette opĂ©ration super- flue mon pauvre cher patient ne la supporterait pas ! Mais je pres- crivis des aspersions d'eau fraĂźche sur le visage et des frictions prolongĂ©es Ă  la rĂ©gion du cƓur; en mĂȘme temps, je tentais la vieille Ă©preuve du marteau de Mayor, » — le marteau de fer trempĂ© dans l'eau bouillante et appliquĂ© sur l'Ă©pigastre du moribond je voulais que le blessĂ© revĂźnt Ă  lui et qu'il pardonnĂąt. Peut-ĂȘtre aurait-il assez de grandeur d'Ăąme pour dĂ©clarer devant tĂ©moins qu'il s'Ă©tait frappĂ© lui-mĂȘme, Ă©pargnant ainsi Ă  la femme tant aimĂ©e les horreurs d'une poursuite judiciaire. Une lente demi-heure s'Ă©coula. Enfin une teinte rosĂ©e colora la face de MaurĂ©ac, qui remua faible- ment la tĂȘte il reprenait connaissance. RenĂ© promena son regard autour de lui — Quel rĂȘve ! bĂ©gaya-t-il ; quel abominable rĂȘve ! Un mouvement de son corps lui arracha un cri de douleur, et il porta la main sur sa blessure — C'est donc vrai! dit-il... On m'a frappĂ© pendant mon som- meil!.. Qui? Je m'approchai de son lit, et, Ă  voix basse — RenĂ©, toi dont l'Ăąme fat toujours si haute,., pardonne! Sois gĂ©nĂ©reux encore... Ne l'accuse pas! Il ouvrit de grands yeux Ă©tonnĂ©s — C'est toi, Victor?.. Que veux-tu dire?.. Je ne te comprends pas! Puis, avec un sourire navrĂ© — Que j'ai bien fait d'inviter un mĂ©decin Ă  mon mariage!.. Mon mariage!.. Pauvre Marie-ThĂ©rĂšse, voilĂ  qui va retarder pour long- temps notre bonheur I Il se redressa lĂ©gĂšrement; et toujours il regardait, semblant ne rien reconnaĂźtre — OĂč suis-je? demanda-t-il. Gomment avons-nous tantĂŽt quittĂ© 266 REVUE DES DEUX MONDES. Le MĂ©nec? Je ne m'en souviens plus... Mais oĂč suis-je donc? Ah! mon Dieu!., ce portrait,., ici,., Ă  BruyĂšre! Ses yeux venaient d'apercevoir le portrait de son pĂšre — Qui donc a osĂ© apporter cela? Qu'on enlĂšve cette chose ! Dans un coin de la chambre et blottie dans l'ombre se tenait la marquise deMaurĂ©ac, secouĂ©e par des tressaillemens nerveux. RenĂ© allongea un doigt vers elle — Quelle est cette femme?.. Pourquoi se trouve-t-elle ici?.. Tiens! vĂȘtue de blanc!., on dirait une mariĂ©e!.. Quelque jeune fille du pays, sans doute... Épouse-t-elle au moins le garçon qu'elle aime? Et ce fut tout... Il devenait inquiet, nerveux, cherchant avide- ment du regard une personne absente. Il m'attira vers lui, et, sup- pliant — Marie-ThĂ©rĂšse? balbutia-t-il... OĂč est Marie-ThĂ©rĂšse?.. Par pitiĂ©! qu'on aille la chercher,., qu'on la rĂ©veille,., qu'elle vienne!.. Vite,., vite!., oh! qu'elle vienne !.. Je vais mourir. Il se tut quelques instans et un Ă©clair de joie illumina son visage — Oh! Marie, Marie, dit-il, j'ai senti tout Ă  l'heure votre cƓur frissonner contre le mien, et mon front garde encore la fraĂźcheur de votre baiser ! 11 retomba en arriĂšre ; de nouveau, il s'Ă©tait Ă©vanoui. Et moi, Ă©pou- vantĂ©, muet de stupeur, j'Ă©coutais les propos de cet homme pour qui le passĂ© accompli et lointain n'Ă©tait toujours que l'instant actuel de l'heure prĂ©sente. La lumiĂšre enfin s'Ă©tait faite en mon esprit et je comprenais. J'avais devant les yeux un cas terrifiant de psycho- logie morbide une suggestion d'amour imposĂ©e au cƓur d'un homme aimant dĂ©jĂ , mais ailleurs, — par suite, un dĂ©doublement de sa conscience, mĂȘme de tout son ĂȘtre. Sous l'Ă©treinte de la volontĂ© d'Elias, RenĂ© de MaurĂ©ac, cerveau faible en un corps affaibli, s'Ă©tait courbĂ© devant cette loi qui, dans la bataille pour l'existence, fait plier toute matiĂšre animĂ©e la loi du plus fort. Il Ă©tait alors devenu quelque chose d'effroyable et d'innomĂ©, vivant par intermittences deux vies toutes contraires cƓur plein de ten- dresses dĂ©licates et d'aspirations vers l'idĂ©al, lorsqu'il Ă©tait lui- mĂȘme; brute aux appĂ©tits bestiaux, quand il n'Ă©tait plus soi... Et tandis que mille souvenirs prĂ©cis maintenant se prĂ©sentaient Ă  ma mĂ©moire, avec un triste sourire je me rĂ©citais les grands mots de la GenĂšse Le Seigneur Dieu souffla sur la face de l'homme son esprit de Vie, et l'homme fut créé pour ĂȘtre une Ăąme vivante. » ‱. HĂ©las! Le malade cependant se mourait; son agonie avait commencĂ©, et dans sa poitrine s'Ă©tranglait dĂ©jĂ  un rĂąle maculĂ© de sang. Pen- LA TRESSE BLONDE. 267 sif, je me tenais Ă  son chevet, quand je sentis qu'il m'attirait dou- cement. Je me penchai sur son visage ; il parlait — Le jour s'est levĂ©, murmurait-il; Ă  la petite Ă©glise de BruyĂšre, la cloche tinte annonçant la messe du matin... Elle!., c'est elle Marie-ThĂ©rĂšse!.. Je la vois!.. Je m'approche; je me tiens Ă  ses cĂŽtĂ©s... Le front inclinĂ© entre ses mains, elle prie, elle s'abĂźme tout entiĂšre en Dieu... Mais non, elle vient de redresser la tĂȘte. Quelle pĂąleur, et comme elle est changĂ©e!.. Ah! une larme qui brille dans ses yeux! Elle pleure... Oui, oui, elle pleure!.. Elle aime... — Marie, Marie, tu m'aimes encore! Ce furent ses derniĂšres paroles. Il mourut, au lever du jour, en le ravissement d'une langueur amoureuse, dans toute la bĂ©atitude de l'extase et de la double-vue. Jamais, au cours de sa misĂ©rable existence, le pauvre garçon n'avait ressenti plus calme bonheur, voluptĂ© plus paisible. Son dernier souffle s'Ă©chappa dans un der- nier sourire. * * LĂ , se terminait l'Ă©trange rĂ©cit du professeur Rameau. Mais une main, autre que la sienne, avait ajoutĂ© en marge de son manu- scrit ce commentaire plus bizarre encore ; Atavisme... responsabilitĂ© solidaire et indĂ©finie de toute une race devant Dieu, — suivant qu'il est Ă©crit au DĂ©calogue Je suis le Dieu fort et je sais chĂątier l'iniquitĂ© du pĂšre jusque sur les enfans... » Et plus loin 0 Justice immanente!.. Il est patient, puisqu'il est Ă©ternel. » Gilbert Augustin-Thierry. ETUDES D^HISTOIRE ISRAÉLITE LE RÈGNE DE DAVID. I. Le pouvoir de David, dĂ©finitivement Ă©tabli roi de Juda et d'IsraĂ«l, en sa forteresse de Sion, Ă  JĂ©rusalem, dĂ©passait de beaucoup celui d'un sofet. Tout le monde le craignait ; un ordre de lui Ă©tait exĂ©- cutĂ© de Dan Ă  BeĂ«r-SĂ©ba. Ses commandemens pouvaient paraĂźtre trĂšs absolus ; mais ils s'Ă©tendaient Ă  peu de chose. Il n'y avait ni religion, ni lĂ©gislation Ă©crite ; tout Ă©tait coutumier. La vie de fa- mille fortement constituĂ©e chez les sujets enlĂšve beaucoup de sou- cis au souverain. Le gouvernement de David peut ainsi ĂȘtre conçu comme quelque chose de trĂšs simple et de trĂšs fort. On peut se le figurer sur le modĂšle de la petite royautĂ© d'Abd-el-Kader Ă  Mascara, ou d'aprĂšs les essais dynastiques que nous voyons, de nos jours, se produire en Abyssinie. La façon dont les choses se passent Ă  la cour de tel nĂ©gus, Ă  Magdala ou Ă  Gondar, est la parfaite image de la royautĂ© de David, dans son millo de Sion. La distribution et le 1 Voyez dans la Revue du 15 octobre 1887 Saiil et David. ÉTUDES d'histoire ISRAÉLITE. 269 rĂŽle des fonctionnaires, l'organisation des revenus, la fidĂ©litĂ© des serviteurs, le rĂŽle des Ă©critures, encore assez rĂ©duit, offriraient pro- bablement Ă  un observateur qui se placerait Ă  ce point de vue de curieux rapprochemens. Ce rĂšgne, Ă  la fois flexible et fort, patriarcal et tyrannique, dura trente-trois ans. David garda sur le trĂŽne les qualitĂ©s qui l'y avaient fait parvenir. Il ne paraĂźt pas avoir jamais commis de crime inu- tile ; il n'Ă©tait cruel que quand il avait un profit Ă  tirer de sa cruautĂ©. La vengeance, dans ce monde passionnĂ©, Ă©tait considĂ©rĂ©e comme une sorte de devoir ; David s'en acquittait consciencieusement. Les fondateurs de dynasties nouvelles, quand ils se trouvent en prĂ©- sence de restes considĂ©rables d'anciennes dynasties, sont toujours amenĂ©s Ă  ĂȘtre dĂ©fĂźans. Les transfuges des anciens partis qui vien- nent Ă  eux excitent chez eux une suspicion bien lĂ©gitime, lis sont mieux placĂ©s que personne pour avoir la mesure des fidĂ©litĂ©s humaines. Pourquoi les convertis apporteraient-ils Ă  leurs nouveaux engagemens plus de constance qu'ils n'en ont eu pour les pre- miers? La famille de Saiil, quoique trĂšs riche encore, Ă©tait assez abais- sĂ©e pour que David pĂ»t sans danger se montrer gĂ©nĂ©reux envers elle. Naturellement, cette gĂ©nĂ©rositĂ© n'excluait pas bien des arriĂšre- pensĂ©es. Dans ses premiers temps, David affecta beaucoup de bien- veillance pour Meribaal, le fils boiteux de son ami Jonathas. AprĂšs la mort d'Esbaal, les biens de Meribaal, Ă  GibĂ©a, avaient Ă©tĂ© usur- pĂ©s par un de ses intendans, nommĂ© Siba. Meribaal vivait indigent dans un petit endjoit nommĂ© Lodebar, au-delĂ  du Jourdain, prĂšs de Mahanaim. David lui fit rendre ses biens, le fixa Ă  JĂ©rusalem, voulut qu'il mangeĂąt Ă  sa table. Mais les ambitions implacables de l'Orient ne laissent qu'un sens bien affaibli Ă  ce que nous appelons amitiĂ©, reconnaissance, gĂ©nĂ©rositĂ©, voix du sang. Ni David, ni Me- ribaal ne se trompĂšrent sans doute un moment l'un l'autre. Meri- baal, tout en faisant rĂ©guliĂšrement sa cour Ă  David, gardait de se- crĂštes espĂ©rances. David couvait des yeux ce rival possible, et ne cherchait qu'un prĂ©texte pour perdre le fils de son meilleur ami. Les deux fils que SaĂčl avait eus de sa concubine Rispa causaient Ă  David encore plus de prĂ©occupation. 11 en Ă©tait de mĂȘme de§ cinq fils que MĂ©rab, fille de Saiil, avait eus de son mari Adriel. La façon dont David fut dĂ©barrassĂ© de ces personnages dangereux nous est racontĂ©e par l'anticjue historien avec une grandiose candeur Du temps de David, il y eut une famine pendant trois annĂ©es con- sĂ©cutives, et David vint consulter la face de lahvĂ©. Et lahvĂ© dit C'est la f auie de Saiil et de sa maison, la consĂ©quence du meurtre que Saiil commit sur les Gabaonites. » Alors le roi fit appeler les Gabaonites et 270 REVUE DES DEUX MONDES. leur dit Que dois-je vous faire, et quelle compensation vous don- nerai-je pour que vous bĂ©nissiez le peuple de lahvĂ© ? » Les Gabaonites lui rĂ©pondirent Il ne saurait ĂȘtre question d'or et d'argent entre nous et la maison de SaĂčl ; d'un autre cĂŽtĂ©, nous n'avons pas le droit de faire mourir quelqu'un en IsraĂ«l. » Et David dit Que voulez-vous donc que je fasse? » Ils rĂ©pondirent au roi Cet homme qui nous a massacrĂ©s, et qui s'Ă©tait proposĂ© de nous exterminer du territoire d'IsraĂ«l, qu'on nous livre sept d'entre ses fils, pour que nous les cruciĂ»ions Ă  lahvĂ©, dans Gibeat-Saiil, selon la parole de lahvĂ©. » Et David dit m Je vous les livrerai. » Et le roi Ă©pargna Meribaal, le fils de Jonathas, Ă  cause du serment que lui et Jonathas s'Ă©taient jurĂ© rĂ©ciproquement au nom de lahvĂ©. Et le roi prit les deux fils de Rispa, fille d'AĂŻah, qu'elle avait eus de Saiil, savoir Armoni et Meribaal, et les cinq fils de MĂ©rab, fille de SaĂčl, qu'elle avait eus de Adriel, fils de BarzillaĂŻ, de Mehola. Et il les remit entre les mains des Gabaonites, qui les crucifiĂšrent sur la montagne devant lahvĂ©, et ils pĂ©rirent tous les sept ensemble. Ils furent mis Ă  mort dans les derniers jours de la moisson, au commencement de la moisson des orges. Et Rispa, fille d'AĂŻah, prit le sac dont elle Ă©tait revĂȘtue et l'Ă©tendit sur le rocher, depuis le com- mencement de la moisson jusqu'Ă  ce que l'eau du ciel tombĂąt sur les cadavres, eĂź elle ne permettait ni aux oiseaux du ciel de s'abattre sur eux pendant le jour, ni aux bĂȘtes sauvages de s'en approcher de nuit. Lorsqu'on rapporta Ă  David ce qu'avait fait Rispa, fille d'AĂŻah, la concubine de Saiil, il alla prendre les os de Sai^l et de son fils Jo- nathas, de chez les gens de labĂšs en Galaad, qui les avaient enlevĂ©s de la place de BĂȘt-San, oĂč les Philistins les avaient suspendus le jour oĂč ils avaient battu SaĂčl au GelboĂ©. Et, lorsqu'il eut fait ramener de lĂ  les os de SaĂčl et ceux de son fils Jonathas, on ramassa aussi les os de ceux qui avaient Ă©tĂ© mis en croix, et on enterra les os de SaĂčl et de son fils Ă  SĂ©la, sur le territoire de Benjamin, dans le tombeau de son pĂšre Kis, et on fit tout ce que le roi avait ordonnĂ©. Et Dieu cessa d'ĂȘtre inexorable pour le pays aprĂšs cela. David aimait Ă  paraĂźtre avoir Ă©tĂ© forcĂ© aux actes qu'il dĂ©sirait le plus. Il Ă©tait bien dans l'habitude de sa politique de se faire le ven- geur de lahvĂ©, mĂȘme pour des crimes oĂč il avait Ă©tĂ© de conni- vence; ce qui lui procurait le double avantage de servir lahvĂ© comme il l'entendait et de se dĂ©barrasser des gens dont la vie le gĂȘnait. Le harem de David, qui paraĂźt avoir Ă©tĂ© peu de chose Ă  HĂ©bron, s'augmenta, Ă  JĂ©rusalem, d'un grand nombre de femmes et de con- cubines. Onze fils au moins lui naquirent en cette nouvelle pĂ©- ÉTUDES d'histoire ISRAÉLITE. 271 riode Sammoiia, Sobab, Nathan, Salomon, Ibhar, Élisoua, NĂ©feg, lafia, Élisaraa, Éliada, ÉlifĂ©let. La maison royale devint bientĂŽt assez riche. Ainsi nous voyons Absalom possĂ©der Ă  Baal-Hasor, en ÉphraĂŻm, des troupeaux et un Ă©tablissement considĂ©rable. Le palais du rnillo Ă©tait avant tout une vaste maison, oĂč l'on mangeait et buvait aux frais du roi. Les habituĂ©s de la maison royale passaient pour des privilĂ©giĂ©s. Ces festins revĂȘtaient sou- vent une apparence de fĂȘte ; les chanteurs et les chanteuses y avaient un rĂŽle. C'Ă©tait dĂ©jĂ  un rĂȘve de bonheur de passer sa vie dans ce luxe et d'en jouir tous les jours. L'importance des femmes qui composĂšrent le sĂ©rail du roi fut Ă©videmment trĂšs inĂ©gale. La plus active sans contredit fut la cĂ©- lĂšbre Bath-sĂ©ba ou BethsabĂ©e, fille d'Éliam, qui paraĂźt avoir Ă©tĂ© une femme capable, exerçant une grande influence sur l'esprit de son mari. On expliqua par un adultĂšre et un crime son entrĂ©e dans le harem. Il est difficile de dire si ce rĂ©cit renferme quelque par- celle de vĂ©ritĂ© ; David n'Ă©tait pas un saint ; cependant on a tout Ă  fait le droit de dĂ©charger sa mĂ©moire du meurtre, abominablement concertĂ©, de son serviteur Urie le Hittite. Ce qu'il y a de sĂ»r, c'est que BethsabĂ©e fut assez puissante pour assurer le trĂŽne Ă  son fils. Sous le rĂšgne de Salomon, nous la verrons jouer le rĂŽle d'une puis- sante sultane validĂ©. Le cĂŽtĂ© administratif et judiciaire faisait presque entiĂšrement dĂ©faut dans un tel gouvernement. La cenlrali??*Io... n existait guĂšre. L'action du roi Ă©tait faible dans les tribus autres que Juda et Ben- jamin, dans ce qu'on appelait dĂ©jĂ  IsraĂ«l par opposition Ă  Juda. Un recensement fut prĂ©sentĂ© comme une chose Ă©norme et crimi- nelle. Nulle conscription l'armĂ©e permanente de David Ă©tait pres- que toute composĂ©e de JudaĂŻtes, de Benjaminites et d'Ă©trangers, surtout de Gattites, qui suivaient David depuis son premier sĂ©jour Ă  Gath. Dans les tribus du Nord, on ne s'apercevait du changement de rĂ©gime que par une sĂ©curitĂ© qu'on n'avait pas eue jusque-lĂ . C'Ă©tait le gouvernement d'une tribu arabe, avec son extrĂȘme sim- plicitĂ© de moyens. Les affaires particuliĂšres continuaient de se trai- ter Ă  la porte de la ville, par l'avis des anciens. Aux environs de JĂ©rusalem, cependant, beaucoup de procĂšs Ă©taient portĂ©s au tribu- nal du roi, qui les jugeait en souverain absolu. Une seule ville, JĂ©rusalem, entra dans la voie des grandes con- structions. La royautĂ© y marqua sa place par un palais, un arsenal, un trĂ©sor formĂ© des mĂ©taux enlevĂ©s aux peuples Ă©trangers, sur- tout aux AramĂ©ens. La monnaie n'existant presque pas Ă  cette Ă©poque, le butin consistait Ă  prendre au vaincu ses objets en or ou en bronze. Il semble que dĂ©jĂ  David se fit un commencement de cavalerie. La JudĂ©e prĂȘtait si peu Ă  la manƓuvre des chars armĂ©s 272 REVUE DES DEUX MONDES. de fer que cette arme ne prit jamais en IsraĂ«l de dĂ©veloppemens considĂ©rables. Quant aux chevaux richement parĂ©s, ils vinrent d'Egypte sous Salomon. Le personnel gouvernemental de David Ă©tait trĂšs restreint. Toute son organisation ministĂ©rielle, si l'on peut s'exprimer ainsi, est dĂ©- crite en trois lignes. Joab, fils de Serouia, Ă©tait son sar-saba comme on dirait en Turquie, son sĂ©rasquier. BenaĂŻah, fils de JoĂŻada, Ă©tait chef des KrĂ©ti-PlĂ©ti, c'est-Ă -dire des gardes du corps Ă©trangers. Adoram ou Adoniram, fils d'Abda, Ă©tait prĂ©posĂ© aux corvĂ©es et pres- tations en nature. La raretĂ© de l'argent ne permettait pas encore de parler de finances. SeraĂŻah Ă©tait sopher, c'est-Ă -dire secrĂ©taire d'Ă©tat, chargĂ© de l'ordre et de l'expĂ©dition des affaires. Josaphat- ben-Ahiloud Ă©tait mazkir, c'est-Ă -dire grand-chancelier, archiviste, historiographe. Ces deux derniĂšres fonctions supposaient notoire- ment l'Ă©criture. 11 n'est pas douteux, en effet, que l'Ă©criture ne fĂ»t largement employĂ©e au temps oĂč nous sommes arrivĂ©s. Parmi les morceaux qui composent actuellement la biographie de David dans les livres historiques hĂ©breux, nous possĂ©dons probablement plus d'une page qui remonte au temps mĂȘme de David, et qui peut avoir Ă©tĂ© tra- cĂ©e par le stylet de SeraĂŻah ou de Josaphat-ben-Ahiloud. Tels sont les listes des gihborim et les anecdotes qui s'y rattachent, cer- taines courtes notes sur les expĂ©ditions de David. Les piĂšces d'Ă©tat, les gĂ©nĂ©alogies, les documens importans pour la transmission de la propriĂ©tĂ© devaient ĂȘtre Ă©galement dans les attributions du mazkir. David ne paraĂźt avoir eu que peu de relations avec l'Egypte; il en eut encore moins avec l'Assyrie, dont l'action Ă  cette Ă©poque n'arrivait pas jusqu'aux bords de la MĂ©diterranĂ©e. Ses relations avec les villes phĂ©niciennes de la cĂŽte paraissent avoir Ă©tĂ© ami- cales. Mais David ne s'ouvrit pas, comme Salomon, au goĂ»t des civilisations Ă©trangĂšres. Il Ă©tait trop complĂštement l'homme idĂ©al d'une race pour songer Ă  se complĂ©ter par le dehors, Ă  peu prĂšs comme Abd-el-Kader, de nos jours, n'a jamais voulu rien apprendre en dehors de sa discipline premiĂšre. Les Philistins seuls furent pour David de vrais maĂźtres ; or, les Philistins reprĂ©sentant une GrĂšce primitive et barbare, ce fut ici la premiĂšre fissure par laquelle l'in- fluence aryenne s'exerça sur IsraĂ«l. Bien plus sage que SaĂ»l, David se montra juste pour les Chana- nĂ©ens, qui formaient, Ă  la surface d'IsraĂ«l, des flaques de popula- tions distinctes. David favorisa la fusion de ces vieux habitans du sol avec les IsraĂ©lites. Il semble qu'il considĂ©rait les hommes des deux races indistinctement comme ses sujets. Il a des Hittites, en particulier un certain Uriah, parmi ses officiers les plus braves et les plus en faveur. Il fait aux rancunes des Gabaonites une conces- ÉTUDES d'histoire ISRAELITE. 273 sion qui serait inouĂŻe si, par ailleurs, elle n'avait rĂ©pondu aux be- soins de sa politique. Les GhananĂ©ens et les Hittites Ă©taient aussi portĂ©s au iahvĂ©isme que les IsraĂ©lites. Les Gabaonites, tout en re- connaissant que lahvĂ© Ă©tait le dieu des vainqueurs, adoraient lahvĂ© et lui offraient des sacrifices humains. A JĂ©rusalem, nous voyons, d'aprĂšs certains textes, un JĂ©busĂ©en nommĂ© Arevna ou Averna, restĂ© riche et propriĂ©taire aprĂšs la conquĂȘte, dans les meilleurs termes avec David, et prenant part Ă  tout ce que le roi fait pour le culte de lahvĂ©. Les consĂ©quences de cette politique de conciliation auraient pu ĂȘtre excellentes. On marchait vers le genre de fusion qui constitue une nation. Les distinctions des anciennes tribus s'affaiblissaient. Les Benjaminites avaient jouĂ© un rĂŽle si intimement liĂ© avec celui des JudaĂŻtes dans la confection de la royautĂ©, que les deux tribus devinrent dĂ©sormais presque indiscernables. JĂ©rusalem Ă©tait situĂ©e sur la limite des deux tribus et devenait pour elles une capitale commune. La rĂ©union Ă©tait d'autant plus facile que Benjamin Ă©tait petit et ne consistait guĂšre qu'en quelques fiefs militaires. La royautĂ© se rattacha ces fiefs, et Benjamin devint ainsi une sorte de domaine royal Ă  la porte de JĂ©rusalem. Les autres tribus abdi- quaient presque devant Joseph ou EphraĂŻm. Tout se polari- sait donc sur EphraĂŻm et Juda. Mais, entre ces deux grandes moi- tiĂ©s de la nationalitĂ© d'IsraĂ«l, le rapprochement n'Ă©tait qu'apparent. Le pouvoir de David Ă©tait peu de chose dans les tribus du Nord. L'importance grandissante de JĂ©rusalem excitait une rĂ©action de jalousie en ces rĂ©gions, dont la colline jĂ©busĂ©enne n'Ă©tait nulle- ment la capitale. La gloire de David faisait tressaillir de joie les gens d'HĂ©bron, de BethlĂ©hem, mĂȘme de Benjamin, malgrĂ© de nom- breux ressentimens saiilides ; elle n'excitait dans le Nord qu'indif- fĂ©rence ou malveillance. On sent que la dĂ©chirure d'IsraĂ«l se fera le long de cette suture imparfaite qui laissa toujours visible la dua- litĂ© primitive des Beni-Jakob et des Beni-Joseph. IL C'est surtout par la guerre que la royautĂ© naissante d'IsraĂ«l inaugura une Ăšre nouvelle, essentiellement diffĂ©rente des temps antĂ©rieurs. La forte bande que David s'Ă©tait faite Ă  AduUam et Ă  Siklag devint le noyau d'une excellente armĂ©e permanente, qui eut, Ă  son heure, la supĂ©rioritĂ© dans tout le midi de la Syrie. Jusque-lĂ , IsraĂ«l avait souffert des attaques perpĂ©tuelles de ses voi- sins, et s'Ă©tait toujours montrĂ© infĂ©rieur aux Philistins. Maintenant les Philistins vont ĂȘtre domptĂ©s, les peuples voisins rendus tribu- TOME LXXXVIII. — 1888. 18 574 REVUE ÛES DEUX MONDES. tai'rĂȘs. IsraĂ«l va former un vĂ©ritable royaume, en sĂ»retĂ© derriĂšre ses frontiĂšres et, pour un temps, dominant les Ă©tats limitrophes. Ce qui avait caractĂ©risĂ© l'Ă©poque des Juges et amenĂ© les dĂ©faites d'IsraĂ«l, c'Ă©taient le manque de prĂ©caution, l'infĂ©rioritĂ© de l'arme- ment. David fit faire des provisions d'armes dĂ©fensives, que l'on gardait dans la citadelle de JĂ©rusalem. Jusque-lĂ  le gibbor avait Ă©tĂ© propriĂ©taire de ses armes, lesquelles de la sorte se trouvaient sou- vent de qualitĂ© infĂ©rieure ou mal entretenues. L'homme de guerre fut maintenant Ă©quipĂ© parle roi, et ces innombrables Ă©pisodes oĂč le Philistin, puissamment casquĂ©, avec sa longue lance et ses cui- rasses perfectionnĂ©es, narguait l'IsraĂ©lite armĂ© d'une simple fronde ou d'une courte Ă©pĂ©e, ne se prĂ©sentĂšrent plus. Une armĂ©e, dans les temps anciens, avait presque toujours pour origine une bande de pillards, ou, ce qui revient au mĂȘme, de gens ne voulant pas travailler et rĂ©solus de vivre du travail des autres. Naturellement ces brigands, une fois leur autoritĂ© recon- nue sur une certaine surface de pays, devenaient les protecteurs- nĂ©s de ceux qui travaillaient pour eux. C'est ainsi que l'ordre a Ă©tĂ© créé dans le monde par le brigand devenu gendarme. Les hommes qui rĂ©ussirent, avec David, Ă  faire d'IsraĂ«l une patrie, avaient partagĂ© sa vie d'aventures. Ces hommes, presque tous BethlĂ©hĂ©- mites ou Benjaminites, durent avant tout s'armer; le piUageides AmalĂ©cites les y aida. Beaucoup d'individus Ă©nergiques des tribus voisines se mirent avec eux. Les GhananĂ©ens ou Hittites paraissent avoir Ă©tĂ© dans la bande sur le mĂȘme pied que les IsraĂ©lites. Il y avait aussi des Arabes, des AramĂ©ens, des Ammonites. Enfin les Philis- tins, comme nous le verrons, fournirent un contingent considĂ©- rable. Parmi ces compagnons, que le fils d'IsaĂŻ savait retenir autour de lui Ă  force d'habiletĂ©, de charme, et surtout en leur procurant de beaux profits, un homme dominait tous les autres par sa capacitĂ© militaire c'Ă©tait Joab, fils de SerouĂŻa, qui fut le lieutenant de David dans toutes ses conquĂȘtes, comme il avait Ă©tĂ© le principal instru- ment de sa fortune. Son frĂšre AbisaĂŻ le secondait habilement. Le dĂ©vouement de ces hommes Ă  leur chef ne connaissait pas de bornes. David Ă©tait personnellement d'une grande bravoure ; mais il Ă©tait petit et ne paraĂźt pas avoir Ă©tĂ© trĂšs rĂ©sistant Ă  la fatigue. Un jour, dans une expĂ©dition contre les Philistins, partie de JĂ©rusalem, il fut obligĂ© de s'arrĂȘter Ă  Nob. tJn autre jour, il faillit ĂȘtre tuĂ© par un Philistin. A partir de ce moment, ses compagnons firent ce qu'ils purent pour l'empĂȘcher de payer de sa personne, l'assurant que sa Vie Ă©tait trop prĂ©cieuse pour ĂȘtre ainsi exposĂ©e, en rĂ©alitĂ© parce que Ja prĂ©sence de leur ancien chef, devenu roi et lĂ©gĂšrement obĂšse. ÉTUDES d'histoire ISRAÉLITE. 275 Ă©tait pour eux une gĂȘne, un obstacle Ă  la cĂ©lĂ©ritĂ© des mouve- raens. Une singuliĂšre Ă©mulation de gloire s'alluma entre ces hommes, qui, n'ayant plus d'autre mĂ©tier que la bataille, devinrent des sou-, dards de profession, uniquement occupĂ©s Ă  se raconter leurs prouesses et Ă  se surpasser les uns les autres. Les gihborim les hĂ©ros, les braves devinrent comme un groupe d'Ă©lite, dont on aspirait Ă  ĂȘtre. Il y eut une sorte de LĂ©gion d'honneur des trente, » compre- nant les plus illustres paladins de David. Parmi ces trente, on en compta trois, les plus illustres de tous, Joab mis Ă . part. C'Ă©taient Jasobeam, le Hakmonile, ÉlĂ©azar, fils de Dodo, l'Ahohite, Samma, fils de AgĂ©, le Hararite, tous de la tribu de Juda ou de Benjamin. Plur sieurs plaçaient dans la mĂȘme catĂ©gorie AbisaĂŻ et BenaĂŻah. Du vivant mĂȘme de David, Ă  ce qu'il semble, se fixĂšrent par Ă©crit des listes, souvent peu d'accord entre elles, oĂč Ă©taient les. noms de ces braves, et les petites anecdotes militaires qui se rattachaient Ă  cha- -cun d'eux. Voici les noms des glbberim de David Jasobeam, le Hakmonite, l'un des capitaines. Ce fut lui qui brandit a lance sur 800 hommes tuĂ©s en une seule fois. AprĂšs lui, ÉlĂ©azar, fils de Dodo, l'Ahohite, l'un des trois gibborim. Il fut avec David Ă  Pas-Dammim. Les Philistins se rĂ©unirent lĂ  pour le combat et les IsraĂ©lites se retirĂšrent. Lui se leva et frappa les Phi- lisiins jusqu'Ă  ce que sa main fĂ»t engourdie et comme crispĂ©e Ă  la garde de son Ă©pĂ©e. Et lahvĂ© fit un grand coup de salut en ce jour, et ‱la masse revint se mettre derriĂšre lui, mais pour piller. AprĂšs lui, Samma, fils de AgĂ©, le Hararite. Les Philistins s'Ă©taient ‱rassemblĂ©s pour le combat, et il y avait lĂ  un champ plein de len- tilles, et le peuple fuyait devant les Philistins. Mais lui, il prit posi- tion au milieu du champ, et il se dĂ©fendit, et il battit les Philistins, et lahvĂ© fit un grand coup de salut. Et cea trois capitaines descendirent, et ils vinrent trouver David dans la caverne d'Adullam, et la troupe des Philiatins campait dans la plaine des Refaim, et David Ă©tait alors dans la mesouda, et un poste de PhilisUns Ă©tait Ă  BethlĂ©hem. Et David eut un dĂ©sir, et dit < Ahl si je pouvais avoir un peu d'eau du puits de BethlĂ©hem qui est Ă  la porte 1 » Alors les trois gibborim se frayĂšrent un chemin Ă  travers le camp des Philistins, et puisĂšrent de l'eau du puits de BethlĂ©hem, qui est prĂšs de la porte, et ils l'apportĂšrent Ă  David. Mais celui-ci ne vou- lut pas la boire, et il en fit une libation Ă  lahvĂ©, en disant lahvĂ© me prĂ©serve d'une pareille chose ! Cette eau est du sang d'hommes, qui l'ont conquise au risque de leur vie, » VoilĂ  ce qu'ont fait les trois gibborim,. 276 RETUE DES DEDX MONDES. Et AbisaĂŻ, frĂšre de Joab, fils de SerouĂŻa, Ă©tait aussi un capitaine. Et il brandit sa lance sur 300 tuĂ©s, et son renom Ă©gala celui des Trois. Il fut plus estimĂ© que les Trente et il fut leur chef; mais il n'arriva pas jusqu'aux Trois. Et BenaĂŻah, fils de JoĂŻada, fils d'un brave de Qabseel, qui avait fait beaucoup de prouesses. Ce fut lui qui tua les deux Ariei et Moab; ce fut lai aussi qui descendit et tua le lion dans la fosse par un jour de neige. Il tua aussi l'Égyptien trĂšs bel homme, et dans la main de l'Égyptien, il y avait une lance. Il descendit vers lui avec un bĂąton, et il le tua avec sa lance. VoilĂ  ce que fit BenaĂŻah, fils de JoĂŻada. Et son renom Ă©gala celui des trois gibborim. Il fut plus estimĂ© que les Trente, mais il n'arriva pas jusqu'aux Trois. Et David le prĂ©posa Ă  sa garde. Nous omettons la liste qui suit. Quelques autres anecdotes mili- taires du temps nous ont Ă©tĂ© conservĂ©es, Ă  ce qu'il semble, par la main mĂȘme qui a tracĂ© la liste des gibborim. Et il y eut encore un combat entre les Philistins et IsraĂ«l. Et David descendit avec ses gens, et ils combattirent les Philistins. Et David se trouva fatiguĂ©, et ils s'arrĂȘtĂšrent Ă  Nob. Et un homme de la race des RefaĂŻm, qui portait une lance dont l'airain pesait 300 sicles, et qui Ă©tait ceint d'une ceinture de fer, parlait de tuer David. Et AbisaĂŻ, fils de SerouĂŻa, vint Ă  son secours, et frappa le Philistin, et le tua. Alors les hommes de David lui firent ce serment Tu ne sortiras plus dĂ©sormais avec nous pour la bataille, de peur que le flambeau d'IsraĂ«l ne vienne Ă  s'Ă©teindre. » Et il y eut encore aprĂšs cela un combat Ă  Nob avec les Philistins. Alors SibbekaĂŻ, de la famille de Housa, tua Saf, homme de la race des RefaĂŻm, Et il y eut encore un combat Ă  Nob avec les Philistins, et Elhanan, fils de Dodo, de BethlĂ©hem, tua Goliath le Gattite, qui avait une lance dont le bois Ă©tait de la longueur d'une gaule de tisserand. Et il y eut encore un combat Ă  Nob, et il y eut lĂ  un gĂ©ant, et les doigts de ses pieds Ă©taient six et six en tout vingt-quatre. C'Ă©tait aussi un fils des RefaĂŻm, et il injuriait IsraĂ«l, et Jonathan, fils de SimĂ©a, frĂšre de David, le tua. Ces quatre Ă©taient nĂ©s de la race des RefaĂŻm, Ă  Galh, et ils tombĂšrent par la main de David et par la main de ses gens. III. Ces notes d'une Ă©popĂ©e qui n'est jamais arrivĂ©e Ă  sa pleine Ă©clo- sion nous donnent, de la vie hĂ©roĂŻque d'IsraĂ«l au xi* siĂšcle avant JĂ©sus- Christ, un tableau qui ressemble singuliĂšrement Ă  celui que ÉTUDES d'histoire ISRAELITE. 277 nous offrent les poĂšnaes homĂ©riques de la vie hĂ©roĂŻque des HellĂšnes du mĂȘme temps. Une telle ressemblance vient peut-ĂȘtre en partie de ce que les Philistins, qui furent, dans l'ordre des choses mili- taires, les maĂźtres d'IsraĂ«l, Ă©taient eux-mĂȘmes une peuplade d'ori- gine carienne ou Cretoise, trĂšs analogue aux PĂ©lasges, et que cer- tains rapprochera ens mettent en rapport avec les bandes du cycle troyen. L'autre Ă©popĂ©e d'IsraĂ«l, celle de Samson, naĂźt aussi d'un contact intime d'IsraĂ«l avec les Philistins. On dirait que les Philis- tins possĂ©daient des branches du cycle homĂ©rique et inspiraient l'esprit Ă©pique autour d'eux. Un fait capital, en effet, et dont la consĂ©quence ne saurait ĂȘtre exagĂ©rĂ©e, est la part que les Philistins semblent avoir eue dans l'Ɠuvre organisatrice d'IsraĂ«l. Ce n'est pas la seule fois qu'on ait vu, dans l'histoire, l'ennemi hĂ©rĂ©ditaire devenir pour la nation rivale un Ă©ducateur. La lutte contre les Philistins avait fait la royautĂ© d'IsraĂ«l ; David avait passĂ© dix-huit mois de sa vie au ser- vice du roi de Gath, et il avait puisĂ© Ă  cette Ă©cole quelques-unes des donnĂ©es qui firent sa force ; Gath lui fournit toujours des hommes de confiance et des auxiliaires. Cet ObĂ©dĂ©dom, dont la maison servit quelque temps d'abri Ă  l'arche, Ă©tait de Gath. On apprend beaucoup de ceux que l'on combat. L'intelligence singu- liĂšrement ouverte de David sortit, grĂące Ă  des relations suivies avec une race plus milicienne qu'IsraĂ«l, du petit systĂšme stratĂ©- gique dont les tribus sĂ©mitiques avaient la plus grande peine Ă  se dĂ©gager. Les premiĂšres annĂ©es de David se passĂšrent Ă  continuer les guerres qui avaient rempli le rĂšgne prĂ©cĂ©dent. Le malheureux SaĂ»l avait trouvĂ© la mort au cours d'une expĂ©dition que les Philistins poussĂšrent jusque dans la plaine de JezraĂ«l, et dont l'objectif est difficile Ă  dĂ©terminer. Quelle fut la suite de la bataille des monts GelboĂ©? Que fit l'armĂ©e victorieuse, si loin de son centre d'opĂ©ra- tions? On l'ignore. Il est probable que la victoire des Philistins fut sans consĂ©quence durable. En effet, les campagnes de David de- venu roi et de ses lieutenans eurent toutes lieu, non du cĂŽtĂ© de JezraĂ«l, mais sur les frontiĂšres mĂȘmes du pays des Philistins, vers Nob, et dans la plaine qu'on appelait plaine des RefaĂŻm. » Le rĂ©cit de ces expĂ©ditions a conservĂ©, dans la Bible, sa forme la plus antique. lahvĂ© s'y montre stratĂšge accompli et prend part lui-mĂȘme au combat. La bataille de Baal-Peracim, surtout, laissa de profonds souvenirs. Lorsque les Philistins apprirent qu'on avait oint David comme roi de tout IsraĂ«l, ils voulurent s'emparer de sa personne. David le sut, et il se rĂ©fugia dans la forteresse de Sion. Les Philistins, n'ayant pu le saisir, se rĂ©pandirent dans la plaine des RefaĂŻm. David consulta lahvĂ© Marcherai-je contre les 2'B REVUE DES ©EUX MONDES, Philistins? Les livreras-tu en mes mains? » lahvĂ© rĂ©pondit affirma- tivement. Les Philistins furent complĂštement battus ; ils s'en- fuirent, laissant sur le champ de bataille leurs insignes religieux, qui tombĂšrent entre les mains de David. Une autre fois, les Philistins montĂšrent et se rĂ©pandirent dans la plaine des RefaĂŻm. Et David consulta lahvĂ©, qui lai dit Ta ne les attaqueras pas par devant ; tourne leurs derriĂšres, et va jus- qu'aux bekaĂźm. Et quand tu entendras le bruit de pas dans les cimes des bekaĂźm, alors donne vivement ; car c'est le moment oĂč lahvĂ© se mettra Ă  votre tĂȘte pour frapper le camp des Philistins. » Et David agit selon l'ordre que lahvĂ© lui avait donnĂ©, et il battit les Philistins de GĂ©ba Ă  GĂ©zer. D'autres expĂ©ditions eurent lieu en- core ; mais nous n'en possĂ©dons pas les dĂ©tails. Nob, aux portes de JĂ©rusalem, fut le théùtre de beaucoup de ces luttes hĂ©roĂŻques. Les lĂ©gendes qui roulaient autour de cet endroit se rapportaient, en gĂ©nĂ©ral, Ă  des combats singuliers entre des IsraĂ©lites et des gĂ©ans philistins. David absorba plus tard toutes ces lĂ©gendes. On supposa que, dans son enfance, fort de l'appui de lahvĂ©, il avait terrassĂ© avec sa fronde un de ces monstres bardĂ©s de fer. A partir de David, les Philistins, tout en continuant leur exis- tence nationale dans leurs cinq villes mi'itaires, et en se montrant par momens des voisins dĂ©sagrĂ©ables, cessent d'ĂȘtre un danger permanent pour IsraĂ«l. Da,vid les dompta, mais ne les conquit pas. Il n'est pas certain qu'il ait fait une guerre offensive dans les can- tons proprement philistins, ni pris une seule de leurs villes. Mais il leur interdit absolument le pillage d'IsraĂ«l, et tira de leurs mains le joug de l'hĂ©gĂ©monie. » Les Philistins furent les seuls ennemis avec lesquels David observa les lois de la modĂ©ration. Il avait conscience de ce qu'il leur devait, et peut-ĂȘtre l'expĂ©rience qu'il avait faite de leur supĂ©rioritĂ© militaire lui inspirait-elle un certain mĂ©pris pour les petites bandes hĂ©braĂŻques et aramĂ©ennes. Cette apprĂ©ciation de soudard Ă©mĂ©rite lui suggĂ©ra une idĂ©e qui eut sur la constitution de la royautĂ© IsraĂ©lite une influence dĂ©cisive. Presque tous les Ă©tats sĂ©mitiques, pour durer, ont eu besoin de l'appui d'une milice Ă©trangĂšre, la race sĂ©mitique de type arabe, par suite de ses habitudes anarchiques, Ă©tant incapable de fournir des gendarmes, des gardes du corps. C'est ainsi que le khalifat de Bagdad fut obligĂ©, depuis le ix siĂšcle, de prendre Ă  son service des milices turques, aucun Arabe ne voulant se prĂȘter Ă  emprisonner un Arabe, encore moins Ă  le mettre Ă  mort. Ce furent, Ă  ce qu'il semble, des pensĂ©es de cet ordre qui portĂšrent David Ă  lever chez les Philistins un corps de mercenaires, dont il fĂźt ses gardes 4a corps, et qu'il chargeait des exĂ©cutions. Ces ce qu'on appelait ÉTUDES d'histoire ISRAÉLITE, 279 les KrĂ©ti-PlĂ©ti. Le mot KrHi dĂ©signait les Philistins comnae origi-' naires de CrĂšte ; le mot PlĂ©li serait une abrĂ©viation populaire pour Plesti, Philistin. » Des Cariens, distincts ou non des Philistins, paraissent aussi avoir figurĂ© parmi ces corps de soudoyĂ©s Ă©tran- gers au service des rois d'IsraĂ«l. Enfin, nous voyons figurer dans l'armĂ©e IsraĂ©lite un corps de Giltim ou gens de Gath. L'Aryen mi- litaire primitif Ă©galait le SĂ©mite hĂ©brĂ©o-arabe en bravoure; il le surpassait en fidĂ©litĂ©, et pour fonder quelque chose on avait besoin de lui. Les KrĂ©ti-PlĂ©ti nous apparaissent comme analogues aux Ger- mains, gardes du corps des empereurs romains; aux Suisses, gardes du corps des rois de France, de Naples ; aux Scythes, sol- dats de police chez les Grecs. Ces KrĂ©ti-PlĂ©ti avaient pour chef BenaĂŻah, fils de JoĂŻada, qui figure Ă  cĂŽtĂ© du sar-saba^ et ils ne furent Ă©tablis, paraĂźt-il, que vers la fin du rĂšgne dĂ© David. La liste des gibborim n'en fait aucune mention et dĂ©signe par un autre mot les fonctions de BenaĂŻah auprĂšs du souverain. AprĂšs David, le corps put subsister sous le mĂȘme nom, bien que n'Ă©tant plus composĂ© de Philistins, comme certaines gardes suisses purent ĂȘtre composĂ©es' de soldatsquin'Ă©taient nullement nĂ©s dans les cantons helvĂ©tiques. L'importance que prirent les KrĂ©ti-PlĂ©ti ou Carim fut bientĂŽt de premier ordre. Ce furent eux qui firent Ă©chouer les tentatives d'Absalom, de SĂ©ba, fils de Bikri, d'Adoniah; ce furent eux qui assu- rĂšrent le trĂŽne Ă  Salomon. Quoique Gath n'ait jamais appartenu Ă  David, des Gattites, surtout un certain IttaĂŻ, paraissent ĂȘtre entrĂ©s dans sa familiaritĂ© la plus intime. Étrangers Ă  l'esprit thĂ©ocratique, peut-ĂȘtre mĂȘme au culte de lahvĂ©, plus Ă©trangers encore au vieil esprit patriarcal qui faisait du vrai IsraĂ©lite une matiĂšre si rĂ©frac- taire au principat, ces sbires Ă©taient presque la seule force dont disposĂąt une royautĂ©, toujours battue en brĂšche par les prophĂštes, ces utopistes rĂ©actionnaires. A dĂ©faut d'une classe militaire natio- nale, ils constituĂšrent une force publique dĂ©testĂ©e des thĂ©ocrates, mais au fond trĂšs nĂ©cessaire; car nul, autant que l'utopiste, n'a besoin du gendarme, qui maintient provisoirement un prĂ©sent sup- portable, en attendant une perfection idĂ©ale qui ne vient jamais. Une nation ne se forme que par l'extinction violente des diver- sitĂ©s. L'extinction des diversitĂ©s se fait rarement sans un noyau de milices Ă©trangĂšres ; car la milice Ă©trangĂšre est plus forte que le soldat indigĂšne pour mettre les gens d'accord, pour vaincre les oppositions intĂ©rieures, les tendances sĂ©paratistes. Les Philistins fournirent cet Ă©lĂ©ment de cimentation Ă  IsraĂ«l. Ils ne faisaient en cela que continuer le mĂ©tier de mercenaire, qui avait Ă©tĂ© leur premier Ă©tat. Vers le temps des luttes entre l'Assyrie et l'Egypte, ils furent Ă©crasĂ©s, comme IsraĂ«l, par le passage des grandes 2S0 REYUE DES DEUX MONDES. armĂ©es. Ils eurent cependant une fortune singuliĂšre. Plus rappro- chĂ©s de la cĂŽte, et plus connus des Grecs que les IsraĂ©lites, ils don- nĂšrent leur nom au pays; la terre d'IsraĂ«l fut dĂ©signĂ©e dans le monde sous le nom de terre des Philistins, Palestine. Il est rare qu'une grande influence exercĂ©e par une nation sur une autre ne laisse pas sa trace dans les mots. Beaucoup de mots philistins furent sans doute introduits dans l'hĂ©breu, Ă  l'Ă©poque de David. La langue des Philistins Ă©tait un dialecte pĂ©lasgique, incU- nant tantĂŽt vers l'hellĂ©nique, tantĂŽt vers le latin. Nous sommes portĂ©s Ă  croire que c'est Ă  cette influence profonde des Philistins sur IsraĂ«l, vers mille ans avant JĂ©sus-Christ, qu'il faut rapporter l'introduction en hĂ©breu de ces mots d'apparence grecque et latine, dĂ©signant presque tous des choses militaires ou exotiques, qui se trouvent dans les textes les plus anciens. IV. La lutte victorieuse contre les Philistins, et plus encore l'intro- duction dans l'armĂ©e IsraĂ©lite d'un Ă©lĂ©ment considĂ©rable de merce- naires philistins, donnĂšrent Ă  cette armĂ©e une force qu'elle n'avait jamais eue jusque-lĂ . Aguerries par de tels adversaires, et renfor- cĂ©es d'auxiliaires qui leur apportaient les qualitĂ©s d'une autre race, les bandes de David eurent sur toutes les petites nations voisines du pays de Chanaan une supĂ©rioritĂ© incontestĂ©e. Les Moabites, les Ammonites, les Édomiles le sentirent cruellement. Les guerres de David avec ces peuplades eurent un caractĂšre fort diffĂ©rent des cam- pagnes contre les Philistins. Celles-ci ont quelque chose d'Ă©pique et de chevaleresque. Ce sont des luttes de hĂ©ros jeunes, fiers, animĂ©s d'un mĂȘme mĂ©pris de la vie. Les guerres contre les autres tribus sĂ©mitiques sont d'une atroce fĂ©rocitĂ©. Avec les Philistins, David est un Ulysse ou un DiomĂšde, usant de toutes ses supĂ©rioritĂ©s contre l'ennemi, mais traitant l'ennemi en Ă©gal. Avec les autres tribus hĂ©- braĂŻques, c'est un Agathocle, faisant de la cruautĂ© un moyen de pression. Ces guerres de Peaux-Rouges sont racontĂ©es par le nar- rateur contemporain avec une horrible impassibilitĂ©. Un peuple vaincu Ă©tait alors un dieu vaincu; pour lui, il n'y avait point de pitiĂ©. On ignore le grief que David avait contre Moab, pays dont il semble qu'il Ă©tait originaire par un cĂŽtĂ© de sa gĂ©nĂ©alogie, et au- quel, dans la premiĂšre pĂ©riode de sa vie, il avait demandĂ© un ser- vice essentiel. La guerre contre Moab laissa des souvenirs, dont la part principale, savoir l'anecdote obscure des Ariel de Moab, se rattachait Ă  BenaĂŻah, fils de JoĂŻada. David agit envers une population qui lui Ă©tait si proche parente avec une cruautĂ© Ă©pouvantable. On fit coucher tous les Moabites Ă  terre, sur une mĂȘme ligne; on les ÉTUDES d'histoire ISRAELITE. 281 mesura au cordeau ; on les tua sur les deux tiers de la longueur ; on laissa vivre l'autre tiers. Moab fut rĂ©duit Ă  l'Ă©tat de vassalitĂ© et condamnĂ© au tribut envers IsraĂ«l. Ëdom ressentit aussi le poids des armes de David. Les Édomites furent dĂ©laits dans la vallĂ©e du Sel, au sud de la Mer-Morte. Le pays fut occupĂ©, Ëdom devint sujet d'IsraĂ«l. Joab fut chargĂ© de l'extermination de la race, et s'acquitta de cette mission avec sa froide cruautĂ©. Le roi fut tuĂ©; son fils, Hadad ou Hadar, s'enfuit, avec quelques officiers de son pĂšre, Ă  travers le dĂ©sert de Pbaran. Il entraĂźna avec lui un grand nombre de Pharanites, et toute la bande vint en Egypte, auprĂšs du roi de Tanis. Hadad plut beaucoup Ă  ce prince, qui lui donna une maison, des terres, un revenu, et lui fit Ă©pouser la sƓur de sa femme, Ahotep-nĂšs, dont il eut un fils nommĂ© Genubat. Celui-ci fut Ă©levĂ© dans le palais du roi, avec les fils de roi. La lutte contre les Ammonites prĂ©senta un caractĂšre particulier de gravitĂ©, et eut pour consĂ©quence des guerres sur des territoires Ă©loignĂ©s qu'IsraĂ«l n'avait jamais visitĂ©s en armes. Nahas, le roi vaincu par SaĂ»l, avait rendu des services Ă  David. AprĂšs la mort de Nahas, David envoya quelques-uns de ses officiers offrir ses con- dolĂ©ances Ă Hanoun, fils et successeur de Nahas. Les chefs ammo- nites furent trĂšs malveillans, soutinrent que ces ambassadeurs Ă©taient des espions chargĂ©s de prĂ©parer une attaque contre Rabbath- Ammon. Les envoyĂ©s d'IsraĂ«l eurent Ă  subir les derniers outrages. Les Ammonites, sentant bien que David tirerait vengeance de l'in- jure faite Ă  ses reprĂ©sentans, cherchĂšrent aide et secours du cĂŽtĂ© des populations de l'Hermon. Ils firent alliance avec les gens de ĂŻob, avec le roi de Maaka et avec les populations aramĂ©ennes de Rehob et de Soba, qui leur donnĂšrent un contingent de troupes considĂ©rable. Ce fut une sorte de coalition des populations Ă  l'est et au nord de la Palestine, alarmĂ©es, comme il Ă©tait naturel, de la force nais- sante du nouveau royaume. Toute l'armĂ©e alliĂ©e se rĂ©unit devant Rabbath-Ammon. Les Ammonites dĂ©fendaient la ville et ses portes. Les forces IsraĂ©lites s'avancĂšrent, sous le commandement de Joab. Cet habile capitaine divisa son armĂ©e en deux corps l'un d'eux, sous les ordres d'AbisaĂŻ, devait attaquer la ville; l'autre, sous ses ordres, devait tomber sur les AramĂ©ens dissĂ©minĂ©s dans la cam- pagne. Les AramĂ©ens se dĂ©bandĂšrent. Les Ammonites, Ă  cette vue, se renfermĂšrent dans leur ville. Joab ne chercha pas Ă  les forcer et rentra dans JĂ©rusalem. Mais les consĂ©quences de l'entrĂ©e en scĂšne des populations ara- mĂ©ennes de IHermon et de l'Antiliban ne s'arrĂȘtĂšrent pas si vite. Les AramĂ©ens de Soba, de Damas, de Rehob, de Maaka, se remi- 282 REVDE DES DEDX MONDES. rent en ligae contre IsraĂ«l. HadadĂ©zer, roi d'Aram-Soba, Ă©tait Ă  la tĂȘte de la coalition. Sobak, son sar-saba, conduisait l'armĂ©e* David vint en personne combattre ce dangereux ennemi. 11 passa le Jour- dain Ă  la tĂȘte de toute l'armĂ©e d'IsraĂ«l, et livra bataille, sans doute vers le Ledja, La victoire fut complĂšte ; Sobak fut tuĂ©. David prit, dit-on, 1,700 cavaliers et 20,000 hommes de pied. Il coupa les jarrets aux chevaux de guerre et n'en garda que cent pour lui. Jusque-lĂ , IsraĂ«l n'avait eu ni cavalerie ni chars armĂ©s. David jugea sans doute que ces moyens compliquĂ©s ne convenaient pas Ă  ses gibborim, restĂ©s Ă  beaucoup d'Ă©gards fidĂšles aux anciennes pra- tiques militaires de Juda et de Benjamin. L'Aram de Damas, l'Aram-Soba, l'Aram-Maaka, et tous les rois vassaux de HadadĂ©zer, devinrent sujets et tributaires d'IsraĂ«l. David laissa partout des postes militaires. Ces pays aramĂ©ens Ă©taient fort riches. David prit les boucliers d'or des officiers de HadadĂ©zer et les fit porter Ă  JĂ©rusalem. A TĂšbah etĂ  BerotaĂŻ, villes de HadadĂ©- zer, David trouva une trĂšs grande quantitĂ© d'airain, dont il s'empara Ă©galement. Les valeurs d'une ville ou d'une nation, Ă  cette Ă©poque, consistaient principalement en ustensiles d'or et d'airain. Les con- tributions de guerre se payaient par l'enlĂšvement des vases de bronze, qu'on cisaillait pour les rendre transportables. ToĂŻ, roi de la ville chananĂ©enne de Hamath, adversaire de Hadad- Ă©zer, ayant appris la victoire de David, envoya son fils Hadadram pour le fĂ©liciter. Hadadram apportait avec lui des objets d'or, d'ar- gent et d'airain, qui allĂšrent Ă©galement grossir le trĂ©sor de JĂ©ru- salem. Cette expĂ©dition d'Aramse frappa beaucoup les esprits. Le cercle des relations d'IsraĂ«l s'Ă©tendait ; on entrevoyait des mondes placĂ©s en dehors de l'horizon visuel des anciens IsraĂ©lites. Le champ de l'expĂ©dition avait Ă©tĂ© assez restreint. David n'avait pas dĂ©passĂ© le cercle aramĂ©en du nord de la Palestine, Saba, Damas, Maaka, Behob; mais le bruit d'IsraĂ«l avait Ă©tĂ© jusqu'Ă  l'Oronte; Hamath s'en Ă©tait Ă©mu. On commença Ă  parler de pays qui avaient Ă©tĂ© inconnus jusque-lĂ . L'imagination s'en mĂȘla, et plus tard on prĂ©tendit que David avait Ă©tĂ© jusqu'Ă  l'Euphrate, parcourant en triomphateur des pays qui ne virent jamais un gibbor. C'Ă©taient lĂ  des exagĂ©rations; les armes israĂ©lites s'arrĂȘtĂšrent, vers le Nord, Ă  Hasbeya ou fiascheya ; du cĂŽtĂ© de l'Est, elles ne dĂ©passĂšrent point Damas, la rĂ©gion des tells et le Safa. Les AramĂ©ens vaincus cessĂšrent de secourir les Ammonites. L'annĂ©e suivante, au moment oĂč lƓ rois ont coutume de sortir de lenrs villes pour se mettre en campagne, » David envoya Joab au-delĂ  du Jourdain avec toute l'armĂ©e d'IsraĂ«l. Joab ravagea le ÉTUDES d'hISTOIUE ISRAELITE. 283 pays d'Ammon, et mit le siĂšge devant Rabbath-Ammon. Il prit sans beaucoup de peine la ville basse, situĂ©e sur le bord de l'eau. Il lui restait Ă  prendre la ville haute, avec la rĂ©sidence royale. Joab, par une adulation qui montre combien la royautĂ© Ă©tait dĂ©jĂ  fondĂ©e en IsraĂ«l, fit prĂ©venir David, pour que ce ne soit pas mon nom, aurait-il ajoutĂ©, qui soit prononcĂ© Ă  ce sujet. » David vint et prit la ville. Il enleva la couronne d'or, enrichie de pierres prĂ©cieuses, de dessus la tĂȘte du roi vaincu, et la mit sur la sienne. Le butin fut immense. On fit sortir tout le peuple, et on le massacra de la façon la plus cruelle. Les uns furent sciĂ©s, les autres mis sous des herses de fer ou des faux de fer, qu'on promena sur eux; d'autres furent jetĂ©s dans les fours Ă  briques. Toutes les villes d'Ammon subirent le mĂȘme traitement. La cruautĂ© a toujours fait partie de la guerre en Orient. La ter- reur y est considĂ©rĂ©e comme une force. Les Assyriens, dans les bas-reliefs des palais, reprĂ©sentent les supplices des vaincus comme un acte glorieux. Le royaume des saints, d'ailleurs, ne fut pas fondĂ© par des saints. Rien encore, Ă  l'Ă©poque oĂč nous sommes, ne dĂ©si- gnait IsraĂ«l pour une vocation spĂ©ciale de justice et de piĂ©tĂ©. On a tout Ă  fait faussĂ© l'histoire, en prĂ©sentant David comme le chef d'un royaume puissant, ayant Ă  peu prĂšs embrassĂ© toute la Syrie. David fut roi de Juda et d'IsraĂ«l ; voilĂ  tout. Les peuples voisins, hĂ©breux, chananĂ©ens, aramĂ©ens, philistins, jusqu'Ă  la hau- teur de l'Hermon et jusqu'au dĂ©sert, furent vigoureusement assu- jettis et plus ou moins ses tributaires. En rĂ©alitĂ©, sauf peut-ĂȘtre la petite ville de Siklag, David ne fit aucune annexion de pays non IsraĂ©lite au domaine IsraĂ©lite. Les Philistins, les Édomites, les Moa- biies, les Ammonites, les AramĂ©ens de Soba, de Damas, de Rehob, de Mauka, furent aprĂšs lui ce qu'ils avaient Ă©tĂ© auparavant, seule- ment un peu alFaiblis. La conquĂȘte n'Ă©tait pas dans l'esprit IsraĂ©- lite. La prise de possession des terres chananĂ©ennes Ă©tait un fait d'un autre ordre. On s'habituait de plus en plus Ă  l'envisager comme l'exĂ©cution d'un dĂ©cret de lahvĂ©. Ce dĂ©cret ne s' Ă©tendant pas aux terres d'Édom, de Moab, d'Ammon, d'Aram, on se croyait autorisĂ© Ă  traiter les Édomites, les Moabites, les Ammonites, les AramĂ©ens avec la derniĂšre duretĂ©, Ă  leur enlever leurs richesses mĂ©talliques, leurs objets de prix, mais non Ă  prendre leur terre, ni Ă  changer leur dynastie. Aucun des procĂ©dĂ©s des grands empires Ă  la façon assyrienne n'Ă©tait connu de ces petits peuples, Ă  peine sortis de la tribu. Us Ă©taient aussi cruels qu'Assur, mais infiniment moins politiques et moins capables d'un plan gĂ©nĂ©ral. L'impression produite par l'apparition de cette royautĂ© nouvelle n'en fut pas moins extraordinaire. L'aurĂ©ole de David resta comme une Ă©toile au front d'IsraĂ«l. Nous avons si peu de poĂ©sies de ces 28& REVUE DES DEUX MONDES. temps reculĂ©s, que la gloire de David ne nous est arrivĂ©e que par des chants bien postĂ©rieurs. Un Ă©cho de l'ancien lyrisme nous est cependant parvenu dans les cantiques traditionnels, oĂč presque toujours le nom de Juda provoque une explosion d'enthousiasme. Juda, toi, tes frĂšres te !o leioni, Ta main sera sur la nuque de tes ennemis, Les fils de ta mĂšre se prosterneront devant toi. C'est un petit de lion que Juda; Tu montes repu du carnage, ĂŽ mon fils; Le voilĂ  qui s'Ă©tend, qui se couche, Comme un lion, comme une lionne; Qui osera le rĂ©veiller? Le bĂąton ne sortira pas de Juda, Ni le sceptre d'entre ses pieds, Jusqu'Ă  ce que vienne le pacificateur, Auquel touies les tribus obĂ©iront. Il attache son Ăąne Ă  la vigne, Au plan de Soreq le fils de son Ăąnesse. 11 lave son vĂȘtement dans le vin, Dans le sang du raisin sa tunique. Les yeux rouges de vin, Les dents blanches de lait 1. Les oracles rythmĂ©s de Balaam Ă©taient comme des couplets ou- verts Ă  toutes les fortes Ă©motions nationales. On cita parmi les pa- raboles du prophĂšte paĂŻen la strophe que voici Je le vois; mais ce n'est pas encore; Je l'entrevois, mais non de prĂšs. Une Ă©toile se lĂšve de Jacob, Un sceptre sort d'IsraĂ»l. Il broie les cantons de Moab, Il Ă©crase tous les orgaeilleux. Édom sera sa possession, Ses ennemis lui seront souinis ; IsT&Ql remportera la victoire, Jacob dominera sur eux tous, Et perdra les restes de Seir 2. Certes, il n'est pas impossible que Ddvid, qui avait du goĂ»t pour la poĂ©sie, ait composĂ© quelques chants exprimant son sentiment i xux, 8-11. 2 Nombres, xxiv, 1718. ÉTUDES d'histoire ISRAELITE. 285 triomphal et sa reconnaissance envers lalivĂ©. Mais aucun des Psaumes ne paraĂźt sĂ©rieusement pouvoir lui ĂȘtre attribuĂ©. Une exception semblerait devoir ĂȘtre faite pour le Psaume xviii, qu'on lui prĂȘtait, au moins dĂšs le temps d'LzĂ©chias. La plus grande partie de ce morceau est l'ouvrage d'un anavite ou piĂ©tiste. 11 y a cepen- dant quelques versets dont on peut dire que, s'ils ne sont pas de David, David du moins en a dĂ» souvent profĂ©rer de semblables. — Un fragment, rĂ©pĂ©tĂ© dans deux Psaumes 1, aurait plus de chance de nous reprĂ©senter une Ă©ructation poĂ©tique du temps du premier roi d'IsraĂ«l Dieu a dit ea son sanctuaire Or sus! je veux me partager Sicheni, Mesurer au cordeau la vallĂ© j de Succoth A moi Galaad ! Ă  moi ManassĂ© ! ÉphraĂŻm est la tour crĂ©nelĂ©e de ma tĂȘte, Judaest mon sceptre. Moab est le bassin oĂč je me lave les pieds ; Sur Édom, je jette ma sandale ; Sur les Philistins, je pousserai des cris de triomphe. Qui me conduira Ă  la ville forte 2? Qui saura me mener Ă  Édom? Pendant des siĂšcles, ce genre dithyrambique, fcFndĂ© sur la sono- ritĂ© des noms gĂ©ographiques et l'agencement habile d'un petit nombre de mots poĂ©tiques, continua de fleurir, presque dans les mĂȘmes termes, chez les nations sĂ©mitiques de la Syrie. La date de pareils poĂšmes est souvent difficile Ă  assigner, et elle est presque indiffĂ©rente Ă  savoir. Que le petit morceau que nous venons de citer soit ou ne soit pas de David, cela n'a pas grande portĂ©e, puisque, si David ne composa pas mot pour mot ce morceau tel qu'il est, il chanta ou plutĂŽt il dĂ©clama d'une maniĂšre qui avait avec ledit mor- ceau la plus complĂšte analogie. V. Le rĂšgne de David marqua dans le progrĂšs du iahvĂ©isme un pas considĂ©rable. David paraĂźt avoir Ă©tĂ© un serviteur de lahvĂ© bien plus exclusif que SaĂ»l. lahvĂ© est son protecteur ; il n'en veut pas d'autre. Il a un pacte avec lahvĂ©, qui doit lui donner la victoire sur ses en- nemis, en retour de l'assiduitĂ© de son culte. Pas un mouvement de 1 Psaumes lx, 8-11 ; cviii, 8-11. 2 Probablement PĂ©ira, 286 REVUE DES DEUX MONDES. piĂ©tĂ© pure ne paraĂźt s'ĂȘtre fait jour dans cette Ăąme essentiellement Ă©goĂŻste et fermĂ©e Ă  toute idĂ©e dĂ©sintĂ©resisĂ©e. Entre David et lahvĂ©, comme entre MĂ©sa et Gamos, il y a un prĂȘtĂ©-rendu d'une exacti- tude absolue. lahvĂ© est un dieu fidĂšle, solide, sĂ»r; David est un serviteur fidĂšle, solide, sĂ»r. Les succĂšs de David sont les succĂšs de lahvĂ©. La fondation du nouveau royaume fut de la sorte censĂ©e ĂȘtre une Ɠuvre de lahvĂ©. Le iahvĂ©isme et la dynastie davidique se trou- TĂšrent intimement associĂ©s. Nul sentiment moral, du reste, chez lahvĂ©, tel que David le con- naĂźt et l'adore. Ce dieu capricieux est le favoritisme mĂȘme; sa fidĂ©litĂ© est toute matĂ©rielle; il est Ă  cheval sur son droit jusqu'Ă  l'absurde. Il se monte contre les gens, sans qu'on sache pourquoi. Alors on lui fait humer la fumĂ©e d'un sacrifice, et sa colĂšre s'apaise. Quand on a jurĂ© par lui des choses abominables, il tient Ă  ce qu'on exĂ©cute le hĂ©rem. C'est une crĂ©ature de l'esprit le plus bornĂ© ; il se plaĂźt aux supplices immĂ©ritĂ©s. Quoique le rite des sacrifices hu- mains fĂ»t antipathique Ă  IsraĂ«l, lahvĂ© se plaisait quelquefois Ă  ces spectacles. Le supplice des SaĂ»Hdes, Ă  GibĂ©a, est un vrai sacrifice humain de sept personnes, accompli devant lahvĂ© pour l'apaiser. Les guerres de lahvĂ© » finissent toutes par d'affreux massacres en l'honneur de ce dieu cruel. De cette prĂ©fĂ©rence, hautement proclamĂ©e et presque affectĂ©e, pour lahvĂ©, s'ensuivait-il, de la part de David, une nĂ©gation for- melle des autres dieux? Non, certes. Un trĂšs ancien narrateur lui met dans la bouche, quand il est persĂ©cutĂ©, un discours oĂč il maudit ses ennemis, qui, en le chassant du pays de lahvĂ©, le forceront k servir des dieux Ă©trangers ; tant il Ă©tait reçu qu'on pratiquait la re- ligion du pays oĂč l'on entrait. Durant son rĂšgne, David ne paraĂźt pas avoir commis un seul acte d'intolĂ©rance religieuse. lahvĂ© or- donne quelquefois des massacres, des actes sauvages ; mais il n'est pas encore fanatique de son culte exclusif, comme il le sera plus tard. Pas une des atrocitĂ©s que lahvĂ© conseille Ă  David n'a pour but de chasser un dieu rival. BethsabĂ©e et BenaĂŻah parlent Ă  David de lahvĂ© comme de son patron ou de son dieu domestique, jamais comme du dieu absolu lahvĂ©, ton Dieu... ; lahvĂ©, le dieu de monseigneur le roi...» Aucune dĂ©nomination divine n'Ă©tait en- core exclusive des autres. Parmi les noms des fils de David, il en est plusieurs oĂč l'on mettait indiffĂ©remment Baal ou El. Ainsi celui qui est appelĂ© Éliada dans certains textes historiques, est nommĂ© dans d'autres Baaliada. On peut comparer une telle situation religieuse Ă  celle d'un fran- ciscain exaltĂ© du moyen Ăąge. Aux yeux de ses fidĂšles, François d'Assise avait sur tous les autres patrons cĂ©lestes une immense supĂ©rioritĂ©. Le dĂ©vot de saint François ne perdait pas une oĂčcasion ETUDÂŁS d'histoire ISRAÉUTE. 237 de dĂ©clarer qu'il ue voulait pas de protection en dehors de celle de saint François, que toutes les autres protections lui paraissaient peu de chose auprĂšs de celle-lĂ , qu'il voulait devoir son salut Ă  saint François tout seul ; assertions qui l'entraĂźnaient Ă  une sorte de dĂ©dain apparent pour les autres saints. Gela iƓpliquait-il, cepen- dant, que dans sa pensĂ©e il fallĂ»t dĂ©truire les Ă©glises des autres bien- heureux, les chasser du paradis? Non ; c'Ă©tait l'expression ardente d'une adulation qui impliquait bien dans la forme quelque chose de peu flatteur pour les autres personnages surhumains, mais non la nĂ©gation directe de leur existence. Ce franciscain ardent, dĂ©cla- rant Ă  tout propos qu'il ne connaissait que saint François, n'en invo- quait pas moins saiot Roch en temps de peste, ou saint Nicolas en ses voyages de mer. Ainsi David put trĂšs bien n'avoir ostensiblement le culte que d'un seul dieu protecteur, sans trouver mauvais qu'un de ses fils s'appelĂąt Baaliada, ni qu'on sacrifiĂąt Ă  Milik sur les hau- teurs voisines de JĂ©rusalem, ni que, tour Ă  tour, dans un mĂȘme en- droit, on sacrifiĂąt Ă  lahvĂ©, Ă  Baal, et Ă  Milik. Ce n'est pas directement, d'ailleurs, c'est indirectement et par voie de consĂ©quence, que David exerça une influence de premier ordre sur la direction religieuse d'IsraĂ«l. Par la construction de JĂ©- rusalem, il crĂ©a la future capitale du judaĂŻsme, la premiĂšre ville sainte du monde. Cela ne fut guĂšre dans ses prĂ©visions. Sion et les lourds bĂąlimens qui la couronnaient furent pour lui une forteresse, rien de plus. Cependant il posa la condition de la future destinĂ©e religieuse de cette colline, car il commença d'y centraliser le culte national, lahvĂ© s'acheminait lentement vers la colline qu'il avait choisie. GrĂące Ă  David, l'arche d'IsraĂ«l trouva sur la colline de Sion la fin de ses longues pĂ©rĂ©grinations. A l'avĂšnement de David, le meuble sacrĂ© Ă©tait Ă  Kiriat-Iearim, dans la maison d'Abinadab, sur la hauteur. Par suite de la funeste bataille d'Alek, l'arche avait Ă©tĂ© perdue pour Silo et la tribu d'ÉphraĂŻm, qui l'avaient gardĂ©e auparavant. David tenait essentiellement Ă  doter sa nouvelle capitale de cet objet, dont l'importance politique ne pouvait Ă©chapper Ă  son esprit clairvoyant. La cĂ©rĂ©monie de translation fut solennelle 1. La distance de Kiriat-Iearim Ă  JĂ©rusalem est d'environ deux lieues. On fit un char neuf, sur lequel on mit le prĂ©cieux coffre avec ses keroub-, des bƓufs le traĂźnaient. Les deux fils d'Abinadab, Uzza et Ahio, marcliaient devant. David et le peuple dansaient devant lahvĂ©, au son des cinnors, d^ harpes, des tambourins, des sistres et des cimbales. lahvĂ© Ă©tait un Dieu terrible; on se rappelait que les Philistins 1 II Sam., ch. vi, rĂ©cit vrai au fond, entourĂ© de circonstances lĂ©gendaires. 288 REVDE DES DEDX MONDES. n'avaient pas voulu garder chez eux cet hĂŽte redoutable, et l'avaient renvoyĂ© pour qu'il devĂźnt ce qu'il voudrait. Un accident qui arriva dans le cortĂšge troubla l'enthousiasme joyeux. Un des fils d'Abinadab, ou peut-ĂȘtre simplement un des hommes du cortĂšge, tomba Ă©vanoui, et, dit-on, mourut. Cela parut une marque du mĂ©contentement de lahvĂ©. On s'arrĂȘta. David eut peur de lahvĂ© ce jour-lĂ , » et, ne voulant point amener l'arche Ă  Sion, il la fit dĂ©poser dans la maison d'un certain ObĂ©dĂ©dom, qui devait ĂȘtre situĂ©e vers les abords nord-ouest de la ville actelle. ObĂ©dĂ©dom Ă©tait un de ces Gattites qui s'Ă©taient attachĂ©s Ă  la fortune de David. Sa qualitĂ© de non-IsraĂ©- lite faisait peut-ĂȘtre croire que lahvĂ© serait moins exigeant et moins sĂ©vĂšre envers lui qu'envers ceux qui avaient Ă  son Ă©gard un pacte plus spĂ©cial ; peut-ĂȘtre aussi ObĂ©dĂ©dom, Ă©tranger Ă  la religion de lahvĂ©, fut-il moins effrayĂ© que les autres des responsabilitĂ©s qu'il encourait et laissa-t-il faire. L'accident de la route donna bien vite naissance Ă  des lĂ©gendes. On raconta qu'Uzza, ayant vu les bƓufs broncher et l'arche sur le point de tomber, porta la main pour la soutenir. Or lahvĂ© ne souf- frait pas plus d'ĂȘtre touchĂ© que regardĂ©. Il n'aimait pas qu'on se mĂȘlĂąt de ses affaires, mĂȘme pour l'aider. Il frappa de mort l'indis- cret. On fit des remarques sur les noms de lieux. L'endroit oĂč l'ac- cident Ă©tait arrivĂ© s'appelait PĂ©rĂšs-Uzza, et il y avait lĂ  une aire dite Gorn-Nakon ou Gorn-Kidon^ noms auxquels on trouva des sens fĂącheux. L'arche resta trois mois dans la maison d'ObĂ©dĂ©dom, et fut pour cette maison une source de bĂ©nĂ©dictions. David alors se ravisa, et, voyant que le coffre portait bonheur, le voulut prĂšs de lui, dans sa ville de Sion. La distance Ă©tait trĂšs peu considĂ©rable. David orga- nisa une translation Ă  bras, plus solennelle encore que la premiĂšre, et dont on raconta Ă©galement des merveilles. A chaque six pas, on irnmolait un taureau et un veau gras. David, revĂȘtu d'un Ă©fod de ii'n, dansait de toute sa force devant lahvĂ©. Tout IsraĂ«l dansait, criait, sautait Ă  l'entour, au son des trompettes et des instrumens. L'arche fut ainsi amenĂ©e jusqu'Ă  Sion, oĂč on lui avait prĂ©parĂ© une tente, sans doute dans le millo, Ă  cĂŽtĂ© du palais. On sent encore le rythme de ces danses sacrĂ©es dans un cantique, remaniĂ© Ă  plusieurs reprises, qui nous a Ă©tĂ© conservĂ© dans le livre des Psaumes 1. Le dĂ©but du cantique nous reporte aux temps les plus antiques du culte d'IsraĂ«l Que Dieu se lĂšve, et que ses ennemis se dissipent; que ceux qui le haĂŻssent fuient devant sa face. Comme disparaĂźt la fumĂ©e, qu'ils dis- 1 Psaume lxvui. ÉTUDES d'histoire ISRAÉLITE. 289 paraissent; comme la cire se fond Ă  l'aspect du feu, ainsi pĂ©rissent tes adversaires, ĂŽ lahvĂ©l.. Chantez Ă  lahvĂ©, cĂ©lĂ©brez son nom. Aplanissez la voie Ă  celui qui s'avance sur son char dans la plaine, lah est son nom ; dansez de- vant lui. 0 Dieu, quand tu sortis Ă  la face de ton peuple, quand tu t'avanças dans le dĂ©sert, la terre trembla, les cieux se fondirent, Ă  la vue de Dieu,., ce SinaĂŻ,.. Ă  la vue du dieu d'IsraĂ«l I Montagnes de Dieu, montagnes de Basan; montagnes aux sommeis dentelĂ©s, montagnes de Basan, pourquoi jalousez-vous, montagnes dentelĂ©es, la montagne cĂč lahvĂ© a choisi de demeurer? Oui, il y de- meurera durant toute l'Ă©ternitĂ©. Char de Dieu,., myriades et milliers d'IsraĂ«l, le seigneur vient du SinaĂŻ dans le sanctuaire... Le monde a vu ta marche triomphale, ĂŽ Dieu! la marche de mon Dieu, de mon roi, dans son sanctuaire. En tĂȘte sont les chanteurs, puis viennent les joueurs d'instrumens, au milieu des jeunes filles battant du tambour. Dans vos groupes, bĂ©nissez Dieu, bĂ©nissez lahvĂ©, vous tous qui ĂȘtes de la racine d'IsraĂ«l. Ici, le petit Benjamin, qui dirige les autres ; ici, les princes de Juda et leur troupe; lĂ , les princes de Zabulon, les princes de Nephtali... Planez la route Ă  celui qui roule son char sur la voĂ»te des cieux Ă©ternels. Quand il fait Ă©clater sa voix, c'est une voix forte. Sa puissance s'Ă©tend sur IsraĂ«l, sa force sur les nuĂ©es. On offrit de nombreux sacrifices. On distribua des pains, des gĂą- teaux de raisins secs, les viandes des sacrifices, et tout le monde fut rassasiĂ©. Les femmes et le peuple furent enchantĂ©s de voir David danser avec eux. Les dames du harem, au contraire, ne purent s'empĂȘcher de sourire. Au moment oĂč l'arche entra dans la ville de David, Mikal, la fille de SaĂ»l, regardait par la fenĂȘtre du palais, et vit son mari sauter devant lahvĂ©, selon l'usage antique, Ă  la grande joie des servantes et des petites gens. En le retrouvant, elle eut des railleries amĂšres, auxquelles David rĂ©pondit fort sensĂ©ment J'aime mieux ce qui me relĂšve aux yeux des servantes que ce qui me prĂ©- serverait du ridicule Ă  vos yeux. » On prĂ©tendit que si Mikal n'eut pas d'enfans, ce fut Ă  cause du peu de respect qu'elle tĂ©moigna en cette circonstance pour lahvĂ©. Cette jolie lĂ©gende paraĂźt ĂȘtre Ă©close dans le monde prophĂ©tique du temps d'ÉzĂ©chias. Elle semble rĂ©pondre Ă  l'antipathie de Ha- moutal et des femmes de la cour pour les dĂ©votions iahvĂ©iques, et Ă  l'espĂšce de respect humain qui empĂȘchait les gens du monde de TOME LXXXVIII. — 1888. 19 290 SËVUE DES DEUX MO^Di!S. s'y livrer. Si Daviri Ik Ă  Mikal ia rĂ©ponse que l'on dit, il eut certes mille fois raison. Par l'insiallation de l'arche Ă  JĂ©rusalem, il verutit d'accomplir l'acte de pol. tique le plus capiial. VI. A partir du jour oĂč l'arche devint ainsi sa voisine et presque sa vassale, David lut esseniiellement l'homme de lahvĂ© et d'IsraĂ«l. Sa royautĂ© prit un caractĂšre religieux, que n'avait pas eu celle de SaĂ»l. David fut l'Ă©lu de lahvĂ© par excellence ; sa fonction devint une lieuteoance de lahvĂ©. L'idĂ©e de la royautĂ© de droit divin Ă©tait fondĂ©e. Tout fut permis au roi, qui donnait Ă  lahvĂ© un Ă©tablisse- ment stable, Ă  la porte de sa propre demeure. En retour de ce ser- vice, lahvĂ© allait lui accorder le privilĂšge alors le plus dĂ©sirĂ© et le plus rare, celui de voir sa postĂ©ritĂ© s'asseoir sur son trĂŽne, par une sorte de dĂ©volution incontestĂ©e. Ce fut ici la grande consĂ©cration de David, ce fut aussi la consĂ©cration de la colline de Sion. DĂ©sormais, l'arche ne bougea plus, il fut re< que, entre tant de montagnes, bien plus dĂ©signĂ©es en apparence, c'Ă©tait la petite colline de Sion qui avait Ă©tĂ© choisie par lahvĂ©, et pourquoi? Justement parce qu'elle Ă©tait petite et que lahvĂ©, Ă©tant trĂšs grand, trĂšs fort, aime les petits et les faibles, n'osent pas s'enorgueillir contre lui. Avoir l'arche Ă  cĂŽtĂ© de soi, ĂȘtre le voisin de lahvĂ© et en quelque sorte son hĂŽte, quelle incom- parable faveur! Dans les conceptions religieuses de presque tous les peuples sĂ©- mitiques, une idĂ©e de haute faveur s'attachait au voisinage du temple ou de l'autel d'un dieu. Ces dieux antiques n'avaient qu'une sphĂšre de puissance assez restreinte; leur vue surtout Ă©tait bornĂ©e, si bien qu'il fallait souvent se rappeler Ă  eux. C'Ă©tait ce qu'exprimait le mot ger^ joint ftu nom de la divinitĂ© dans des noms comme GĂ©rel, CĂ©ro, GĂ©resinoun, GĂ©rantorcth, etc. l*ar ce titre de get\ on devenait le protĂ©gĂ© du dieu ; on demeurait Ă  son ombre, dans la zone de sa protecttoja. La divinitĂ© Ă©tait souvent conçue comme ailĂ©e; sous ses ailes, le mal ne pouvait vous atteindre. Le voisinage d'un dieu Ă©tait, de la sorte, une chose fort recherchĂ©e. Combien plus devait l'ĂȘtre l'avantage de le tenir en quelque sorte Ă  cĂŽtĂ© de soi, d'ĂȘtre maĂźtre de ses oracles ! L'imagination israĂšiiie U'availia fort en ce sens. O lahvĂ©! qui peut-ĂȘtre le ger de ta tente? Qui peut habiter sur ta moutugiie saioie? On ne rĂ©poodait pas encore par la belle formule du Psaume xv Le vrai jcr de lahvĂ©, c'est l'honnĂȘte humme; » mais une grande ÉTUDES d'histoire ISRAELITE. 291 intensitĂ© d'amour commençait dc^jĂ  Ă  se produire autour de cette colline ; l'Ă©lection de Sion Ă©tait faite pour l'Ă©ternitĂ©. La pose de l'arche dans sa tente sur le mont Sion fut donc une heure dĂ©cisive dans l'histoire juive, bien plus dĂ©cisive en un sens que l'Ă©rection du temple lui-mĂȘme. L'un de ces actes, d'ailleurs, Ă©tait la consĂ©quence de l'autre. Pour la nĂ©cessitĂ© des sacrifices, un autel fut Ă©levĂ© devant la tente. C'Ă©tait un autel taillĂ©, ayant des acrotĂšres. Il paraĂźt que David pensa souvent Ă  Ă©lever autour de l'arche une maison permanente en pierres. L'idĂ©e de ces maisons des dieux, trĂšs vieille en Egypte, faisait en ce moment le tour du monde. Les Grecs s'en emparaient et dressaient de petits habitacles Ă  leurs xoana. Les anciennes populations chananĂ©ennes n'avaient pas de temples; mais Tyr et Sidon, plus influencĂ©es par l'i^^gypte, en avaient ; les Philistins en avaient. Quand mĂȘme des textes, mo- dernes, il est vrai, ne nous diraient pas que David eut l'idĂ©e de bĂątir une maison pour y mettre Vuron, il faudrait le supposer a priori. Les mĂ©taux prĂ©cieux que David rapporta de ses expĂ©ditions contre les AramĂ©ens, les Ammonites et les autres peuples, furent consacrĂ©s Ă  lahvĂ©, pour ĂȘtre convertis en ustensiles religieux. Mais les revenus nĂ©cessaires pour de grandes constructions n'Ă©taient pas encore assez assurĂ©s. Peut-ĂȘtre aussi la dĂ©sorganisation momenta- nĂ©e qui marqua les derniĂšres annĂ©es de David empĂȘcha-t-elle la rĂ©alisation du dessein qu'il avait formĂ©. Les restes des Ă©coles de prophĂštes de Rama Ă©taient d'ailleurs trĂšs contraires Ă  l'Ă©rection d'un temple. L'ancienne simplicitĂ© du culte leur convenait bien mieux. Quant aux tribus du Nord, elles avaient toutes sortes de raisons politiques et religieuses pour voir l'Ă©rection d'un temple Ă  JĂ©rusalem de trĂšs mauvais Ɠil. C'est Ă©galement Ă  David qu'il faut faire remonter la premiĂšre or- ganisation, trĂšs rudimentaire encore, du sacerdoce de lahvĂ©. Jus- que-lĂ , il n'y avait pas en IsraĂ«l de sacerdoce national. Chaque sanctuaire avait ses lĂ©vis et ses cohanim, plus ou moins hĂ©rĂ©di- taires, maniant l'Ă©phod avec un droit presque Ă©gal. L'arche n'Ă©tait nullement le point unique oĂč l'on trouvait lahvĂ© et oĂč l'on venait le consulter. Pendant que l'arche est Ă  Kiriat-Iearim, en particulier, on ne voit pas du tout que ce point ait Ă©tĂ© un grand centre reli- gieux. Abinadab et ses fils suffisaient au culte. Les prĂȘtres de Silo et les prĂȘtres de Nob avaient plus d'importance, les premiers des- cendant d'Éli, les seconds de cet AhimĂ©lek qui donna Ă  David l'Ă©pĂ©e de Goliath et que Satil fit mettre Ă  mort. Par la translation de l'arche Ă  JĂ©rusalem, le sacerdoce se rĂ©gularise. Dans le court tableau que nous possĂ©dons des grands fonctionnaires de David, Ă  la suite du sar-sabu,Ă .\x soferet du mazkir, figurent Ă Quis. cohanim, aÔS!' REVUE DES DEDX MONDES. Sadok, fils d'Ahitoub, et Abiathar, fils d'AhimĂ©lek, le prĂȘtre de Nob. Un certain Ira, le Jitrite, qu'on trouve dans la liste des gibborim, est ailleurs qualifiĂ© prĂȘtre de David, » comme s'il s'agissait d'un emploi de domesticitĂ©. Le sacerdoce, du reste, Ă©tait libre encore. Ainsi tous les fils de David sont qualifiĂ©s de cohanim. David prĂ©para donc pour l'avenir l'unitĂ© de lieu de culte et l'unitĂ© du sacerdoce; mais il ne les rĂ©alisa pas. Les anciens lieux reli- gieux continuĂšrent de fleurir. En face de JĂ©rusalem, sur le haut du mont des Oliviers, on adorait Dieu librement. A la porte mĂȘme de son palais, David Ă©rigea un autel dans les circonstances les plus particuliĂšres. 11 y avait lĂ  une aire qui appar- tenait, dit-on, Ă  un JĂ©busĂ©en nommĂ© Arevna ou Averna. Une maladie Ă©pidĂ©mique dĂ©cimait la ville, et on croyait voir au-dessus de ladite aire se dresser l'ange de lahvĂ© la main Ă©tendue pour exterminer. Le prophĂšte Gad conseilla d'Ă©lever un autel Ă  lahvĂ© sur cette aire. Arevna, s'il faut en croire la tradition, voulut donner l'emplace- ment. David tint Ă  l'acheter, ainsi que les bƓufs, les herses, les bois d'attelage qui Ă©taient lĂ , et qui servirent Ă  l'holocauste. 11 bĂątit ensuite l'autel et y offrit de beaux sacrifices. L'aire d'Arevna est l'endroit mĂȘme oĂč fĂ»t bĂąti quelques annĂ©es aprĂšs le temple de Sa- lomon. Silo, BĂ©thel, Nob, perdirent, par suite de ces innovations, une partie de leur importance religieuse. HĂ©bron, au contraire, resta la ville sainte de Juda. C'Ă©tait un de ces principaux centres du culte de lahvĂ©; si bien qu'on y allait mĂȘme de JĂ©rusalem pour accomplir cer- tains vƓux faits Ă  lafevĂ©. Ce qui fut, Ă  ce qu'il semble, centralisĂ© dans la tente sacrĂ©e, ce furent les consultations par l'oracle. PassĂ© Da- vid, on ne voit plus d'Ă©phod, d'urĂčn et lummim privĂ©es. Par suite d'une sorte de progrĂšs de la raison publique, et surtout par l'in- fluence des prophĂštes, ce grossier usage commençait Ă  passer. Sans le savoir et sans le vouloir, David travailla donc au progrĂšs religieux. Le sentiment religieux ne paraĂźt pas avoir Ă©tĂ© supĂ©rieur chez David Ă  ce qu'il fut chez Saiil et chez ses contemporains. iMais son esprit Ă©tait plus rassis; il vit l'inanitĂ© de certames superstitions oĂč se noya le pauvre SaĂč!. Dans la premiĂšre pĂ©riode de sa vie, il abuse de l'Ă©phod, comme tout le monde. Depuis son Ă©tablissement dĂ©finitif Ă  JĂ©rusalem, on dirait que les sorts par urim et tiunmim sont supprimĂ©s. Les lĂ©rapliim, intimement liĂ©s Ă  l'Ă©phod, dispa- raissent Ă©galement. Nous possĂ©dons certainement, dans l'histoire de David, plus d'une page du temps de David mĂȘme. Ces pages ont un ton rai- sonnable, presque rationaliste, qui surprend, il n'y a pas un seul miracle proprement dit dans le fond de l'histoire de David. Tout le ETODES d'histoire ISRAÉLITE. 293 rĂ©cit de la rĂ©volte d'Absalom, en particulier, morceau si suivi, et qui peut ĂȘtre l'Ɠuvre d'un mazkir, ne prĂ©sente pas un seul acte superstitieux, une seute consultation de l'Ă©phod. Tout s'y passe entre politiques, discutant en politiques, et militaires sensĂ©s ; le ton est celui d'une piĂ©tĂ© Ă©clairĂ©e comme celle du TĂ©lĂšmaque de FĂ©ne- lon. Ce n'est plus la religion Ă  recettes du temps des Juges, rappe- lant, par son grossier matĂ©rialisme, le paganisme italiote ou gaulois. Les folies du temps de Samuel et de SaĂ»l sont dĂ©modĂ©es. Les idĂ©es se clarifiaient; l'ancien Ă©lohisme, oblitĂ©rĂ© par les scories iahvĂ©istes, reparaissait; une Ă©cole de sages dĂ©istes se formait, Ă  JĂ©rusalem, autour de la royautĂ©. La liturgie de ces temps reculĂ©s Ă©tait trĂšs simple, et sans doute celle de lahvĂ© ne diffĂ©rait pas de celle qui se taisait en l'honneur de Baal ou de Milik. Les priĂšres et les hymnes se composaient de ces formules dĂ©prĂ©catives qui remplissent les Psaumes, criĂ©es Ă  tue-tĂȘte, avec des danses et de grands Ă©clats de voix. Il s'agissait de forcer l'attention du dieu, de se faire remarquer de lui Ă  tout prix; pour cela, on faisait le plus de bruit possible; c'Ă©tait ce qu'on appelait teroua. Un rudiment de musique sacrĂ©e existait peut-ĂȘtre dĂ©jĂ . Plus tard, on prĂȘta Ă  David un rĂŽle de chorĂšge et de lĂ©gisla- teur musical trĂšs exagĂ©rĂ©. David paraĂźt, en effet, avoir aimĂ© la musique, jouĂ© des instrumens et pratiquĂ© l'orchestrique Ă  la maniĂšre des anciens. Il fit des poĂ©- sies. L'Ă©lĂ©gie sur la mort de Jonathan et celle sur la mort d'Abner sont trĂšs probablement de lui. Il n'est pas impossible que, dans le petit poĂšme mĂ©connaissable // Sam., xxni, 1-7, il n'y ait aussi quelques bribes de poĂ©sies du vieux roi. David appartenait Ă  l'an- ciennne Ă©cole Ă  laquelle se rapportent les cantiques du lasar. Sa maniĂšre n'Ă©tait pas la strophe banale et amplifiĂ©e, sans rien de circonstanciel, qui domine dans la plupart des psaumes. De bonne heure, cependant, on s'habitua Ă  lui prĂȘter des compositions de ce genre. Plus tard, Ă  l'Ă©poque relativement moderne oĂč l'on fit des collections de psaumes, son nom fut mis sans discernement en tĂȘte de piĂšces du genre sir ou mizmor, qui ont avec lui aussi peu de rapports que possible. ‱ PortĂ© au trĂŽne en partie par l'influence des prĂȘtres de Nob et des prophĂštes de Rama, David aurait du, d'aprĂšs notre maniĂšre de raisonner, ĂȘtre fort livrĂ© aux influences que nous dirions clĂ©ricales. Il n'en fut rien. Gomme Gharlemagne, David fut le roi des prĂȘtres, mais en mĂȘme temps le maĂźtre des prĂȘtres. Les tracasseries qui troublĂšrent la vie de ce pauvre Saul n'existĂšrent pas pour lui. Gomme le roi de France, il tint en bride la thĂ©ocratie, tout en par- tant d'un principe fortement thĂ©ocratique. 29h RÂŁYDÂŁ DÂŁS DEUX MONDÂŁS. Le prophĂ©tisme, qui Ă©tait arrivĂ© par Samuel Ă  une si grande importance, se vit rejetĂ© dans l'ombre sous David. Ln pouvoir laĂŻque exista. Aucun inspirĂ© de lahvĂ© ne pouvait prĂ©tendre Ă  rivaliser avec un favori de lahvĂ© te! qu'Ă©tait David. Les prophĂštes Gad et Na- than eurent auprĂšsdu roi un rĂŽle tout Ă  fait secondaire, que plus tard les historiens de l'Ă©cole prophĂ©tique cherchĂšrent Ă  grossir. Gad, intitulĂ© bizarrement le voyant de David, » figure comme un offi- cier de la cour. Ni Gad ni Nathan n'eurent dans la direction du rĂšgne aucune influence apprĂ©ciable. G'est aprĂšs l'abaissement dti principe royal, dans une centaine d'annĂ©es, que le principe prophĂ©- tique se relĂšvera et prendra une influence directrice parlbis prĂ©- pondĂ©rante, jusiqu'au jour oĂč, par la disparition complĂšte du pou- voir civil, il deviendra l'essence mĂȘme et le tout de la nation. Vil. L'Orient sĂ©mitique n'a jamais su faire une dynastie durable, si l'on prend pour Ă©chelle de la durĂ©e nos uniques et merveilleuses maisons royales du moyen Ăąge, et notamment la premiĂšre de toutes, la maison capĂ©tienne, incarnant la France pendant huit ou neuf cents ans. En Orient, la dĂ©cadence vient trĂšs vite. La floraison d'une dynastie ne compte guĂšre que deux ou trois rĂšgnes. La dynastie de MĂ©hĂ©met-Ali, que le xix* SiĂšcle a vu naĂźtre et mourir, nous donne Ă  cet Ă©gard une mesure qui est rai-emeni dĂ©passĂ©e. Souvent mĂȘme, le fondateur aperçoit Ă  l'horizon les nuages noirs qui menacent son Ɠuvre. La hn km grands conquĂ©rans asiatiques est presque tou- jours attristĂ©e. David fit Ă  cette loi de l'instabilitĂ© orientale une exception appa- rente. Ses descendans occupĂšrent le trĂŽne quatre siĂšcles, sans so- lution de continuitĂ© dĂ©montrable. Mais il faut remarquer que l'Ɠuvre de David Ă©tait la fusion de Juda et d'IsraĂ«l^ qui ne dura que deux rĂšgnes ; en outre, l'avĂšnement de Salomon fut irrĂ©gulier, comme nous le verrons. David lui-mĂȘme, dans sa vieillesse, eut Ă  l'intĂ©- rieur de singuliĂšres diflicultĂ©s Ă  vaincre. Ceci surprend au premier coup d'Ɠil, mais on n'en saurait douter. La fin du rĂšgne de David vit des dĂ©faillances que l'entrĂ©e en scĂšne triomphante du jeune roi d'HĂ©bron n'avait fait nullement prĂ©sager. La cause de cette faiblesse des dynasties orientales est toujours la mĂȘme c'est la mauvaise constitution de la famille, la polygamie. La polygamie, affaiblissant beaucoup les liens du pĂšre au fils, et introduisant dans le palais des rivalitĂ©s terribles, rend absolument impossibles ces longues successions de mĂąle en mĂąle et d'aĂźnĂ© en aĂźnĂ©, qui onl fondĂ© les nationalitĂ©s europĂ©ennes. A mesure que Da- ETUDES D'iaSTOlKE ISRAÉMTE. 295 vid vieillissait, son harem devenait un insupportable nid d'intri- gues. BethsabĂ©e, capable de toutes les ruses, Ă©tait arrivĂ©e au rang d'Ă©pouse prĂ©fĂ©rĂ©e. DĂšs lors, ce fut chez elle un plan arrĂȘtĂ© que Salomon, son fils, serait, aprĂšs la mort de David, l'unique hĂ©ritier de la monarchie d'IsraĂ«l. Ce monde de jeunes et vigoureux adolescens, que ne retenait aucune loi morale, Ă©tait comme une atmosphĂšre orageuse oĂč se nouaieat et se dĂ©nouaient de sombres tragĂ©dies. Amnon, le fils aĂźnĂ© de David, semblait destinĂ© au trĂŽne, et excitait par lĂ  de fortes jalousies. C'Ă©tait une nature entiĂšrement dominĂ©e par l'instinct sexuel. Il devint Ă©perdument amioureux de Thamar, sa sƓur, nĂ©e d'une antre mĂšre, feignit d'ĂȘtre malade pour ĂȘtre soignĂ© de sa main, et» comme elle lui apportait dans l'alcĂŽve le remĂšde qu'elle lui avait prĂ©paie, il la saisit, la viola, puis la prit en horreur et la -chassa odieusement. Thamar se rĂ©fugia chez son frĂšre xibsalom et lui demanda vengeance. David se montra faible et ne punii pas Amnon, parce qu'il l'ai- mait comme son aĂźnĂ©. Absalom tua Amnon, puis se rĂ©fugia chez son grand-pĂšre maternel TalmaĂŻ, fils d'Ammihour, roi de Gessur. 11 y resta trois ans. Absalom Ă©tait un des plus beaux jeunes hommes qu'on pĂ»t voir. De la planie des pieds Ă  la tĂšte, son corps n'avait jpsiS un dĂ©faut. Sa chevelure surtout Ă©tait un miracle. Tous les ans, il la coupait, car elle devenait trop pesante; ainsi coupĂ©e, elle pesait 200 sicles royaux. Au moral, c'Ă©tait un tempĂ©rament colĂšre, un 'homme absurde et violent. Dans son exil volontaire de Gessur, il ODçut le projet de refaire pour son compte ce que son pĂšre avait fait, de prendre l'inauguration royale Ă  HĂ©bron comme David, de -chasser ensuite ce dernier de JĂ©rusalem, et de gouverner avec d'autres conseillers, daos le sens voulu par les mĂ©contens du rĂ©- gime Ă©tabli. Une telle pensĂ©e, en efi'et, n'aurait pu ĂȘtre conçue, mĂȘme par une tĂȘte aussi lĂ©gĂšre que celle d'Absalom, si elle n'avait trouvĂ© de l'appui dans les dispositions de certains membres de la famille royale. David, en vieillissant, s'affaiblissait. Comme Auguste, il devenait doux et humain, depuis que le crime ne lui Ă©tait plus nĂ©cessaire. La longue royautĂ© de David, d'ailleurs, provosfuait de sourdes impatiences. La tribu de Juda, qui l'avait Ă©levĂ© au trĂŽne, Ă©tait froissĂ©e des faveurs ‱qu'il accordait aux Benjaminites, anciens partisans de Saiil. Quelque Ă©trange que cela paraisse, Juda, qui avait Ă©tĂ© la force du pouvoir naissant de David, fut l'Ăąme de la rĂ©volte d'Absalom. La dĂ©saffec- tion, Ă  HĂ©bron et dans la tribu, Ă©tait gĂ©nĂ©rale. Les dĂ©penses que l'on faisait pour JĂ©rusalem rencontraient beaucoup d'opposition, et ans doute les satellites Ă©trangers de David provoquaient l'antipa- thie qui d'ordinaire s'attache Ă  ces sortes de milices. 296 REVDE DES DECX MONDES. Les restes de la famille de Saiil Ă©taient aussi une cause d'agita- tion. Un certain SĂ©meĂŻ, fils de GĂ©ra, qui demeurait Ă  Bahourim, prĂšs de JĂ©rusalem, Meribaal lui-mĂȘme, quoique comblĂ© de bien- faits par David, n'attendaient qu'une occasion. Des parens ou des alliĂ©s de David, tels que Amasa, fils d'AbigaĂŻl, sƓur de SerouĂŻa, qui Ă©tait par consĂ©quent cousin germain de Joab, des brouillons comme un certain Ahitofel, de Gilo, n'aspiraient qu'Ă  des nouveau- tĂ©s. Absalom donnait Ă  tous ces mĂ©contentemens dissĂ©minĂ©s un centre de ralliement. Amasa Ă©tait au plus mal avec Joab. On disait que son pĂšre Jitra Ă©tait un IsmaĂ©lite, qui n'avait pas Ă©tĂ© rĂ©guliĂšrement mariĂ© avec AbigaĂŻl. Ahitofel, grand donneur de conseils, mĂȘlĂ© Ă  toutes les affaires, Ă©tait particuliĂšrement dangereux. Joab vit le danger et essaya d'amener un rapprochement entre le pĂšre et le fils. La colĂšre du vieux roi ne pouvait ĂȘtre abordĂ©e de front. Joab employa une voie dĂ©tournĂ©e. Une femme de ThĂ©koa, Ă  laquelle il avait fait la leçon, prouva au roi qu'un pĂšre se punit en punissant son fils. Absalom fut rappelĂ© Ă  JĂ©rusalem ; aprĂšs de trĂšs longues hĂ©sitations, la rĂ©conciliation fut opĂ©rĂ©e, grĂące aux instances rĂ©itĂ©rĂ©es de Joab. Mais un esprit agitĂ© ne sait pas attendre la fatalitĂ© des choses. Absalom voulait ĂȘtre sĂ»r de succĂ©der au trĂŽne, et il aspirait Ă  y monter le plus tĂŽt possible. Il se procura un char, des chevaux et cinquante coureurs qui couraient devant lui. Il se plaçait le matin sur les routes qui conduisent Ă  JĂ©rusalem, s'adressait aux gens qui venaient trouver le roi pour une affaire, dĂ©prĂ©ciait la justice royale et faisait entendre que, s'il gouvernait, tout irait bien mieux. Beau- coup de gens lui rendaient hommage. L'opinion rĂ©pandue qu'il serait roi aprĂšs David lui faisait un parti de tous ceux qui voulaient se donner l'avantage d'avoir Ă©tĂ© les premiers Ă  saluer le soleil levant. RĂ©solu Ă  brusquer les Ă©vĂ©nemens, Absalom feignit un vƓu qu'il avait fait Ă  lahvĂ©, Ă©tant Ă  Gessur, et qu'il ne pouvait accomplir qu'Ă  HĂ©bron. David le laissa partir. Ces vƓux de personnes royales, entraĂźnant d'Ă©normes tueries de bĂȘtes, Ă©taient de grandes parties de plaisir, oĂč l'on invitait ses amis. Deux cents JĂ©rusalĂ©mites sorti- rent avec Absalom pour participer Ă  ses sacrifices et Ă  ses festins. Absalom se mit alors en rĂ©volte ouverte, se fĂźt proclamer Ă  HĂ©bron, et annonça qu'au signal de la trompette, il serait roi d'IsraĂ«l. Ahitofel de Gilo village voisin d'HĂ©bron se joignit Ă  son parti. L'affaire grossit avec une rapiditĂ© inouĂŻe. Entre un souverain prĂšs de mourir et un hĂ©ritier prĂ©somptif dont l'avĂšnement paraĂźt certain, l'Ă©goĂŻsme humain n'a pas coutume d'hĂ©siter. JĂ©rusalem mĂȘme bientĂŽt ne fut plus sĂ»re. David rĂ©solut d'en sortir et d'aller cher- cher un refuge au-delĂ  du Jourdain. ÉTUDES d'histoire ISRAÉLITE. 297 La sortie de la ville fat lugubre. Toute la maison du roi le sui- vit, exceptĂ© dix concubines, qui restĂšrent pour garder le palais. Les KrĂ©ti-PlĂ©ti et le corps de soldats de Gath qui s'Ă©tait attachĂ© Ă  David lui demeurĂšrent fidĂšles. David fit remarquer Ă  IttaĂŻ le Gat- tite, leur chef, que des Ă©trangers avaient moins de devoirs envers lui que ses propres sujets. Il l'engagea Ă  rester avec le roi. » Les mercenaires philistins voulurent suivre leur maĂźtre dans le mal- heur. Le dĂ©filĂ© commença on sortit par le nord de la ville; toute la troupe passa le CĂ©dron en versant des larmes, et commença la montĂ©e de la colline des Oliviers. LĂ  se plaça, selon des rĂ©cits peut- ĂȘtre lĂ©gendaires, une scĂšne touchante. On vit arriver Sadok, Abia- thar et la troupe des lĂ©vites portant l'arche d'alliance, ce semble, avec l'intention d'accompagner David. Les lĂ©vites dĂ©posĂšrent l'arche Ă  terre jusqu'Ă  ce que tout le peuple fĂ»t passĂ©. Mais David dit Ă  Sadok u Fais rentrer l'arche de Dieu dans la ville. Si je trouve faveur aux yeux de lahvĂ©, il me ramĂšnera et me la fera revoir, ainsi que latente oĂč elle demeure... Retourne donc en paix Ă  la ville, toi et ton fils Ahimaas, et Jonathan, le fils d'Abialhar. » Sadok et Abialhar obĂ©irent et rĂ©installĂšrent l'arche dans sa tente, prĂšs du palais. David monta, dit-on, la pente des Oliviers nu-pieds et la tĂȘte voi- lĂ©e. Tous ceux qui l'accompagnaient pleuraient en montant. A ce moment, David apprit la trahison d'Ahitofel. Ce fut pour lui le coup le plus grave. Ahitofel avait la rĂ©putation d'un sage, que l'on con- sultait comme Dieu lui-mĂȘme. David arriva au sommet, Ă  l'endroit oĂč l'on adorait Dieu. LĂ , il rencontra HousaĂŻ, homme prudent, qui se disposait Ă  le suivre ; mais le roi, qui n'avait pas oubliĂ© sa vieille politique de renard, voulut qu'il rentrĂąt dans la ville pour assister aux conseils d'Absalom et d'Ahitofel, et lui rapporter ce qui se di- rait, par l'intermĂ©diaire de Sadok et d'Abiathar. Le vieux roi traversa alors toutes les Ă©preuves de la mauvaise fortune, trompĂ© par les uns, injuriĂ© par les autres. Les SaĂ»lides avaient leurs propriĂ©tĂ©s sur le versant du mont des Oliviers, prĂšs de la route que les fugitifs suivaient. Des rancunes qui se dissimulaient depuis trente ans se crurent libres d'Ă©clater. A Bahourim, SĂ©meĂŻ se mit Ă  accabler d'injures le roi dĂ©trĂŽnĂ© et Ă  lui jeter des pierres. AbisaĂŻ voulait tuer cet insolent; David fut d'une patience admi- rable. La conduite de Meribaal fut Ă©quivoque. Lorsqu'on eut un peu dĂ©passĂ© le sommet du mont des Oliviers, l'intendant Siba, qui souffrait impatiemment la position subordonnĂ©e qui lui avait Ă©tĂ© faite, vint dĂ©noncer son maĂźtre, faisant remarquer Ă  David que Meribaal n'Ă©tait pas sorti de JĂ©rusalem avec les fidĂšles, sans doute parce qu'il espĂ©rait rentrer en possession de la royautĂ© de son pĂšre. 29S REVDE DES DEUX MONDES. David crut, un peu prĂ©cipitamment, Ă  ces insinuations, et donna en toute propriĂ©tĂ© Ă  Siba les biens de Meribaal. Absalom entrait dans JĂ©rusalem comme David contournait les derniers sommets du mont des Oliviers. Âhitofel l'accompagnait, et Ă©tait en quelque sorte son ministre dirigeant. Le premier conseil qu'il donna au pauvre Ă©garĂ© fut de coucher avec les concubines que son pĂšre avait laissĂ©es pour garder le palais. La prise de pos- session du harem du souverain vaincu Ă©tait la marque qu'on suc- cĂ©dait Ă  son pouvoir. On dressa donc une tente pour Absalom sur la plate-forme du palais, et le jeune fou coucha avec les concubines de son pĂšre, Ă  la face de tout IsraĂ«l. Ahitofel, en conseillant cet acte odieux, Ă©tablissait une haine Ă  mort entre le pĂšre et le fils, et fermait la porte Ă  une rĂ©conciliation dont il eĂ»t payĂ© les frais. Son second con- seil, — et celui-ci Ă©tait assez politique, — fut de poursuivre David sans dĂ©lai. HousaĂŻ Ă©tait prĂ©sent au conseil ; il avertit Sadok et Abiathar de l'avis qui venait de prĂ©valoir. Jonathan et Ahimaas Ă©taient postĂ©s prĂšs de la fontaine du Foulon. Une servante alla les informer, et ils coururent apprendre l'Ă©tat des choses Ă  David. Celui-ci passa le Jourdain au plus vite avec toute sa troupe, et gagna MahanaĂŻm. Absalom avait pris pour sar-saha son oncle Amasa, fils d'AbigaĂŻl. Il passa le Jourdain peu aprĂšs David. Le théùtre de la guerre fut ainsi le pays de Galaad. David, Ă  MahanaĂŻm, Ă©tait entourĂ© de mar- ques d'attention et de respect. Des provisions et mĂȘme des dĂ©lica- tesses lui venaient de Lodebar, de Roglim et de Rabbath-Ammon. Un certain BarzillaĂŻ le Galaadite, surtout, homme trĂšs vieux et trĂšs sage, se fit remarquer par son empressement. Les petits jeunes prĂȘtres, Ahimaas et Jonathan, allaient et venaient, espionnant, por- tant les nouvelles. Les prĂȘtres s'abstenaient de verser le sang, mais ils avaient d'autres moyens de se rendre utiles. David retrouva, dans ces circonstances difficiles, toute son habi- letĂ© stratĂ©gique. Il divisa sa troupe en corps de mille et en corps de cent hommes, donna le commandement d'un tiers Ă  Joab, d'un autre tiers Ă  AbisaĂŻ, d'un autre tiers Ă  ĂźttaĂŻ le Gattite. Il voulut aller Ă  la bataille; on l'en empĂȘcha. Il resta Ă  la porte de la ville, avec des rĂ©serves qui devaient donner en cas de danger. Il recommanda, dit-on, de tout faire pour sauver la vie d' Absalom. Le combat se livra dans ce qu'on appelait laar-Ephraim, la forĂȘt d'EphraĂŻm, » vaste espace boisĂ© situĂ© au nord-ouest de Maha- naĂŻm. La victoire des gĂ©nĂ©raux de David fut complĂšte. La forĂȘt fut fatale aux fuyards ; les rebelles s'embrouillĂšrent dans les massifs et furent massacrĂ©s. Absalom voulut s'engager avec sa mule dans un fourrĂ© de chĂȘnes ; il se prit dans les branches ; la mule s'Ă©chappa; il fut tuĂ©. ÉTUDES d'histoire ISRAELITE. 299 On jeta son corps dans un trou et on accumula dessus un grand tas de pierres. Un autre monument Ă  la porte de JĂ©rusalem, dans la vallĂ©e du GĂ©dron, porta longtemps le nom d'Absalom. Plusieurs annĂ©es avant sa mort, comme il n'avait pas d'enfans, il voulut avoir un cippe pour perpĂ©tuer son nom, prĂšs de la ville oĂč il avait vĂ©cu, et il se fit de son vivant un iad, qui exista longtemps aprĂšs sa mort. Pour la vingtiĂšme fois, David fut dĂ©solĂ© d'une mort dont il pro- fitait, et les rĂ©cits furent arrangĂ©s de façon Ă  ce qu'il n'en fĂ»t pas responsable. Toute l'armĂ©e dĂ©fila devant le vieux roi, assis au mi- lieu de la porte de MahanaĂŻm, et la royautĂ© d'IsraĂ«l fut sauvĂ©e; ajoutons la destinĂ©e d'IsraĂ«l ; en effet, si le rĂšgne du fondateur de JĂ©rusalem eĂ»t fini d'une aussi triste maniĂšre, David n'eĂ»t pas Ă©tĂ© le personnage lĂ©gendaire qu'il est devenu, et, d'un autre cĂŽtĂ©, lahvĂ© n'eĂ»t pas Ă©tĂ© le dieu fidĂšle envers ses fidĂšles, le dieu entre tous qu'il vaut le mieux servir, car il est un dieu sĂ»r. Quand Ahitofel et les rebelles maĂźtres de JĂ©rusalem apprirent la victoire de David, ils se dĂ©bandĂšrent. Ahitofel revint Ă  Gilo, mit ordre Ă  ses affaires, s'Ă©trangla et fut enterrĂ© dans le tombeau de ses pĂšres. L'ensemble des tribus, ce qu'on appelait IsraĂ«l, ne s'obstina pas dans la rĂ©volte. La tribu de Juda, qui Ă©tait la plus coupable, fut plus difficile Ă  ramener. Ce fut l'Ɠuvre des prĂȘtres Sadok et Abiatbar. Amasa fut maintenu dans son commandement militaire. La politique de David sembla quelque temps rĂ©server ses faveurs pour ceux qui l'avaient trahi; il Ă©tait sĂ»r des autres. Cela causa plus d'un mĂ©contentement. La masse de la tribu de Juda accourut au-devant de l'armĂ©e royale, quand elle repassa le Jourdain, Ă  Galgal. SemeĂŻ de Bahourim vint avec mille Benjaminites demander grĂące; tous furent pardonnes. LecasdeMeribaal Ă©tait embarrassant. Ce malheureux vint de JĂ©ru- salem trouver le vainqueur, affectant de n'avoir ni fait sa barbe, ni nettoyĂ© ses habits depuis le dĂ©part du roi. Siba, cependant, con- tinuait Ă  le charger. David hĂ©sitait. Il partagea les biens de SaĂ»l entre Meribaal et Siba. Meribaal n'accepta pas cette solution inju- rieuse. On ne sait ce qu'il devint. Il ne paraĂźt pas, en tout cas, avoir retrouvĂ© les faveurs que David lui avait accordĂ©es. BarzillaĂŻ le Galaadite Ă©tait aussi descendu de RogUm, et vint passer le Jourdain avec le roi, pour l'accompagner jusqu'Ă  l'autre bord. C'Ă©tait lui qui avait fourni des provisions au roi pendant son sĂ©jour Ă  MahanaĂŻm. Et le roi dit Ă  BarzillaĂŻ Viens avec moi de l'autre cĂŽtĂ© du Jourdain ; je pourvoirai Ă  tes besoins chez moi, Ă  JĂ©rusalem. » Mais BarzillaĂŻ rĂ©pondit Combien d'annĂ©es ai-je donc encore Ă  vivre, pour aller avec le roi Ă  JĂ©rusalem? J'ai quatre- 300 REVDE DES DEUX MONDE?, vingts ans, Ă  l'heure qu'il est. Je ne discerne plus l'agrĂ©able du dĂ©sagrĂ©able ; je ne sens plus ce que je mange ni ce que je bois; je n'entendrais plus la voix des chanteurs et des chanteuses... Laisse- moi donc repartir, pour que je meure dans mon endroit, prĂšs du tombeau de mon pĂšre et de ma mĂšre. Yoici, par exemple, ton ser- viteur Kimeham 1 qui pourra passer le Jourdain avec le roi mon maĂźtre ; traite-le comme il te plaira. » Alors le roi dit Ce sera donc Kimeham qui viendra avec moi. » Toute la troupe passa en- suite le Jourdain. Quand le roi eĂ»t passĂ© aussi, il embrassa BarzillaĂŻ et lui fit ses adieux. Puis le roi marcha vers Gilgal, et Kimeham l'accompagna. EphraĂŻm et les tribus voisines n'avaient pas pris part, comme nous l'avons vu, Ă  la rĂ©volte d'Absalom. Ces tribus restaient indiffĂ©- rentes Ă  un conflit qui n'Ă©tait, Ă  leurs yeux, qu'une querelle domes- tique. Mais l'empressement des JudaĂŻtes Ă  rĂ©tablir le roi qu'eux- mĂȘmes avaient dĂ©posĂ© les blessa profondĂ©ment. Ce fut comme si les Parisiens, aprĂšs avoir chassĂ© Charles X, en 1830, se fussent avisĂ©s de le rĂ©tablir sans consulter la province. On se plaignit vive- ment que Juda rĂ©glĂąt tout par son caprice. Nous avons dix parts du roi, disaient les mĂ©contens ; David nous appartient plus qu'Ă  vous. » La discussion fut trĂšs vive. Le feu allumĂ© par Absalom Ă©tait mal Ă©teint. Un Benjaminite nommĂ© SĂ©ba, fils de Bikri, sembla tout remettre en question. Il sonna de la trompette en criant Nous n'avons rien de commun ave» David, Rien Ă  faire avec le fils d'Isai. Cliacune Ă  ses tentes, ĂŽ IsraĂ«l! C'Ă©tait un appel Ă  la dissolution du royaume fondĂ© avec tant de peine. Les tribus se retirĂšrent en effet, et plusieurs suivirent SĂ©ba. Les JudaĂŻtes seuls reconduisirent David Ă  JĂ©rusalem. Le harem, souillĂ© par son fils, lui fit horreur. Il fit placer les dix concubines dans un lieu de dĂ©tention, oĂč on les nourrit jusqu'Ă  la fin de leurs jours comme des veuves. Il s'agissait de rĂ©duire SĂ©ba, fils de Bikri. Le principal embarras de David Ă©tait de faire marcher d'accord ses fidĂšles et ceux des rebelles Ă  qui il avait accordĂ© l'aman. Joab et Amasa, surtout, Ă©taient Ă  l'Ă©tat de rivalitĂ© ouverte. Le vieux roi ne savait que de- venir. Il chargea Amasa de lever en trois jours les hommes de Juda. L'essai de mobilisation fut mal exĂ©cutĂ©; David alors donna l'ordre Ă  Joab de sortir de JĂ©rusalem avec les KrĂȘti-PUti et les 1 C'Ă©tait le fils dfe BarzillaĂŻ. ÉTUDES d'histoire ISRAELITE. 301 gibborim, pour rĂ©duire SĂ©ba. Joab et Amasa se rencontrĂšrent prĂšs de la grande pierre qui est Ă  Gabaon. Ils affectĂšrent l'un pour l'autre la plus tendre amitiĂ©; Joab s'avança pour baiser la barbe d'Amasa, et en mĂȘnae temps il lui perça le ventre de son Ă©pĂ©e. Les entrailles se rĂ©pandirent Ă  terre. Amasa se roulait dans son sang au milieu du chemin. Tout le monde s'arrĂȘtait pour le regar- der. On le tira dans un champ, on jeta un manteau sur lui, et il expira. Sa troupe se joignit presque tout entiĂšre Ă  celle de Joab, pour se mettre Ă  la poursuite de SĂ©ba. SĂ©ba recula jusqu'Ă  l'extrĂ©mitĂ© du pays d'IsraĂ«l, et se renferma dans Abel-Beth-Maaka, au nord du lac Houle. Joab fit le siĂšge de cette petite place. Les habitans, voyant les malheurs que les re- belles allaient attirer sur eux, coupĂšrent la tĂȘte de SĂ©ba et la jetĂšrent Ă  Joab par-dessus le mur. Alors, chacun des hommes qui composait l'armĂ©e rentra chez lui, et Joab revint Ă  JĂ©rusalem. Amasa, qui aurait pu ĂȘtre un si grand embarras pour David, avait encore disparu de ce monde sans que David y fĂ»t directe- ment pour rien. C'Ă©tait Joab seul qui Ă©tait responsable de l'assas- sinat. Nous verrons bientĂŽt comment David se fit sur Joab l'exĂ©cu- teur de la justice divine pour un crime dont il avait touchĂ© les fruits. VIII. Et le roi David Ă©tait vieux 1, avancĂ© en Ăąge, et, bien qu'on le couvrĂźt de vĂȘtemens, il n'avait pas chaud. Et ses serviteurs lui dirent Qu'on cherche pour monseigneur le roi une jeune fille vierge, et qu'elle se tienne devant le roi ; et qu'elle lui serve de compagne, et qu'elle couche dans son sein ; ainsi monseigneur le roi aura chaud. » Et l'on chercha la jeune fille dans toute l'Ă©tendue d'IsraĂ«l, et on trouva Abisag la Sunamite, et on l'amena au roi, et elle le servait ; mais le roi ne la connut pas comme Ă©pouse. » Cette pauvre fille' n'aurait guĂšre mĂ©ritĂ© de figurer dans l'his- toire, sans une circonstance qui lui prĂȘta un rĂŽle tragique. Sa beautĂ© inspira une violente passion Ă  l'un des fils de David, qui se consola par elle de la perte d'un royaume et joua pour elle sa vie. Nous verrons ces Ă©vĂ©nemens se dĂ©velopper Ă  leur jour. Plus le roi vieillissait, plus les intrigues se multipliaient autour de lui. Depuis la mort violente d'Amnon et d'Absalom, la succes- sion Ă  la couronne prĂ©occupait tout le monde. David envisageait Salomon comme son successeur. Ce n'est pas qu'il fĂ»t l'aĂźnĂ© ; mais 1 I Rois, I, i et suiv. 502 BEVUE DES DEUX MONDE». le vieux roi trouvait en lui beaucoup de traits de sa nature, et d'ailleurs BethsabĂ©e, dont l'entrĂ©e dans le harem avait Ă©tĂ© irrĂ©gu- liĂšre, peut-ĂȘtre criminelle, exerçait le plus grand ascendant sur l'esprit de son mari. La tenue de Salomon Ă©tait assez correcte. Il- n'en Ă©tait pas de mĂȘme de celle d'Adoniah, fils de Haggit, l'aĂźnĂ© aprĂšs Absalom et trĂšs bel homme avec cela, qui affectait tous les airs d'Absalom, sauf la rĂ©volte. C'Ă©tait le personnage Ă  la mode, le jeune premier de JĂ©rusalem ; or la haute nouveautĂ© du moment Ă©tait le luxe des chevaux. Adoniah avait un char, des cavaliers, des coureurs, qui Ă©cartaient la foule devant lui ; et il disait sans cesse Je veux ĂȘtre roi. » Son pĂšre ne le reprenait pas comme il l'au- rait dĂ». Adoniah ourdit son complot avec Joab et Abiathar. Mais Sadok, BenaĂŻah, le prophĂšte Nathan et la plupart des gibborim n'Ă©taient pas avec lui. Sans attendre la mort du roi, Adoniah voulut se faire proclamer, et, Ă  l'insu de David, il fĂźt prĂ©parer un grand festin dans les jar- dins qui Ă©taient au sud de JĂ©rusalem, Ă  la jonction des deux val- lĂ©es, prĂšs de la roche de ZohĂ©let et de la fontaine du Foulon. La vallĂ©e Ă©tait pleine des bƓufs, des veaux, des moutons Ă©gorgĂ©s. Ado- niah invita ses frĂšres, exceptĂ© Salomon, et les JudaĂŻtes officiers du roi; mais il n'invita ni BenaĂŻah, ni les gibborim, ni Nathan. Qn eriait dĂ©jĂ  Vive le roi Adoniah 1 » Nathan prĂ©vint BethsabĂ©e, qui entra sur-le-champ dans la cham- bre oĂźi le roi Ă©tait seul avec Abisag. BethsabĂ©e se plaignit amĂšre- ment de la faiblesse du roi, qui laissait tout faire, et lui demanda de dĂ©signer officiellement son successeur. Nathan insista dans le mĂȘme sens. Le vieux roi prit son parti. 11 rĂ©unit Sadok, Nathan, BenaĂŻah et les KrcLi-Plcii^ fit monter Salomon sur sa mule, et ordonna de le mener solennellement de la hauteur de Sion au Gihon, c'est-Ă -dire Ă  la source qui Ă©tait Ă  l'orient de la ville, versant ses eaux dans le CĂ©dron 1. LĂ  eut lieu le sacre. Nathan oignit Salomon comme roi d'IsraĂ«l ; les trompettes sonnĂšrent ; on cria ' Vive le roi Salo- mon ! » Tout le peuple rĂ©pĂ©ta ce cri. Puis on remonta au palais de Sion ; le peuple suivait le cortĂšge, au son des fifres. On entra dans le palais ; Salomon s'assit sur le trĂŽne de David. David, Ă©tendu sur son lit, faisait des signes d'assentiment. Salomon reçut l'hommage des Knti-PlĂ©ti et des officiers du palais. La joie Ă©tait extrĂȘme ; une immense clameur retentissait Ă  l'entour. Adoniah et ses invitĂ©s achevaient, en ce moment, leur festin Ă  un quart de lieue de lĂ . Joab, qui Ă©tait avec eux, entendit le son de 1 Ce qu'on appelle aujourd'hui la Fontaine de la Vierge. ÉTUDES d'histoire ISRAÉLITE. 303 la trompette et tressaillit. Au mĂȘme moment, Jonathan, fils du prĂȘtre Âbiathar, entra et apprit aux conjurĂ©s que la ville Ă©tait en fĂȘte par suite de la proclamation de Salomon. Les invitĂ©s se levĂš- rent troublĂ©s et se dispersĂšrent. Adoniah monta rapidement Ă  Sion, et saisit les acrotĂšres de l'autel qui Ă©tait devant la tente sacrĂ©e. Salomon rĂ©ussit Ă  les lui faire lĂącher, par des promesses Ă©vasives, qui lui laissaient au fond sa libertĂ© de vengeance pour l'avenir. On ne sait pas combien de temps David survĂ©cut Ă  cette espĂšce d'abdication. Son entente avec Salomon paraĂźt avoir Ă©tĂ© complĂšte. Le caractĂšre de ces deux hommes Ă©tait, au fond, assez analogue; ce furent les Ă©vĂ©nemens qui firent entre eux toute la diffĂ©rence. La vie de brigand que le pĂšre avait menĂ©e lui donnait sur son fils, Ă©levĂ© dans le sĂ©rail, une grande supĂ©rioritĂ©. David recommanda Ă  son successeur quelques personnes qui lui avaient fait du bien, surtout les enfans de parzillaĂź le Galaadite, qui durent avoir leur place Ă  la table royale. 11 montra la noire perfidie de son Ăąme hypocrite, en ce qui concerne Joab et SĂ©raéï. Il avait pardonnĂ© Ă  SĂ©méï dans un moment oĂč la gĂ©nĂ©rositĂ© lui Ă©tait imposĂ©e. Il n'osa ensuite retirer la grĂące consentie, parce qu'il l'avait scellĂ©e d'un serment au nom de lahvĂ© ; mais, avant de mourir, il demanda Ă  Salomon de trouver un biais pour faire mourir cet homme, qui l'avait blessĂ© Ă  mort Tu es un homme habile, lui dit-il ; tu sau- ras ce que tu dois faire pour que ses cheveux blancs descendent au scheol avec du sang. » La commission qu'il donna Ă  Salomon relativement Ă  Joab fut encore plus odieuse. Il devait tout Ă  cet Ă©nergique soldat; mais il ne l'avait jamais aimĂ©. Dans une foule de circonstances, il l'avait vu commettre des crimes dont au fond il n'Ă©tait pas fĂąchĂ©, d'abord parce qu'il en profitait, ensuite parce qu'il pensait, selon la croyance d'alors, que ces crimes vaudraient Ă  Joab une mort violente, de la part des Ă©lohĂźm vengeurs. Il n'aurait ja- mais osĂ© le punir ; il avait trop besoin de lui, et d'ailleurs il se trouvait liĂ© envers lui par des sermons trop solennels. Mais il pensa que ces sermens n'obligeaient pas Salomon. Dans le secret des derniers entretiens, il ne se crut plus obligĂ© de dissimuler Tu feras selon ta sagesse, dit-il Ă  Salomon, et tu ne laisseras pas ses cheveux blancs descendre en paix au scheol. » Ces raisonne- mens nous rĂ©voltent, et pourtant do pareils scrupules impliquaient l'idĂ©e de dieux justes. La casuistique naissait assez logiquement de l'idĂ©e d'un pouvoir mĂ©ticuleux avec lequel l'homme a un compte ouvert de crimes tarifĂ©s. Le dĂ©biteur cherche toujours Ă  Ă©chapper Ă  son crĂ©ancier par des raisonnemens subtils. 30/i BEVCB DES DECX MONDESt David mourut Ă  l'Ăąge d'environ soixante-dix ans, aprĂšs trente ans de rĂšgne, dans son palais de Sion. Il fut enterrĂ© prĂšs de lĂ , au fond d'un caveau creusĂ© dans le roc, au pied de la colline qui portait la Ville de David. Tout cela se passait environ mille ans avant JĂ©sus- Christ. Mille ans avant JĂ©sus-Christ! C'est ce qu'il ne faut pas oublier quand on cherche Ă  se reprĂ©senter un caractĂšre aussi complexe que celui de David, quand on cherche Ă  concevoir le monde singuliĂšrement dĂ©fectueux et violent qui vient de se dĂ©rouler sous nos yeux. On peut dire que la religion vraie n'est pas encore nĂ©e. Le dieu lahvĂ©, qui prend chaque jour dans le monde IsraĂ©lite une importance hors de pair, est d'une partialitĂ© rĂ©voltante. Il fait arriver ses servi- teurs ; voilĂ  ce qu'on a cru remarquer et ce qui le rend trĂšs fort. Il n'y a pas encore d'exemple de serviteur de lahvĂ© que lahvĂ© ait abandonnĂ©. La profession de foi de David se rĂ©sume en ce mot lahvĂ© qui a sauvĂ© ma vie de tout danger... » lahvĂ© est une for- teresse sĂ»re, un rocher d'oĂč l'on peut dĂ©fier ses ennemis, un bou- clier, un sauveur. Le serviteur de lahvĂ© est en toute chose un ĂȘtre privilĂ©giĂ©. Oh! combien il est sage d'ĂȘtre un serviteur exact de lahvĂ©. C'est surtout en ce sens que le rĂšgne de David eut une extrĂȘme importance religieuse. David fut la premiĂšre grande fortune faite au nom et par l'influence de lahvĂ©. La rĂ©ussite de David, confirmĂ©e par ce fait que ses descendans lui succĂ©dĂšrent sur son trĂŽne, fut la dĂ©monstration palpable de la puissance de lahvĂ©. Les succĂšs des serviteurs de lahvĂ© sont des succĂšs de lahvĂ© lui-mĂȘme ; or le dieu fort est celui qui rĂ©ussit. C'Ă©tait lĂ  une idĂ©e peu diffĂ©rente de celle de l'islam, dont l'apologĂ©tique n'a non plus qu'une seule base, le succĂšs. L'islam est vrai, car Dieu lui a donnĂ© la victoire. lahvĂ© est le vrai dieu par preuve expĂ©rimentale; il donne la victoire Ă  ses fidĂšles. Un rĂ©alisme brutal ne laissait rien voir au-delĂ  de ce triomphe du fait matĂ©riel. Mais qu'arrivera -t-il le jour oĂč le serviteur de lahvĂ© sera pauvre, honni, persĂ©cutĂ© pour sa fidĂ©litĂ© Ă  lahvĂ©? Ce qu'aura, ce jour-lĂ , de grandiose et d'extraordinaire la crise de la conscience IsraĂ©lite se laisse dĂšs Ă  prĂ©sent entrevoir. Ernest Renan. LA RENONCIATION DES BOURBONS D'ESPAGNE AU TRONE DE FRANCE I. NÉCESSITÉ DES RENONCIATIONS. — LA PREMIÈRE PENSÉE DE LOUIS XIV. SOUMISSION DE PHILIPPE V. Les recherches que nous avons faites aux Affaires ÉtrangĂšres, au DĂ©pĂŽt de la Guerre et aux Archives Nationales, lorsque nous prĂ©pa- rions l'Ă©tude historique publiĂ©e, il y a deux ans, sous ce titre la Coalition de ilOi contre la France 1, nous ont rĂ©vĂ©lĂ© beaucoup de documens, entiĂšrement inĂ©dits, dont les limites entre lesquelles il convenait de renfermer cette Ă©tude, ne comportaient pas la re- production, mais que nous avons recueillis et rĂ©servĂ©s, avec l'espoir d'en mettre plus tard la partie la plus intĂ©ressante sous les yeux du public. Elle concerne surtout la renonciation du roi Philippe V au trĂŽne 1 Pion et Nourrit, 1886. TOME LXXXVIII. — 1888. 20 306 REVUE DES DEUX MONDES. de France, celles de son frĂšre, le duc de Berry, et de son cousin^ le duc d'OrlĂ©ans, Ă  la couronne de France. On peut dire que l'affaire des renonciations fut d'une importance capitale, puisque la conclusion de la paix qui devait sauver la France, ou la continuation de la guerre qui l'eĂ»t infailliblement rui- nĂ©e, dĂ©pendait principalement de la solution qu'il plairait Ă  Louis XIV et Ă  Philippe V de lui donner. Il semble, au reste, que les questions qui s'y rattachent n'ont pas perdu toute actualitĂ©, puisque, derniĂšre- ment encore, un zĂšle, Ă  la sincĂ©ritĂ© duquel il faut, sans doute, rendre hommage, mais que nous ne pouvons nous dĂ©fendre, pour notre compte, de trouver bien inopportun, bien irrĂ©flĂ©chi, a voulu mĂ©- connaĂźtre l'inĂ©branlable autoritĂ© des actes solennels qui ont exclu, Ă  jamais, du trĂŽne de France, toutes les branches des Bourbons d'Espagne. Nous croyons que le public, attentif aux salutaires enseignemens et aux impartiales leçons de l'histoire, ne lira pas sans intĂ©rĂȘt cette nouvelle Ă©tude. Quand les perspectives du prĂ©sent font naĂźtre, dans les Ăąmes françaises, la tristesse et le doute, quand de sombres nuages dĂ©robent aux regards anxieux celles de l'avenir, les rĂ©cits du passĂ© qui montrent, aprĂšs les dĂ©faillances coupables de notre poli- tique, aprĂšs les revers de nos gĂ©nĂ©raux, aprĂšs les douloureux mĂ©- comptes de nos diplomates, la grandeur renaissante de notre patrie,. ne doivent-ils pas avoir leurs charmes, quelle que soit la plume qui les ait tracĂ©s ? Ne peut-on y puiser des consolations et aussi des espĂ©rances? I. Lorsque le roi Louis XIV eut pris connaissance du testament par lequel Charles II lĂ©guait Ă  un fils de France ses vastes Ă©tats, il demeura, pendant quelques jours, soucieux et perplexe. L'Ă©cla- tante victoire que sa diplomatie venait de remporter, avec l'appui du vieux pape Innocent XII, sur un terrain glissant, pĂ©rilleux, semĂ© d'Ă©cueils et d'embĂ»ches, oĂč elle avait eu Ă  lutter contre les auda- cieux efforts de la maison d'Autriche, l'Ă©mut profondĂ©ment, bien qu'il l'eĂ»t prĂ©parĂ©e, de longue main, par d'habiles sacrifices et des combinaisons laborieuses. Ce ferme esprit, si portĂ© qu'il fĂ»t, par sa nature, aux rĂ©solutions dĂ©cisives, si clairvoyant, si pĂ©nĂ©- trant, si net que l'eussent rendu, Ă  la longue, l'expĂ©rience des plus vastes affaires et la constante habitude d'envisager froidement les consĂ©quences pratiques de toute chose, hĂ©sita anxieusement devant les donnĂ©es de l'effrayant problĂšme dont il Ă©tait saisi. La modĂ©ra- tion politique dont il avait fait preuve, aux yeux de l'Europe Ă©tonnĂ©e RENONCIATION DES BOURBONS d'eSPAGNE. 307 et satisfaite, dans le congrĂšs de Ryswick, portait enfin tous ses fruits. Ils Ă©taient mĂ»rs, tentans et savoureux, mais la main qui pouvait les prendre sans effort n'osa d'abord les cueillir. AprĂšs cin- quante-sept ans d'un rĂšgne oĂč tant de glorieux Ă©vĂ©nemens s'Ă©taient accomplis, oĂč de si grandes Ă©preuves avaient Ă©tĂ© surmontĂ©es, oĂč tant de sang avait coulĂ©, la volontĂ© puissante que cette main servait avait beaucoup perdu de sa virilitĂ© et de son audace. La vieillesse, la fatigue, la rĂ©flexion, la rendaient prudente. Le roi de France accepterait- il le testament? maintiendrait-il, au contraire, le second traitĂ© de partage qu'il avait signĂ© quelques mois auparavant 1, de concert avec les deux puissances maritimes, et qui attribuait, aprĂšs la mort de Charles II, les Deux-Siciles, les ports de la Toscane, Final, le Guipuscoa et la Lorraine au dauphin de France? Question redoutable que Louis examina, sous toutes ses formes, avec une anxiĂ©tĂ© visible, sur laquelle il consulta son entourage, ses ministres, son fils, les princes, les princesses elles- mĂȘmes avec une condescendance qui leur Ă©tait inconnue. Ses conseillers ne peuvent se mettre d'accord. Torcy, ministre des affaires Ă©trangĂšres, soutient qu'il faut se hĂąter de recueillir un si magnifique hĂ©ritage qui doublera la puissance nationale ; Beau- villiers dĂ©clare qu'il ne peut envisager sans terreur les pĂ©rils aux- quels il exposerait la monarchie, et il soutient, en consĂ©quence, une opinion absolument contraire ; le dauphin plaide, non sans chaleur et sans Ă©loquence, la cause de son fils ; le chancelier Pontchartrain rĂ©sume] les avis de ses collĂšgues avec beaucoup de prĂ©cision et de clartĂ©, mais il Ă©vite de faire connaĂźtre le sien. Certes, en une telle occurrence, l'indĂ©cision est bien permise. Quelle que soit la solution, il faudra, sans doute, en appeler aux armes pour l'imposer. Entre deux guerres fatales, entre deux guerres europĂ©ennes, il s'agit de choisir celle qui sera la moins pĂ©rilleuse pour la France. A dĂ©faut de Philippe d'Anjou, petit-fils du roi de France, les der- niĂšres volontĂ©s du roi d'Espagne appellent Ă  sa succession l'ar- chiduc Charles, fils de l'empereur. Si Louis XIV rejette le tes- tament, tous les vƓux de LĂ©opold sont satisfaits; la maison de Hapsbourg recouvre sa prĂ©pondĂ©rance et son Ă©clat ; le rĂ©sultat des prodigieux efforts qui ont Ă©tĂ© faits, depuis quatre-vingts ans, pour rĂ©aliser les vues politiques d'Henri IV et de Richelieu, est irrĂ©- 1 Ce traitĂ© fut conclu Ă  Londres et Ă  La Haye, les 13 et 25 mars 1700, entre la France» l'Angleterre et la Hollande. Le premier traitĂ© de partage, qui fut signĂ© Ă  La Haye, en 1698, donnait au dauphin de France le royaume de Naples, les ports de Toscane, Final, le Guipuscoa, et, au prince Ă©lectoral de BaviĂšre, tout le reste de la monarchie espagnole. 308 REVUE DES DEUX MONDES. mĂ©diablement compromis. Ce n'est point avec des alliĂ©s douteux, ennemis acharnĂ©s de la veille, que l'on pourra soutenir heureusement la lutte contre l'Allemagne, l'Autriche et l'Espagne, pour assurer l'exĂ©cution du dernier traitĂ© de partage ; en admettant que l'issue de cette lutte soit heureuse, les dures leçons du passĂ© permettent- elles de croire que la France puisse conserver, sans l'assentiment de l'empereur, Naples, Final, la Toscane, ces possessions italiennes si prĂ©caires et si glissantes? La Lorraine n'est- elle pas, d'ailleurs, pour la monarchie, une annexe naturelle qui ne peut manquer de lui appartenir ? DĂ©fendre par les armes le traitĂ© de partage, c'est courir assurĂ©ment de dangereux hasards pour obtenir des avan- tages trĂšs incertains. Si Philippe d'Anjou, au contraire, succĂšde Ă  Charles II, l'Espagne, que des affinitĂ©s de race, des sympathies de caractĂšre, des concor- dances d'intĂ©rĂȘt, des convenances de voisinage, dĂ©signent comme notre alliĂ©e naturelle, et qui, cependant, n'a cessĂ© de nous faire la guerre depuis qu'elle est gouvernĂ©e par des princes autrichiens, devient, pour la France, une amie dĂ©vouĂ©e et fidĂšle. Elle est pourvue de colonies magnifiques, oĂč notre industrie et notre marine, beau- coup plus dĂ©veloppĂ©es, beaucoup plus actives que les siennes, trouveront pendant de longues annĂ©es, Ă  l'exclusion sans doute de la Hollande et de l'Angleterre, d'inĂ©puisables ressources. Les Espa- gnols sont de vaillans soldats et de hardis marins ; ils ont accueilli le testament avec enthousiasme, parce qu'ils prĂ©fĂšrent infiniment la domination des Bourbons Ă  celle des Hapsbourg, parce que leur fiertĂ© nationale, tenue sans cesse en Ă©veil par l'imposant spectacle de leur immense monarchie, repousse violemment toute idĂ©e de partage. Lorsque, en suivant nos conseils, ils auront rĂ©organisĂ© leur armĂ©e et leur flotte, la France, avec leur concours, deviendra vrai- ment invincible. Elle ne permettra pas Ă  l'Autriche, accablĂ©e par le coup funeste que lui a portĂ© Charles II mourant, menacĂ©e en ce moment par les Turcs et par ses propres sujets, les Hongrois, de se relever jamais ; au besoin, elle braverait l'Europe entiĂšre et sau- rait, sans grands efforts, mettre Ă  la raison les puissances mari- times, si, se refusant Ă  comprendre que son roi a vĂ©ritablement accompli un acte de patriotisme et de prudence, en laissant monter son petit-fils sur le trĂŽne d'Espagne, elles s'avisaient de lui deman- der compte, par les armes, de l'inexĂ©cution du traitĂ© de partage. Ce traitĂ© augmente, il est vrai, l'Ă©tendue de ses Ă©tats ; mais au prix de quels sacrifices, au prix de quels dangers, cet accroissement sera-t-il obtenu? Le testament exige le maintien de nos frontiĂšres, mais il en assure le respect, en procurant Ă  la France le plus fidĂšle des alliĂ©s, en la plaçant dans des conditions de sĂ©curitĂ© et de gran- RENONCIATION DES BOURBONS d'eSPAGNE. 309 deur qu'elle n'a jamais connues. L'ambition persuaderait peut-ĂȘtre de rester fidĂšle au traitĂ© du 25 mars, la prudence le dĂ©fend et conseille de ne point rĂ©pudier l'hĂ©ritage de Charles II. Ainsi raisonnent Torcy et le dauphin, sans pour pouvoir fixer les irrĂ©solutions du roi. La copie du testament est parvenue, dans la mati- nĂ©e du 9 novembre, Ă  Fontainebleau, oĂč rĂ©side alors Louis XIV. Le 12, il Ă©crit encore Ă  son reprĂ©sentant en Hollande qu'il entend res- ter fidĂšle au traitĂ© de partage. Le 1 5 seulement, ses doutes se dis- sipent, et il dĂ©cide que Philippe d'Anjou sera roi d'Espagne. Qui n'a lu avec Ă©motion le rĂ©cit de la scĂšne majestueuse dont la cour fut tĂ©moin, ce jour-lĂ  mĂȘme, Ă  Versailles? Le marquis de Gastel dos Bios, ambassadeur d'Espagne, est introduit Monsieur, lui dit Louis XIV, en lui montrant son petit-fils qui se tenait debout Ă  ses cĂŽtĂ©s, vous le pouvez saluer comme votre roi. » Le marquis se jette aux pieds de Philippe et lui baise les mains, a Messieurs, pour- suit Louis XIV, en s'adressant Ă  ses favoris, voilĂ  le roi d'Espagne. Sa naissance l'appelait Ă  cette couronne, ainsi que le testament du feu roi. Toute la nation le souhaitait et le demandait avec instance. Je l'ai accordĂ© avec plaisir; c'Ă©tait l'ordre du ciel. Pour vous, mon- sieur, ajoute-t-il, en fixant le duc d'Anjou, soyez bon Espagnol, c'est maintenant votre premier devoir ; mais souvenez-vous que vous ĂȘtes nĂ© Français pour entretenir l'union des deux pays; c'est le moyen de conserver la paix de l'Europe. — Dieu soit louĂ©, s'Ă©crie Castel dos Rios, les PyrĂ©nĂ©es sont fondues ; nous ne faisons plus qu'un. » Il s'agit maintenant de faire comprendre Ă  l'Europe, et particu- liĂšrement aux puissances alliĂ©es, les motifs qui ont dĂ©terminĂ© la rĂ©solution du roi de France. Un mĂ©moire est adressĂ©, sans retard, Ă  Londres et Ă  La Haye. L'exĂ©cution du traitĂ© de partage eĂ»t accru dĂ©mesurĂ©ment le territoire français. Elle eĂ»t rompu l'Ă©quilibre fondĂ© par la paix de Westphalie, consacrĂ© par les conventions de NimĂšgue et de Ryswick. L'acceptation du testament, tout au con- traire, ne compromet en aucune façon cet Ă©quilibre, puisqu'une de ses clauses interdit la rĂ©union, sur une mĂȘme tĂȘte, des couronnes de France et d'Espagne ; puisque chacune des deux nations, gou- vernĂ©e par deux monarques, indĂ©pendans l'un de l'autre, restera dans ses limites. Telle est la thĂšse que dĂ©veloppe ce mĂ©moire, dans des termes Ă  la fois fermes, habiles et mesurĂ©s. Elle est accueillie, tout d'abord, par les puissances maritimes, avec une rĂ©signation dĂ©fĂ©rente, tant la dĂ©cision de Louis XIV semble conforme aux intĂ©- rĂȘts les plus Ă©videns de la France et de l'Europe. On l'envisage mĂȘme, pendant quelques jours, comme la plus rationnelle et la plus rassurante des solutions, comme un gage de paix. A la bourse d'Amsterdam, elle provoque une hausse importante sur toutes le 310 RBTDE DES DEUX MONDES. valeurs. Je gĂ©mis du fond du cƓur, Ă©crit Guillaume III Ă  Heinsius, de ce qu'Ă  mesure que la chose devient publique, la majoritĂ© se rĂ©jouit de ce que le Testament ait Ă©tĂ© prĂ©fĂ©rĂ© par la France... Tout le monde me presse avec instance pour que je reconnaisse le roi d'Espagne... Je ne prĂ©vois pas que je puisse le diffĂ©rer plus long- temps. » - Reçu Ă  Madrid, le 18 fĂ©vrier 1701, par un peuple enthousiaste; proclamĂ© roi, sans rĂ©sistance, dans toutes les provinces espagnoles ; Philippe V est reconnu successivement par le duc de Savoie qui va devenir son beau-pĂšre, par le duc de Mantoue, l'Ă©lecteur de Co- logne, l'Ă©lecteur de BaviĂšre et plusieurs autres princes de l'empire, par le roi de Portugal, le roi d'Angleterre et les Ă©tats -gĂ©nĂ©raux. Louis XIV s'Ă©tonne lui-mĂȘme de ce magnifique et facile triomphe. Tout se courbe sous le souffle puissant de la fortune. Malheureusement, le vieux roi n'est pas encore devenu assez maĂźtre de lui-mĂȘme pour rĂ©sister aux nouvelles et enivrantes fa- veurs qu'elle lui prodigue. Il en est comme Ă©bloui. La sage mo- dĂ©ration qui lui avait valu, depuis quelques annĂ©es, l'estime de ses ennemis, l'abandonne. Il semble que toutes les ardeurs, toutes les audaces de sa jeunesse et de son Ăąge mĂ»r lui soient revenues. Quand il lui faudrait se faire pardonner tant de gloire, mĂ©nager les haines ombrageuses de ses adversaires, dĂ©sarmer les jalousies des puissances neutres, Ă  force de bonne grĂące et de prudente con- ciliation, ses procĂ©dĂ©s sont violons et blessans, son bonheur est insolent; son orgueil, que les exigences de la politique avaient rĂ©- IrĂ©nĂ© et contenu, se rĂ©veille soudain ; comme jadis, on le voit Ă  nu avec Ă©pouvante; il se montre exubĂ©rant, insultant, provocateur. Les griffes du vieux lion, qui paraissait dormir, repu et satisfait, s'Ă©tendent tout Ă  coup ; ses yeux demi-clos s'ouvrent tout grands et lancent des Ă©clairs subits. Quelle proie va-t-il saisir ? L'Europe tremble de nouveau. Les traitĂ©s accordaient aux États-gĂ©nĂ©raux le droit d'entretenir une garnison dans plusieurs forteresses des Pays-Bas espagnols ; ces forteresses Ă©taient leur barriĂšre^ comme ils les appelaient, leur sĂ»- retĂ© contre les entreprises de la France. Louis XIV obtient, de la junte qui administre l'Espagne, l'autorisation Ă©crite de substituer, en Flandre, son autoritĂ© militaire Ă  celle de son petit- fils, si le be- soin s'en fait sentir. Le mĂȘme jour, sans avertissement prĂ©alable, Boufflers, gouverneur de la Flandre française, fait occuper par ses troupes toutes les villes de la barriĂšre. Ses lieutenans ont exĂ©cutĂ© ses ordres secrets avec ensemble et dextĂ©ritĂ©, les garnisons hollan- daises sont renvoyĂ©es dans leur pays, dont nous armons ainsi, de nos propres mains, le ressentiment et la vengeance. La volontĂ© prudente du parlement maintenait Ă  peine les frĂ©missantes colĂšres de Guil- RENONCIATION DES BOURBONS d'eSPAGNE. 811 laume III, que nous avions reconnu solennellement, par les conven- tions de Ryswick, souverain lĂ©gitime de la Grande-Bretagne; en proclamant roi d'Angleterre le fils catholique de Jacques II, qui vient de mourir Ă  Saint- Germain, Louis XIV viole impudemment les traitĂ©s, aiguise jusqu'Ă  la fureur le courroux de Guillaume, offense griĂš- vement ses sujets, qui considĂšrent la garantie de la succession au trĂŽne dans la ligue protestante comme le plus sĂ»r palladium de leurs libertĂ©s politiques. D'aprĂšs le testament de Charles II, comme il importe Ă  la paix de la chrĂ©tientĂ© que les deux monarchies soient sĂ©parĂ©es Ă  jamais, la couronne d'Espagne appartiendra au duc de Berry, si Philippe d'Anjou vient Ă  rĂ©gner sur la France. » En con- firmant Philippe d'Anjou, roi d'Espagne, par des lettres patentes, publiquement enregistrĂ©es, dans tous ses droits au trĂŽne de France, Louis dĂ©fie toute l'Europe. Fatales et dĂ©plorables imprudences que les plus indulgens de ses historiens ne pourront lui pardonner I DĂ©sormais, l'Angleterre, outragĂ©e dans sa foi religieuse et politique, la Hollande, bravĂ©e et menacĂ©e dans son indĂ©pendance, l'empereur, dont le testament a cruellement déçu les plus chĂšres espĂ©rances, seront unis par une haine commune et mortelle contre la France ; la grande alliance est faite entre les principaux intĂ©ressĂ©s, aux yeux de l'Europe inquiĂšte et sympathique. Conclue le 7 septembre 1701, Ă  La Haye, par la Grande-Bretagne, les États-gĂ©nĂ©raux et l'empereur, elle recueille, en deux ans, les adhĂ©sions du Danemark, de la Prusse 1, des cercles du Rhin, de Franconie, d'Autriche, de Souabe, de Westphalie, puis de tout l'em- pire, du Portugal, de la SuĂšde, du duc de Savoie lui-mĂȘme 2. Seuls, les Ă©lecteurs de BaviĂšre et de Cologne s'abstiennent et pro- testent. Au commencement de mai 1702, les trois puissances con- tractantes publient partout des manifestes pour faire connaĂźtre leurs communs griefs et nous dĂ©clarent la guerre. Elle durera dix annĂ©es tout entiĂšres, et ne laissera pas Ă  laFrance un seul jour de repos. En Italie 1701-1707, en Allemagne 1702- 1708, en Espagne 1702-171/i, dans les Pays-Bas 1701-1712, sur le sol national lui-mĂȘme, nos armĂ©es auront Ă  combattre des ennemis pourvus de ressources pour ainsi dire inĂ©puisables, animĂ©s contre nous de sentimens passionnĂ©s, forts par l'indissoluble union de leurs intĂ©rĂȘts et de leurs haines, commandĂ©s par des hommes de guerre remarquables, auxquels nous ne pouvons opposer tout d'abord, sauf Gatinat et VendĂŽme, que des gĂ©nĂ©raux d'une mĂ©- 1 Par le traitĂ© dit de la couronne, » qui confĂšre 1701 au grand-Ă©lecteur FrĂ©- dĂ©ric III le titre de roi et l'oblige Ă  mettre une armĂ©e au service de la coalition. 2 Le traitĂ© conclu Ă  Turin, le 25 octobre 1703, stipule, en faveur des alliĂ©s, le con- cours actif de Victor-AmĂ©dĂ©e, et lui assure la possession du Montferrat, ainsi que d'une notable partie des Ă©tats de Milan. 312 REVUE DES DEUX MONDES. diocre valeur, la monnaie de M. de Turenne » comme le dit Saint- Simon. L'Angleterre mettra au service de la grande alliance son or et ses vaisseaux, l'ardeur de ses convictions politiques et religieuses, la puissante Ă©pĂ©e de Marlborough ; la Hollande, l'expĂ©rience et la vaillance de ses marins, les Ăąpres convoitises de ses marchands, les rancunes impitoyables de ses hommes d'Ă©tat; la Savoie, ses perfidies et ses astuces ; l'Allemagne, ses nombreux soldats, les ressentimens implacables , l'infatigable ambition de ses trois empereurs, LĂ©o- pold P"^, Joseph P'' et Charles VI, le gĂ©nie du prince EugĂšne, qui fut le plus grand homme de cette Ă©poque. Dans cette lutte inĂ©gale, la France fera des prodiges. MalgrĂ© d'accablantes infortunes, la con- stance de son patriotisme sera vraiment admirable. Habilement conduits par la politique expĂ©rimentĂ©e de Louis XIV, qui reprendra bientĂŽt, en face du pĂ©ril, toute sa raison et tout son sang-froid, encouragĂ©s, soutenus par ses virils exemples, heureusement se- condĂ©s par quelques vaillans capitaines, lĂ©s violens efforts de ce patriotisme la sauveront. Les faits militaires de cette sombre et sanglante pĂ©riode sont profondĂ©ment gravĂ©s dans l'histoire nationale. Un peuple qui a fait de si grandes choses, et qui est justement fier de ses des- tinĂ©es, ne peut oublier de telles Ă©preuves. Nommer en Italie Chiari, CrĂ©mone, Luzzara, Cassano, Turin ; en Allemagne Friedlin- gen, Kehl, Hochstett, Rumersheim; dans les Pays-Bas Ramillies, Oudenarde, Lille, Malplaquet, Denain ; en Espagne Almanza, Sara- gosse, Villaviciosa; en France Toulon, Sierk, Landrecies; nommer simplement Villeroy et Catinat, VendĂŽme et TessĂ©, Berwick, Bouf- flers, Tallard et Marsin, Villars et l'Ă©lecteur de BaviĂšre; nommer encore Marlborough, le prince de Bade et le prince EugĂšne, Starem- berg et le duc de Savoie, c'est Ă©voquer, dans toutes les mĂ©moires françaises, le souvenir de bien des revers, de bien des hontes, mais aussi de bien des gloires, souvenir Ă  la fois douloureux et cher, qui ne s'effacera jamais et qu'il nous suffira, pour les besoins de cette Ă©tude,' de rappeler ici. 4709 fut une annĂ©e Ă©pouvantable. Les rigueurs affreuses d'un hiver exceptionnel, succĂ©dant aux malheurs de la guerre et de la politique, avaient tari, presque jusqu'au fond, les sources mĂȘmes de la vie nationale. La France mourait de faim. Le blĂ© manquait partout dans les campagnes. L'Ă©meute grondait en Bourgogne, Ă  Rouen, Ă  Marseille. A Paris, le peuple se souleva en demandant du pain. Le sinistre Ă©cho de cette dĂ©solante clameur retentit jusqu'Ă  Versailles. Les statues du roi furent couvertes d'insolens placards et sa dignitĂ© cruellement compromise. Il reçut des lettres anonymes le sommant de ne pas oublier les actes vengeurs d'un Ravaillac et d'un Brutus. Nous avions Ă©tĂ© chassĂ©s de l'Italie et de l'Allemagne. RENONCIATION DES BOURBONS d'eSPAGNE. 318 En Espagne, le trĂŽne de Philippe V, minĂ© secrĂštement par les com- plots des grands seigneurs et des prĂ©lats, de son propre cousin, le duc d'OrlĂ©ans, vacillait sur ses bases. Dans le Nord, l'ennemi auda- cieux et insolent occupait les places fortes de nos frontiĂšres ; l'armĂ©e, qui le contenait Ă  peine, n'avait ni vĂȘtemens ni vivres. Le marĂ©- chal de Villars, son commandant en chef, Ă©tait forcĂ©, pour la nourrir, de mettre, en quelque sorte, au pillage les villes françaises du voi- sinage. Nous Ă©tions tombĂ©s si bas, que nous avions pris l'habitude des humiliations et des revers, que nous ne croyions plus Ă  la pos- sibilitĂ© de la rĂ©sistance, que nous considĂ©rions comme un triomphe une nouvelle victoire de nos ennemis, parce qu'elle avait Ă©tĂ© vive- ment disputĂ©e et qu'elle lui coĂ»tait de sanglans sacrifices 1. L'administration ne fonctionnait pas mieux que l'armĂ©e. L'orga- nisme national Ă©tait profondĂ©ment troublĂ©. Le dĂ©sordre, la confu- sion, l'anĂ©mie paralysaient, en partie, ses forces vives. Dans un mĂ©moire Ă©crit sur l'Ă©tat du royaume, la main de FĂ©nelon a fait, de toutes ces misĂšres, la plus dĂ©solante peinture Le gou- vernement est une vieille machine qui va encore de l'ancien branle et qui achĂšvera de se briser au premier choc... Les peuples crai- gnent autant les troupes qui doivent les dĂ©fendre que celles des ennemis qui veulent les attaquer... Les fonds de toutes les villes sont Ă©puisĂ©s; on en a pris, pour le roi, le revenu de dix ans d'avance... On tue tous les chevaux des paysans; c'est dĂ©truire le labourage pour les annĂ©es prochaines et ne laisser aucune espĂ©- rance pour faire vivre ni le peuple ni les troupes... Les intendans font autant de ravages que les maraudeurs; ils enlĂšvent jusqu'aux dĂ©pĂŽts publics;., on ne peut plus faire le service qu'en escroquant de tous cĂŽtĂ©s; c'est une vie de bohĂšmes et non pas de gens qui gouvernent. Il paraĂźt une banqueroute universelle de la nation;., elle tombe dans l'opprobre. Les ennemis disent hautement que le gouvernement d'Espagne que nous avons tant mĂ©prisĂ© n'est jamais tombĂ© aussi bas que le nĂŽtre. » Au sommet de cet Ă©difice qui semble crouler de toutes parts, quoique la façade en soit encore imposante et belle, se montre la figure impassible du roi. L'Ɠuvre glorieuse et magnifique de ses heureuses audaces, de son rĂšgne laborieux, va peut-ĂȘtre pĂ©rir; il est personnellement et cruellement frappĂ© dans ses affections les plus tendres, dans ses espĂ©rances les plus chĂšres, par la mort prĂ©- maturĂ©e, inattendue, presque subite, du dauphin, de son petit-fils le duc de Bourgogne, dont la France aimait les vertus et attendait des merveilles, du petit duc de Bretagne, fils de ce dernier. Mais 1 Malplaquet, oĂč pĂ©rirent 10,000 hommes de l'armĂ©e française et 15,000 dea troupes alliĂ©es. 314 REVCE DES DEUX MONDES, il sait que ses sujets n'ont plus d'espoir qu'en lui-mĂȘme, que l'Eu- rope entiĂšre a les yeux fixĂ©s sur lui, que, par un mot de dĂ©coura- gement, par un signe de faiblesse, il peut perdre l'Ă©tat qui, plus que jamais, s'incarne en sa personne. Le cƓur dĂ©vorĂ© par la dou- leur et le remords, il demeure calme, grave, simple, presque serein; spectacle unique, vraiment majestueux, qui a profondĂ©ment Ă©mu le plus pĂ©nĂ©trant et le plus sĂ©vĂšre des observateurs contemporains, Saint-Simon lui-mĂȘme, quoiqu'il ait toujours figurĂ© au nombre des moins indulgens de ses critiques. Telles furent, disent les MĂ©- moires, les longues et cruelles circonstances des plus douloureux malheurs qui Ă©prouvĂšrent la constance du roi et qui rendirent tou- tefois Ă  sa mĂ©moire un service plus solide que n'avaient pu faire tout l'Ă©clat de ses conquĂȘtes ni la longue suite de ses prospĂ©ritĂ©s... Parmi des adversitĂ©s si longues, si redoublĂ©es, si intimement poi- gnantes, sa fermetĂ©, c'est trop peu dire, son immutabilitĂ©, demeura tout entiĂšre mĂȘme visage, mĂȘme maintien, mĂȘme accueil, mĂȘmes occupations, mĂȘmes voyages, mĂȘmes dĂ©lassemens, le mĂȘme cours d'annĂ©e et de journĂ©e... Ce n'Ă©tait pas qu'il ne sentĂźt parfaitement l'excĂšs de tant de malheurs ses ministres virent couler ses larmes, son plus familier domestique intĂ©rieur fut tĂ©moin de ses douleurs! » Disons-le encore une fois, ajoute le ParallĂšle, avec l'Ă©panchement d'un vrai Français, naturellement si aise quand la vĂ©ritĂ© n'arrĂȘte pas ses louanges,., c'est du fond de cet abĂźme de douleurs de toute espĂšce que Louis XIV a su mĂ©riter, du consentement de toute l'Eu- rope, le surnom de Grand que les flatteurs lui avaient avancĂ© de- vant le temps,., il devint,., en cette horrible lie des temps, le nom justement acquis, le vrai nom, le nom propre de ce prince ; qui, dans l'entiĂšre et presque nuditĂ© de tout ce qui le lui avait fait prĂ©- maturer, laisse voir avec simplicitĂ© la grandeur de son Ăąme, sa fermetĂ©, sa stabilitĂ©, son Ă©galitĂ©, un courage Ă  l'Ă©preuve des plus Ă©pouvantables revers et des plus cuisantes peines;., qui de tout s'humilie sous la main de Dieu, en espĂšre tout contre toute espĂ©- rance, affermit sa main sur le gouvernail jusqu'au bout;., conserve toutes les biensĂ©ances, toute sa majestĂ©, avec une Ă©galitĂ© si simple et si peu affectĂ©e que l'admiration qui en naissait en tous ceux qui le voyaient en publie et en particulier leur fĂ»t tous les jours nouvelle. » II. Depuis 170/i, la diplomatie de Louis XIV s'est Ă©puisĂ©e en calculs, en tentatives, en manƓuvres de toute sorte, pour arracher la France Ă  ce gouflre. Elle n'a nĂ©gligĂ© aucune circonstance, aucune occasion d'engager des nĂ©gociations utiles ; cherchant, avant tout, Ă  diviser RENONCIATION DES BOURBONS d'ESPAGNE. 315 les Ă©tats-gĂ©nĂ©raux et l'Angleterre, Ă  exploiter, au profit de la paix, les haines- rĂ©ciproques de leurs marchands et les rivalitĂ©s de leurs gĂ©nĂ©raux, et Ă  miner ainsi par sa base la grande alliance ; promet- tant, en secret, Ă  la Hollande de lui livrer une barriĂšre dĂ©sormais inviolable, Ă  l'Angleterre de lui remettre Ostende, Nieuport ou Dunkerque, et d'ouvrir ainsi Ă  son commerce l'accĂšs des cĂŽtes flamandes. Bien que la Hollande fĂ»t devenue notre implacable en- nemie Ă  la suite des dĂ©sastres que lui avait infligĂ©s, en 1672, la vengeance de Louis XIV et des outrages dont son ambassadeur Heinsius avait Ă©tĂ© l'objet Ă  Paris trois ans plus tard, on a espĂ©rĂ© la sĂ©duire par l'appĂąt des avantages mercantiles. Le marquis d'AlĂšgres, prisonnier de guerre, et le mĂ©decin HelvĂ©tius, qui s'est rendu de France Ă  La Haye sous le prĂ©texte d'y faire imprimer quelques opuscules scientifiques, ont Ă©tĂ© chargĂ©s, au dĂ©but, de ces ouvertures mystĂ©rieuses. D'AlĂšgres a pu, moyennant 2 millions de livres, acheter le concours ou, tout au moins, l'inaction de Marlbo- rough. StĂ©riles tentatives! L'intĂ©rĂȘt, la haine, l'enthousiasme des communes victoires, ont fortifiĂ© et resserrĂ© le faisceau de la coali- tion. Le vainqueur de Blenheim s'est montrĂ© scrupuleux, incor- ruptible. On l'a vu mettre au service de l'union un zĂšle infatigable, et se rendre successivement Ă  La Haye, Ă  Berlin, Ă  Vienne, pour en plaider la cause avec une chaude Ă©loquence. Les prĂ©tentions de nos ennemis sont devenues de jour en jour plus agressives et plus insolentes. Le triumvirat de la ligue les inspire, les dirige, les dĂ©- fend, et il s'est montrĂ© impitoyable 1. Louis XIV a envoyĂ© en Hollande les plus avisĂ©s, les plus sĂ»rs, les plus autorisĂ©s de ses diplomates, MĂ©nager, le prĂ©sident RouillĂ©, le marquis de Torcy, ministre des affaires Ă©trangĂšres, le marĂ©chal d'Huxelles et l'abbĂ© de Polignac; il a fait successivement les plus importantes, les plus humiliantes concessions, offrant, en 1706, aux Ă©tats-gĂ©nĂ©raux, le rĂ©tablissement du tarif libĂ©ral de 166/i, ainsi qu'une forte barriĂšre dans les Pays-Bas et l'Espagne Ă  l'empereur, pourvu que Philippe V conservĂąt l'Italie 2 ; en 1709, tout d'abord, l'Espagne, les Indes, les Pays-Bas, le Milanais, la reconnaissance officielle de la reine Anne et la dĂ©molition des fortifications de Dun- kerque, sous la seule condition que Philippe gardera Naples et la Sicile 3, puis Tournay, Lille, Strasbourg, et l'expulsion du prĂ©ten- dant 4; consentant, l'annĂ©e suivante, non-seulement Ă  rappeler son armĂ©e d'Espagne, mais encore Ă  concourir, par des subsides, 1 Torcy appelle, dans ses mĂ©moires, Heinsius, Marlborough et le prince EugĂšne, les triumvirs de la Ligue. 2 Missions secrĂštes de RouillĂ© et de MĂ©nager. 3 Mission officielle de RouillĂ©. 4 Mission de Torcy et de RouillĂ©. 316 REVDE DES DEDX MONDES. aux frais de la guerre que les alliĂ©s font Ă  son petit- fils 1. De tels sacrifices leur ont paru insufTisans. Ils demandent la monarchie d'Espagne tout entiĂšre, Landau et Brisach pour l'empire, la dĂ©mo- lition de toutes les forteresses d'Alsace, la restitution de la Savoie et de Nice Ă  Victor- AmĂ©dĂ©e, NeufchĂątel et le Valengin pour le roi de Prusse ; enfin ils exigent que Louis XIV se charge, Ă  lui tout seul, de conquĂ©rir, pour l'Autriche, le trĂŽne de Philippe V 2. Une de- mande aussi extraordinaire Ă©quivaut Ă  la rupture des confĂ©rences. Le 25 juillet, d'Huxelles et Polignac, confus et dĂ©sespĂ©rĂ©s, repren- nent le chemin de la France. A une insolence si hautaine, Louis XIV oppose le seul langage que puisse lui permettre l'honneur de la monarchie. Par un mani- feste Ă©loquent, il fait appel Ă  cet honneur si cruellement outragĂ©, et invoque la plrotection de Dieu qui sait, quand il lui plaĂźt, humi- lier ceux qu'une puissance inespĂ©rĂ©e Ă©lĂšve. » Il lui reste encore dans les Flandres, pour protĂ©ger la France, de vaillans soldats et un gĂ©nĂ©ral heureux. Quelques jours plus tard, le il septembre 1709, ils seront vaincus Ă  Malplaqueti Une dĂ©faite honorable! Ce sera peut ĂȘtre le dernier sourire de la fortune expirante du grand roi! Tout Ă  coup, cet horizon dĂ©solĂ© s'Ă©claire d'une faible lueur. Au moment oĂč Torcy s'Ă©puise en combinaisons de toute sorte pour sauver la monarchie, quelques mots d'un simple prĂȘtre raniment son courage Voulez-vous la paix, Monseigneur? » Telles sont les premiĂšres paroles que prononce, en entrant dans son cabinet, l'abbĂ© Gautier, ancien aumĂŽnier, Ă  Londres, du comte de Tal lard, qui s'est rendu mystĂ©rieusement Ă  Paris au commencement du mois de dĂ©cembre J710, et qui a demandĂ© au neveu de Golbert une au- dience secrĂšte. Interroger alors un ministre de Sa MajestĂ© s'il souhaitait la paix, remarque judicieusement Torcy dans ses MĂ©- moires, c'Ă©tait demander Ă  un malade, attaquĂ© d'une longue et dangereuse maladie, s'il en veut guĂ©rir! » Gauthier est chargĂ©, pour le secrĂ©taire d'Ă©tat aux affaires Ă©trangĂšres, d'une mission ver- bale du comte de Jersey, qui a reprĂ©sentĂ© jadis l'Angleterre auprĂšs de Louis XIV, et qui est l'ami intime des nouveaux ministres de la reine. Lorsque Tallard a quittĂ© Londres au commencement des hostilitĂ©s, il lui a recommandĂ© d'y prolonger son sĂ©jour,., d'ob- server sagement les Ă©vĂ©nemens et d'en rendre compte avec toute la discrĂ©tion nĂ©cessaire 3. » Fin, dissimulĂ©, audacieux, causeur aimable, l'abbĂ© s'est acquittĂ© merveilleusement de sa dĂ©licate mis- 1 Mission de d'Huxelles et de Polignac. ConfĂ©rences de Gertruydemberg. 2 PrĂ©liminaires de La Haye. 3 MĂ©moires de Torcy. RENONCIATION DES BOURBONS d'eSPAGNE. 317 sion. Il s'est introduit dans les bonnes grĂąces de lady Jersey, qui est catholique, et est devenu le confident de Prior, qui a Ă©tĂ©, en France, le secrĂ©taire de son mari. Depuis plusieurs annĂ©es, il dit la messe, presque chaque jour, Ă  l'ambassade d'Autriche, dans l'hĂŽtel du comte de Gallas, le reprĂ©sentant Ă  Londres du plus fou- gueux ennemi du roi. On ne saurait soupçonner en lui un espion du gouvernement français. Harley et Saint-John l'honorent de leur confiance ; c'est lui qu'ils ont chargĂ© officieusement de leurs dis- crĂštes ouvertures pour la conclusion de la paix. Il est parti de Lon- dres, instruit par Jersey du but de sa grande mission, dĂ»ment et longuement endoctrinĂ© par Prior. Pendant quelques mois, un simple poĂšte et un petit abbĂ© seront les agens les plus actifs, les plus utiles, peut-ĂȘtre les plus habiles, de la pacification euro- pĂ©enne. Gauthier n'est porteur d'aucun document qui puisse Ă©tablir son identitĂ© ; comme il lit sur la figure soucieuse du ministre l'anxiĂ©tĂ© et le doute Donnez-moi, dit-il, une lettre pour mylord Jersey ; Ă©crivez-lui simplement que vous avez Ă©tĂ© bien aise d'apprendre de moi qu'il se portait bien... Cette lettre seule sera mon passeport et mon pouvoir pour Ă©couter les propositions qu'on vous fera. » Il ne paraissait aucun inconvĂ©nient Ă  l'Ă©crire, mais beaucoup Ă  la re- fuser. Le roi approuva cet avis, et l'abbĂ© repartit pour Londres, emportant la missive qui l'accrĂ©ditait. » En ce moment, l'Angleterre souhaite la paix. Marlborough et ses amis ont perdu les faveurs de la souveraine et de la nation ; les tories dirigent le gouvernement; la chambre des communes est lasse de fournir ponctuellement d'Ă©normes subsides Ă  des alliĂ©s qui ne remplissent pas toujours leurs engagemens avec une fidĂ©litĂ© scrupuleuse. Si Louis XIV concĂšde une barriĂšre suffisante Ă  la Hol- lande et Ă  l'empire ; s'il livre au duc de Savoie les places que ses alliĂ©s lui ont promises ; s'il reconnaĂźt publiquement la reine Anne comme reine lĂ©gitime de la Grande-Bretagne, ainsi que l'ordre de succession Ă©tabli par les actes du parlement dans la ligne protes- tante; s'il dĂ©molit les fortifications de Dunkerque et fait combler ses ports ; s'il assure Ă  l'Angleterre la possession de Gibraltar, de Port-Mahon, de Terre-Neuve, de la baie et des dĂ©troits d'Hudson, ainsi que le traitement en Espagne des nations les plus favorisĂ©es ; s'il renonce, en AmĂ©rique, au monopole de la traite des nĂšgres, le peuple britannique n'aura-t-il pas retirĂ© de la grande alliance qui lui a coĂ»tĂ© si cher tous les fruits qu'il en peut attendre? Telles seront les bases des nĂ©gociations mystĂ©rieuses qui vont tout d'abord s'engager entre la reine Anne et Louis XIV, Ă  l'insu des États-gĂ©nĂ©raux et de l'empereur. MĂ©nager les conduira en An- gleterre avec une sagacitĂ© prudente qui lui fera grand honneur i 318 REVUE DES DEUX MONDES. elles appelleront et rappelleront plusieurs fois en France Gauthier et son ami Prior ; elles conduiront le sĂ©duisant Saint-John, devenu vicomte de Bolingbroke, Ă  Paris et Ă  Fontainebleau ; au commen- cement de 1712, elles seront portĂ©es Ă  Utrecht. TraversĂ©es pres- que constamment par les sourdes manƓuvres ou par l'ardente opposition de la Hollande et de l'Autriche, qui enverront les plus autorisĂ©s de leurs hommes d'Ă©tat, Buys et le prince EugĂšne, plai- der publiquement, auprĂšs de la reine Anne, la cause de la guerre ; troublĂ©es, Ă  diverses reprises, par des incidens politiques ou mi- litaires d'une exceptionnelle gravitĂ©; conduites par la France et par l'Angleterre, sinon avec une bonne foi absolue, au moins avec la volontĂ© sincĂšre de mettre fin aux horreurs de la lutte; efificacement secondĂ©es par les jalousies commerciales de la Hollande et par les justes craintes qu'inspiraient aux deux puissances maritimes, de- puis la mort de l'empereur Joseph, les aspirations ambitieuses de son successeur, l'archiduc Charles, qui voulait rĂ©gner Ă  la fois sur l'empire et sur l'Espagne, elles aboutiront, en 1713, grĂące Ă  l'Ă©nergique intervention du gouvernement de la reine et Ă  l'in- fluence dĂ©cisive du succĂšs de Villars, aux traitĂ©s qui pacifieront les Pays-Bas ainsi que la PĂ©ninsule ibĂ©rique. D'abord, tout paraĂźt marcher Ă  souhait. Un commun dĂ©sir, celui d'aplanir les obstacles par la confiance rĂ©ciproque, la conciliation, la bonne grĂące, inspirait les deux gouvernemens et les hommes habiles qui les reprĂ©sentaient Ă  Londres. Les premiĂšres entrevues furent tenues absolument secrĂštes ; il fallait, avant qu'un accord sĂ©- rieux intervĂźnt, y prĂ©parer les esprits, endormir, par des prĂ©cautions et des dissimulations de toute sorte, l'opposition des ennemis de la paix aussi bien que la rĂ©sistance des alliĂ©s. Harley et Saint- John s'y employĂšrent avec un soiu infiai. Ce fut la nuit, par des escaliers dĂ©robĂ©s, par des portes noyĂ©es dans de sombres tentures, sous la conduite de quelques serviteurs d'une discrĂ©tion, d'un mu- tisme Ă©prouvĂ©s, que l'envoyĂ© du roi pĂ©nĂ©tra chez les ministres et qu'il fut introduit chez la reine. Mais bientĂŽt le succĂšs parut certain. Anne se montra pleinement satisfaite. Harley dĂ©clara for- mellement Ă  MĂ©nager qu'elle dĂ©sirait sincĂšrement, ardemment la paix, et, comme il ne parlait pas aisĂ©ment le français, il ajouta en latin Ex duabus igitur geniibus faciamus unam gentem amicissi- mam. DĂ©jĂ  de rĂ©centes Ă©lections et la crĂ©ation de quelques nou- velles pau'ies assuraient au cabinet tory la majoritĂ© dans le parle- ment ; dĂ©jĂ  la signature d'uu acte diplomatique 1 attestait l'heureux accord des deux nations; dĂ©jĂ  le mauvais vouloir des Hollandais Ă©tait Ă  demi brisĂ©, et un congrĂšs solennel s'Ă©tait rĂ©uni Ă  Utrecht, 1 Les prĂ©liminaires de Londres, signĂ©s le 8 octobre 1711. RENONCIATION DES BOURBONS d'ESPAGNE. 319 dans les premiers jours de janvier 1712, soas les auspices de l'An- gleterre officieusement mĂ©diatrice, lorsque, soudain, on vit surgir un obstacle redoutable et imprĂ©vu que de douloureuses cir- constances avaient fait naĂźtre, et contre lequel allaient se bri- ser, pendant quelque temps, les plus puissans efforts des nĂ©gocia- teurs. HT. En quelques mois, on peut dire en quelques jours, le grand dau- phin, fils unique de Louis XIV, le duc de Bourgogne, fils aĂźnĂ© du grand dauphin, et la duchesse de Bourgogne, le duc de Bretagne, leur fils aĂźnĂ©, ont Ă©tĂ© frappĂ©s par la mort. La dynastie n'a plus qu'un reprĂ©sentant en ligne directe, le frĂšre du duc de Bretagne, un enfant de deux ans Ă  peine, frĂȘle et maladif. Il est probable que Philippe V deviendra, par la force mĂȘme des choses, le successeur lĂ©gitime de son aĂŻeul. Les alliĂ©s peuvent-ils souffrir que les cou- ronnes de France et d'Espagne reposent sur une mĂȘme tĂȘte? Sans doute le testament de Charles II a stipulĂ© formellement que ces deux couronnes resteront sĂ©parĂ©es Ă  jamais, et que le trĂŽne d'Es- pagne passera au duc de Berry, si son frĂšre, le duc d'Anjou, vient Ă  mourir ou Ă  rĂ©gner sur la France. Mais le roi Louis XIV a-t-il ad- mis cette restriction? N'a-t-il pas prouvĂ©, au contraire, qu'il voulait n'en tenir aucun compte, lorsqu'il a fait enregistrer au parlement les lettres patentes qui confirment Philippe V dans ses droits hĂ©rĂ©- ditaires Ă  la succession royale? Ce dĂ©fi hautain, jetĂ© Ă  la face de l'Europe, a Ă©tĂ© l'une des causes principales de la coalition. Les effrayantes perspectives qui se dressent en sa prĂ©sence, depuis la mort du grand dauphin, de son fils et de son petit-fils, raniment toutes ses indignations, toutes ses alarmes, toutes ses colĂšres. Tant que les puissances alliĂ©es ne pourront ĂȘtre absolument certaines que jamais les deux sceptres ne seront rĂ©unis, tant qu'elles n'au- ront pas reçu Ă  cet Ă©gard les plus inviolables garanties, tant que Philippe V et tous les princes français n'auront pas renoncĂ© for- mellement, solennellement, pour eux et leurs hĂ©ritiers, l'un au trĂŽne de France, les autres au trĂŽne d'Espagne, ces puissances ne dĂ©poseront pas les armes, les dĂ©libĂ©rations du congrĂšs, si heureu- sement inaugurĂ© Ă  Utrecht, demeureront impuissantes, par consĂ©- quent stĂ©riles. Gomment obtenir ces renonciations dĂ©finitives, ces garanties absolues qui, seules, peuvent rendre la paix Ă  l'Europe ? Jamais la diplomatie n'eut Ă  rĂ©soudre un problĂšme dont les donnĂ©es fussent plus graves, plus obscures. Outre que les lois fondamentales du royaume paraissent ne point autoriser la renonciation de Philippe V, 320 REVDE DES DEUX MONDES* tout ce qui est, en ce moment, l'objet des terreurs de l'Europe fait prĂ©cisĂ©ment la consolation du vieux monarque. Ce qu'elle re- doute le plus est ce qu'il dĂ©sire avec le plus d'ardeur, ce qui relĂšve ses espĂ©rances courbĂ©es sous tant d'infortunes, ce qui sĂ©duit le plus vivement son esprit toujours animĂ© de vastes projets, malgrĂ© les dures leçons du passĂ©. Il a consenti, pour mettre fin Ă  la guerre, les plus coĂ»teux sacrifices. Mais abandonner encore ce qui lui tient si fortement au cƓur ; abolir ces lettres patentes qu'il a Ă©crites et signĂ©es dans l'Ă©clat de sa puissance et le dĂ©lire de son orgueil, au mĂ©pris du testament de Charles II ; avouer ainsi qu'il a commis un acte coupable; subir une si accablante humiliation aux yeux de tout son peuple, y pourra-t-il consentir? C'est lĂ  ce que Harley et Saint- John se demandent avec une anxiĂ©tĂ© croissante. Parcourons rapidement le glorieux Ă©crit que le parlement avait enregistrĂ©, au mois de dĂ©cembre 1700, non sans quelque inquiĂ©- tude, mais non sans orgueil, et dans lequel les pieuses apparences d'une rĂ©signation mystique dissimulent assez mal les funestes con- seils d'une ambition dĂ©mesurĂ©e Louis, par la grĂące de Dieu, etc. Les prospĂ©ritĂ©s dont il a plu Ă  Dieu de nous combler... sont pour nous autant de motifs de nous appliquer, non-seulement pour le temps prĂ©sent, mais encore pour l'avenir, au bonheur et Ă  la tranquillitĂ© des peuples dont sa divine Providence nous a confiĂ© le gouvernement ; ses jugemens impĂ©nĂ©- trables nous laissent seulement voir que nous ne devons Ă©tablir notre confiance ni dans nos forces, ni dans l'Ă©tendue de nos Ă©tats, ni dans une nombreuse postĂ©ritĂ©... Gomme il veut que les rois qu'il choisit pour conduire ses peuples prĂ©voient de loin les Ă©vĂ©nemens,.. qu'ils se servent pour y remĂ©dier des lumiĂšres que sa divine sa- gesse rĂ©pand sur eux, nous accomplissons ses desseins lorsque, au milieu des rĂ©jouissances universelles de notre royaume, nous envi- sageons, comme une chose horrible, un triste avenir que nous prions . Dieu de dĂ©tourner Ă  jamais. En mĂȘme temps que nous acceptons le testament du feu roi d'Espagne, que notre trĂšs cher et trĂšs aimĂ© fils le dauphin renonce Ă  ses droits lĂ©gitimes sur cette couronne en faveur de son second fils, le duc d'Anjou,., instituĂ© par le feu roi d'Espagne son hĂ©ritier universel,., ce grand Ă©vĂ©nement ne nous empĂȘche pas de porter nos vues au-delĂ  du temps prĂ©sent... Per- suadĂ© que le roi d'Espagne, notre petit-fils, conservera toujours pour nous, pour sa maison, pour le royaume oĂč il est nĂ©, la mĂȘme tendresse et les mĂȘmes seniimens;.. que son exemple, unissant ses nouveaux sujets aux nĂŽtres, va former entre eux une amitiĂ© perpĂ©tuelle et la correspondance la plus parfaite, nous croirions aussi lui faire une injustice dont nous sommes incapable et causer un prĂ©judice irrĂ©parable Ă  notre royaume, si nous regardions dĂ©sor- RENONCIATION DES BOURBONS d'eSPAGNE. 321 mais comme Ă©tranger un prince que nous accordons aux demandes unanimes de la nation espagnole. A ces causes,., de notre grĂące spĂ©ciale, pleine puissance et autoritĂ© royale, nous avons dit, dĂ©clarĂ© et ordonnĂ©,., que notre trĂšs cher et trĂšs aimĂ© petit-fils le roi d'Espagne conserve toujours les droits de sa naissance de la mĂȘme maniĂšre que s'il faisait sa rĂ©sidence actuelle dans notre royaume; qu'ainsi, notre cher et trĂšs aimĂ© fils unique le dauphin Ă©tant le vrai et lĂ©gitime successeur et hĂ©ritier de» notre couronne et de nos Ă©tats, et aprĂšs lui notre trĂšs cher et trĂšs aimĂ© petit-fils le duc de Bourgogne, s'il arrive, ce qu'Ă  Dieu ne plaise! que notre dit petit-fils le duc de B urgogne vienne Ă  mourir sans enfant mĂąle, ou que ceux qu'il aurait... dĂ©- cĂšdent avant lui, ou bien que lesdits enfans mĂąles ne laissent aprĂšs eux aucuns enfans mĂąles nĂ©s en lĂ©gitime mariage, en ce cas, notre dit petit-fils le roi d'Espagne, usant des droits de sa naissance, soit le vrai et lĂ©gitime successeur de notre couronne et de nos Ă©tats, nonobstant qu'il fĂ»t alors absent et rĂ©sidant hors de noire dit royaume ; et immĂ©diatement aprĂšs son dĂ©cĂšs, ses hoirs mĂąles, pro- créés en lĂ©gal mariage, viendront Ă  ladite succession, nonobstant qu'ils soient nĂ©s et qu'ils habitent hors de notre dit royaume. Vou- lant que, pour les causes susdites, ni notre petit-fils le roi d'Es- pagne, ni ses enfans mĂąles ne soient censĂ©s et rĂ©putĂ©s moins ha- biles et capables de venir Ă  ladite succession, ni aux autres qui leur pourraient Ă©choir dans notre dit royaume. Entendons, au contraire, que tous droits et autres choses gĂ©nĂ©- ralement quelconques qui leur pourraient Ă©choir et appartenir seront et demeureront conservĂ©es saines et entiĂšres, comme s'ils rĂ©sidaient et habitaient continuellement dans notre royaume,., et que leurs hoirs fussent originaires et rĂ©gnicoles ; les ayant, pour cet effet, en tant que besoin est ou serait, habilitĂ©s et dispensĂ©s, habilitons et dit^pensons par ces prĂ©sentes. Si donnons en mandement Ă  nos amĂŽs et fĂ©aux conseillers les gens tenant notre cour de parlement et chambre de nos comptes Ă  Paris. DonnĂ© Ă  Versailles, au mois de dĂ©cembre l'an de grĂące 1700, et de notre rĂšgne le 58^. Louis. » Rien de plus prĂ©cis, de plus dĂ©cisif, que l'expression de cette volontĂ© royale qui supprime et anĂ©antit, par sa toute-puissance, sans hĂ©sitation comme sans scrupule, la clause sans laquelle l'Eu- rope tout entiĂšre eĂ»t protestĂ© contre le testament de Charles IL TOME LXXXVIII. — 1888, 21 522 REVUE DES DEUX MONDES. Louis XIV ne pouvait accepter la couronne d'Espagne pour le duc d'Anjou qu'en se soumettant Ă  la restriction prudente qui limitait Ă  cette couronne les droits de Philippe et de ses hĂ©ritiers. D'une main il a pris ce royaume, de l'autre il a brisĂ© cette restriction. Ce fut lĂ  une audace sans pareille, un acte d'insigne mauvaise foi. Nulle Ă©quivoque, nulle rĂ©ticence dans les lettres patentes qu'il a donnĂ© l'ordre Ă  son parlement d'enregistrer. A ses yeux avides, les PyrĂ©nĂ©es sont bien rĂ©ellement fondues, la France et l'Espagne ne font plus qu'un, ainsi que l'a dit Ă  Versailles l'ambassadeur Castel del Rios. Cette conception grandiose, dont la brutale Ă©closion a provoquĂ© les colĂšres de l'Autriche, de l'Angleterre et de la Hol- lande, on avait cru, pourtant, qu'elle ne pouvait se rĂ©aliser et qu'elle ne serait jamais qu'une effrayante chimĂšre. Philippe V n'Ă©tait-il pas sĂ©parĂ© du trĂŽne de France par son pĂšre, son frĂšre et ses neveux? On s'Ă©tait trompĂ© les malheurs que le vieux mo- narque avait pieusement et politiquement prĂ©vus se sont presque tous rĂ©alisĂ©s. Le monstre que la chimĂšre pouvait enfanter est sur le point de voir le jour. S'il vient Ă  naĂźtre, la pacification de l'Europe est impossible. L'Ɠuvre laborieuse et salutaire des nĂ©gociations de Londres sera dĂ©truite d'un seul coup. Le congrĂšs se dissipera en fumĂ©e, la guerre continuera, sanglante, implacable, jusqu'Ă  l'entier Ă©puisement, jus- qu'Ă  l'anĂ©antissement peut-ĂȘtre de la France et de l'Espagne ou de leurs ennemis. Rien

allan quatermain et la pierre des ancĂȘtres film complet